Défis et paradoxes de l’archivage de l’art à l’ère du Digital

(Communication donnée sous le titre Défis et paradoxes de l’archivage de l’art à l’ère du Digital – Challenges and Paradoxes of Archiving the Art at the Digital Era à l’International Symposium on Art Archives à Taipei, Taiwan, 10-11 novembre 2016, avec traduction simultanée en chinois.)

Janus, musée du Vatican

fig.1 Le conservateur du XXIe siècle a aujourd’hui deux visages comme le dieu Janus de l’Antiquité : un visage réel tourné vers la matière, un visage virtuel tourné vers l’immatériel.

Archiver les arts ! Quel grand défi à l’heure de la révolution numérique et de la dématérialisation ! Vous le savez, nous ne sommes qu’à l’aube de grands bouleversements qui modifient considérablement nos habitudes, notre manière d’envisager le monde et notre rapport à l’univers. Archiver les arts, quel brillant paradoxe ! C’est un peu comme si l’on disait « Archiver la liberté ! » L’art n’est-il pas comme l’Amour, cet oiseau rebelle « qui n’a jamais jamais connu de loi », comme chantait la Carmen du compositeur Georges Bizet ?

Faut-il archiver l’Art, les arts ? De quelle manière ? L’intitulé de ce colloque est un paradoxe pour nous, Français, qui avons l’habitude d’opérer une distinction très stricte entre les établissements de conservation guidés par le cadre législatif du Code du Patrimoine pour les Musées, les Bibliothèques et les Archives. L’art a généralement sa place dans les collections publiques des Musées ou au sein de collections privées. Ces dernières sont indexées et répertoriées grâce à des logiciels de plus en plus sophistiqués. Nous dirions plus précisément que nous inventorions les œuvres d’art. Cette question de l’archivage de l’art est nouvelle dans le champ des interrogations du conservateur. Les nouveaux médias ouvrent des possibilités neuves et lancent des défis inédits. Nous vivons une transition en passant de « collectionner et préserver l’œuvre d’art » à « archiver l’art ». Archiver l’art c’est jouer avec la sémantique, c’est rompre définitivement avec la valeur esthétique dont il était porteur en le transformant en artefact qu’il faut classer, conserver, stocker et d’une certaine manière, ranger ! L’art contemporain, fils du consumérisme et des sociétés matérialistes ne subirait-il pas le diktat de la mode malgré lui ? N’éblouirait-il pas le temps d’une performance, d’une vidéo, pour s’éteindre comme un feu d’artifice, pour être rangé dans un placard comme une robe de défilé de mode quittée par un top-model qui lui a donné de la valeur le temps d’arpenter le podium ?

L’œuvre d’art, malléable, a des vocations diverses selon l’époque qui la contemple. Notre siècle se plaît à parler de vie et mort de l’image, de vie et mort de l’œuvre d’art [1], en analysant ses dimensions historiques, économiques, juridiques, sociologiques, littéraires, artistiques, culturelles, politiques. Comme l’art, les fonctions de l’archiviste et la discipline de l’archivistique, elles aussi évoluent. Il ne s’agit plus seulement de conserver, de collecter, d’inventorier, mais de communiquer, de numériser et de valoriser, en jouant sur les tableaux du matériel et de l’immatériel. L’archiviste doit conserver les archives et les mettre en ligne. Il en est de même pour le conservateur de musée qui doit présenter et protéger les œuvres dans les musées mais aussi présenter et protéger les œuvres sur internet. Le conservateur du XXIe siècle a aujourd’hui deux visages comme le dieu Janus de l’Antiquité (fig.1) : un visage réel tourné vers la matière, un visage virtuel tourné vers l’immatériel.

Marcel Duchamp

fig.2 Marcel Duchamp (1887-1968)

Rappelons-nous que le mot « archives » vient du latin archivum, qui signifie « armoire pour les actes », terme venu lui-même du grec archeion, qui évoque le bâtiment administratif lié aux archontes, les magistrats des cités. L’archivistique se veut la discipline relative aux principes et aux techniques relatifs à la gestion des archives. Elle se situe dans le domaine des sciences de l’information et des bibliothèques, et se veut l’auxiliaire de l’histoire dont elle est la source première de connaissance. Elle reçoit le matériel du passé et du présent, elle l’inventorie, le classe, l’exploite et le met en valeur. Elle le contextualise ou le re-contextualise et veille à sa préservation.

Nous avons tous ici des missions diverses qui se rejoignent grâce au fil d’or qui tient la trame de ce colloque: l’Art. Quelles sont nos missions ? Éduquer, transmettre, conserver, restaurer, entretenir, développer, valoriser, présenter, promouvoir l’art ancien ou contemporain, soutenir la création artistique et former les futurs conservateurs de demain.

  • Redéfinir l’art et les archives au XXIe siècle 
Felix Gonzalez-Torres (1957-1996) "Untitled" (Portrait of Ross in L.A.), 1991, multicolored candies, ideal weight 75 lb, dimensions variable © The Felix Gonzalez-Torres Foundation

fig.3 Felix Gonzalez-Torres (1957-1996) « Untitled » (Portrait of Ross in L.A.), 1991, multicolored candies, ideal weight 75 lb, dimensions variable © The Felix Gonzalez-Torres Foundation

« Tout l’effort de l’avenir sera d’inventer le silence, la lenteur et la solitude [2] » disait Marcel Duchamp (fig.2). Prévoyait-il que la civilisation des années 2000 devrait faire face au bruit, à la rapidité et à la sur-communication générée par les nouveaux médias ? Depuis que Marcel Duchamp a montré que l’artiste a le droit d’autoproclamer ce qui lui plaît « œuvre d’art » en préconisant l’usage du langage conceptuel, les démarches artistiques ont proliféré avec audace et les anciennes hiérarchies chères à Félibien, comme les académies, ont disparu. D’autre part, l’art moderniste a multiplié ses supports en devenant transdisciplinaire et international. Il s’inscrit au cœur de la mondialisation et de son cortège de défis politiques, sociaux et économiques. Il ne s’agit plus seulement de s’exprimer par le dessin, le piano, la peinture, la sculpture, l’argile mais de s’emparer des nouveaux médias interactifs: palettes graphiques, sons électroniques, performances, œuvres in-situ, arts numériques, cinéma, vidéo, body art, design, mode, etc. Aujourd’hui la recherche artistique s’inscrit dans une perspective de plus en plus collaborative (collaborative research) en s’inspirant des méthodes des sciences dures: les artistes travaillent avec les biologistes et les médecins, les musiciens travaillent avec les statisticiens et les mathématiciens, les designers travaillent avec les physiciens et les industriels.

« Sculpture aérostatique » performance par Yves Klein, 1957 renouvelée durant l'exposition Yves Klein, 2007, Centre Pompidou, Paris

fig.4 « Sculpture aérostatique » performance par Yves Klein, 1957, renouvelée durant l’exposition Yves Klein, 2007, Centre Pompidou, Paris

Tout cela augmente et complique la conservation de supports de plus en plus nombreux et variés. Certains se veulent d’emblée immatériels quand ils ne sont pas condamnés à la destruction, car voués délibérément par l’artiste à l’éphémère. Je pense plus spécialement à l’œuvre « Untitled » (Portrait of Ross in L.A., fig.3)  de Felix Gonzalez-Torres (1957-1996) constituée d’une pile de bonbons pesant 87 kilos en hommage à son compagnon décédé du VIH en 1991. Les visiteurs ont le droit de se servir et de manger des bonbons, en provoquant la disparition et la transformation de l’œuvre, qui est néanmoins réalimentée en bonbons pour qu’elle pèse toujours le même poids. Évoquons aussi la performance d’Yves Klein qui organise un lâché de ballons bleus gonflés à l’helium en mai 1957 à la galerie Iris Clert à Paris, intitulée « Sculpture aérostatique » (fig.4). Cette performance a été renouvelée lors de l’exposition consacrée à Yves Klein en 2007 au Centre Pompidou où des centaines d’enfants ont lâché 1001 ballons bleus [3]. On ne peut archiver l’œuvre mais seulement son souvenir et éventuellement une photo.

MONVA (Museum of Non Visible Art) screenshot, octobre 2016

fig.5 MONVA (Museum of Non Visible Art) screenshot, octobre 2016

Une autre expérience entre dans notre champ de vision. Aujourd’hui, le Museum of Non-Visible Art (Musée de l’Art Non-Visible, ou MONVA, fig.5)  créé en 2011 conserve des œuvres qui n’existent que par la description qu’un artiste en fait. Elles n’ont pas d’existence matérielle mais on peut les acheter avec un certificat d’authenticité. Douglas Anthony Cooper et Praxis (Brainard et Delia Carey), auteurs de ce musée invisible ont défini des règles de création très précises, sous forme de nouveaux commandements, en proposant de fixer des dogmes artistiques au service de l’œuvre d’art non-visible. Cet exemple frappant témoigne que l’œuvre d’art des années 2000 peut être archivée aussitôt qu’elle a été inventée, sans même qu’elle ait eu de preuve matérielle d’existence.

Un nouveau type d’archive a fait aussi son apparition au XXe siècle, celui des Archives orales. Désormais les interviews, les émissions et tous les documents sonores sont conservés comme des documents historiques, témoins des activités humaines au même titre que les documents papiers.

Taiwan Contemporary Art Archive, screenshot, october 2016

fig.6 Taiwan Contemporary Art Archive, screenshot, octobre 2016

L’art de la deuxième moitié du XXe siècle a accompagné ce mouvement de dématérialisation de l’objet, notamment à travers le développement de la performance qui brouille les traditionnelles distinctions du temps et de l’espace. Demain sera évoquée la plateforme du Taiwan Contemporary Art Archive (fig.6) qui recense les artistes contemporains de Taiwan et leurs œuvres, dont beaucoup sont liées aux nouveaux médias. La création de cette plateforme collaborative est le fruit d’une nouvelle prise de conscience: pour garder des trace de l’art actuel, il faut les intégrer dans une systématique basée sur l’enregistrement spontané des artistes qui sont les mieux placés pour parler de leurs démarches. Cette plateforme d’accès ergonomique avec un moteur de recherche intelligent permet de mettre à jour les informations, d’indexer et de collecter au fur et à mesure les archives des artistes après les années 1980. Tout cela grâce à une arborescence logique présentant leurs biographies, leurs œuvres, leurs concepts, les lieux d’exposition et des mots-clefs. Elle a pour avantage d’augmenter la visibilité de la création taiwanaise contemporaine en raison du flux continu généré par l’activité du site. Elle se veut un outil archivistique pour les chercheurs d’aujourd’hui et de demain. Elle permet de rassembler et d’unifier des éléments souvent disparates et complexes en raison du nouveau langage artistique qui rappelle que l’art et la vie sont intimement liés.

Bophana Audiovisual Resource Center, screenshot, octobre 2016

fig.7 Bophana Audiovisual Resource Center, screenshot, octobre 2016

Nous aurons aussi demain une intervention du Bophana Audiovisual Resource Center (fig.7) dont la mission est de collecter tous les documents sonores, photographiques ou filmés qui concernent l’histoire du Cambodge. Les documentalistes réalisent des notices de données en plusieurs langues, des numérisations et des restaurations pour les sauvegarder. Cette entreprise témoigne de l’importance à accorder à ces nouvelles archives qu’il faut apprendre à conserver comme on apprenait autrefois à conserver les parchemins.

 Institut national de l’audiovisuel, interview of Jean Cocteau, 10 may 1955,screenshot, october 2016

fig.8 Institut national de l’audiovisuel, interview de Jean Cocteau, 10 mai 1955, screenshot, octobre 2016

En France, l’INA (Institut national de l’audiovisuel) est chargé de la sauvegarde, de la valorisation et de la transmission du patrimoine audiovisuel public. On peut trouver des vidéos avec des témoignages d’artiste, par exemple une interview de Jean Cocteau au Festival de Cannes le 10 mai 1955 (fig.8)

  • Les fragilités du système

Nous avons tous conscience de l’apport considérable pour l’humanité de la révolution numérique, de même que l’invention de l’imprimerie fut un pas majeur dans l’accès au savoir et à l’éducation. Grâce à internet, les classements archivistiques sont optimisés, le monde a accès à des informations qu’il était autrefois laborieux de trouver et souvent laissé à ceux qui avaient du temps et de la science. Depuis plusieurs siècles, les archivistes n’étaient confrontés qu’à des supports matériaux « classiques », palpables et concrets, comme  le parchemin (fig.9)

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fig.9 Jean Bourdichon (v. 1456-v.1520) La Fuite en Egypte, Le Grand Livre d’œuvre d’Anne de Bretagne, 1503-1508, ©BNF, Paris, f° 76v-77r

le papier (fig.10)…

Changkya khutukhtu gsums'bumComplete works of the first changkya khutukhtu (China, Beijing) 1727, Guimet Museum, Paris, 7 vol

fig.10 Changkya khutukhtu gsums’bum , Complete works of the first changkya khutukhtu (China, Beijing) 1727, 7 vol.  ©Musée Guimet, Paris

les tableaux (fig.11)… 

J.-A. Ingres (1780-1867) Portrait of the Princess de Broglie, 1853, Metropolitan Museum of Art, New-York, oil on canvas

fig.11 J.-A. Ingres (1780-1867) Portrait de la  Princesse de Broglie, 1853, huile sur toile @Metropolitan museum of Art, New York

….les sculptures  (fig.12)

Auguste Rodin (1840-1917) The Cathedral, 1908, Rodin Museum, Paris, stone

fig.12 Auguste Rodin (1840-1917) La Cathédrale, 1908, pierre ©Musée Rodin, Paris

Depuis la fin du XIXe siècle, le développement de la technologie s’accompagne de graves problématiques sur la pérennité des nouveaux formats toujours plus efficaces au détriment de leurs prédécesseurs. On sait que de nombreux artistes ont inscrit leurs démarches dans des créations vidéos et enregistrements audio comme 4’33 for piano de John Cage (fig.13), ou comme les artistes américains de la Beat Generation.

John Cage (1912-1992) 4’33’’ for piano (1952)

fig.13 John Cage (1912-1992) 4’33’’ for piano (1952) screenshot, octobre 2016

Le disque de cire est remplacé par le disque vinyl (fig.14)…

Bob Dylan, vinyl record

fig.14 Bob Dylan, vinyl record

…lui-même remplacé par le compact disc audio (fig.15)…

Bob Dylan, CD

fig.15 Bob Dylan, CD

..La cassette-vidéo (fig.16) est remplacée par le DVD…

Cassette vidéo

fig.16 Cassette vidéo

…La cassette audio (fig.17) est remplacée par les formats MP3 et WMA (Window Medio Audio).

Cassette audio

fig.17 Cassette audio

Les formats vidéos sont aussi nombreux (fig.18) : AAC (Advanced Audio Coding), AVI (Audi Video Interleave), DIVX, etc. 

Formats

fig.18 Multiplication des formats numériques (MP3, AAC, WMA, DIVX, etc.)

 

Clef USB

fig.19 Clé USB

 

Aurons-nous dans les siècles à venir les outils capables de décrypter les informations contenues dans ces formats qui seront devenus obsolètes ? Aurons-nous les instruments pour lire les cassettes audio, les disquettes, les clés USB (fig.19) et les e-mails qui seront demains les supports d’archives de notre temps voué à la dématérialisation ? Aurons-nous eu le temps de trouver un format unique idéalement capable d’en assurer la pérennité ?

Prolifération des réseaux sociaux et des mails

fig.20 Prolifération des réseaux sociaux et des mails

Saurons-nous archiver la prolifération de messages et d’images contenus dans les messageries des opérateurs et des réseaux sociaux toujours plus nombreux (fig.20) ?

ordinateur cassé

fig.21 Ordinateur cassé

D’autre part, la nature mais aussi l’être humain lui-même est une menace pour la conservation des archives. On le sait, le plastique vieillit mal et le métal rouille. Notre papier chimique résiste moins bien à la lumière qu’un parchemin médiéval. Un ordinateur peut se briser (fig.21), nos entrepôts de données peuvent être incendiés comme la ville de Dresde (fig.22). Nos disques durs peuvent subir les dégâts de l’eau et de l’humidité. Il suffit d’une panne informatique et d’un piratage violent pour immobiliser des systèmes pourtant réputés très puissants. Certains supports magnétiques sont dangereux sans oublier la litanie des virus, des spams, hoaxs et publicités invasives qui deviennent des pollutions visuelles permanentes.

Incenide de Dresde

fig.22 Bombardement de Dresde, 14 février 1945

  • Quand le nombre tue la lettre

La frontière est de plus en plus poreuse entre les archives privées et publiques, à l’heure où la confidentialité disparaît. Les États développent des stratégies de « management par l’écran », engendrant une nouvelle gouvernance du monde avec un usage amplifié de l’espionnage jamais connu auparavant et une exploitation électronique des archives les plus secrètes. Les actions humaines sont enregistrées dans le Cloud et le Big Data, qui abritent la mémoire du monde. Les limites sont abolies comme si cette nouvelle vision nous donnait un pouvoir omniscient et illimité sur les sociétés. Prométhée dérobe le feu des dieux ! On pénètre au coeur des cellules, on exploite l’atome, on envoie des satellites, on connecte tout. Le nombre a tué la lettre, la statistique a chassé l’intuition et le sens du miracle en nous donnant l’illusion de maîtriser et de posséder le savoir uniquement car celui-ci est accessible en un clic.

  • Quels artistes naîtront du Cloud ?

Il est de notre devoir d’avoir conscience de la volatilité du virtuel, sous peine de n’avoir à transmettre à nos enfants qu’une mémoire vide comme un disque dur en panne. « Qui veut faire l’ange fait la bête » disait Pascal. La société matérialiste a fini par perdre le sens métaphysique de la matière en lui donnant une signification uniquement commerciale. Le papyrus a accompagné le culte d’Amon Ré en Egypte, la cire a servi à Ovide, le parchemin a vu naître Tristan et Iseut, le papier a servi aux plus grands calligraphes asiatiques, le béton a été soumis au Corbusier : quels artistes naîtront du Cloud ? Sur quoi méditeront-ils ? Réfléchiront-ils à la profondeur du glacis d’une larme comme Van Der Weyden (fig.23)?

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fig.23 Rogier Van der Weyden (v. 1399-1464) , La Déposition de Croix (détail), 1435, huile sur bois ©Musée du Prado Museum, Madrid

À l’intensité d’un baiser comme Klimt (fig.24)?

Gustav Klimt, The Kiss, 1808-09, Belvedere Museum, Vienna, oil and goldleaf on canvas (detail)

fig.24 Gustav Klimt (1862-1918) Le Baiser (détail), 1808-09, huile sur toile et or ©Musée du Belvédère, Vienne

À la mélancolie d’un enfant comme Picasso (fig.25)?

Pablo Picasso (1881-1973), Paul en Arlequin, 1924, Picasso Museum, Paris, oil on canvas (detail)

fig.25 Pablo Picasso (1881-1973) Paul en Arlequin (détail), 1924, huile sur toile ©Musée Picass, Paris

Au geste de l’eau et de la main comme Nicolas de Largillière (fig.26)?

Nicolas de Largillière (1656-1746) Portrait of a Woman, Possibly Madame Claude Lambert de Thorigny, 1696, Metropolitan Museum, N-Y., oil on canvas (detail)

fig.26 Nicolas de Largillière (1656-1746) Portrait de Madame Claude Lambert de Thorigny (?) détail, 1696, huile sur toile ©Metropolitan Museum, New-York

La technologie nous offre une nouvelle lecture du monde, mais hélas, on ne regarde plus rien à l’œil nu ! Espérons que les écrans n’enfermeront pas les artistes dans une méditation sur la sécurité des donnés, le droit d’auteur, la surveillance des caméras : Big Brother is watching you ! Espérons qu’ils sauront voir en l’art autre chose qu’un produit coté en bourse et rentable grâce aux expositions Blockbuster. Dans un monde soumis à l’esclavage du nombre et de l’algorithme, à la dictature des réseaux sociaux et à la guerre des données, l’artiste entre dans un labyrinthe où le minotaure de la technologie peut le dévorer et le transformer en robot. Puisse-t-il ne jamais devenir un mathématicien calculateur mais soumettre à son esprit le nombre d’or pour composer son œuvre avec un autre langage que celui des métadonnées. Seul un être humain peut saigner, rire et pleurer. Un robot n’a pas de grâce, ni de sang ni de larmes.

  • De la main des cavernes aux nouvelles grottes du Digital  
Hand stencils, Chauvet Cave, France, 31 000 BC

fig.27 Empreinte de main, Grotte Chauvet, France, 31 000 avant JC

Le XXIe siècle devra faire face à cet étonnant paradoxe : plus il dématérialisera, plus il sera confronté aux flux infinis générés par le Big Data avec la menace obscure de pas savoir les maîtriser. Il deviendra son propre Ouroboros. « Natura abhorret a vacuo », La nature a horreur du vide ! Nous entrons dans l’ère de l’art virtuel…et je ne vous le dis pas sans frisson car la main adamique de la grotte Chauvet (fig.27), suspendue depuis la Préhistoire, nous le rappelle avec justesse: le geste créateur lie le corps de l’être humain à la matière, à la sueur, à la larme, à la salive et à la glaise.

  • La main, organe de la civilisation
Michel

fig.28 Michel Ange (1475-1564) La création d’Adam, 1508-1512, Chapelle Sixtine, fresque, détail

Avec la bouche, la main de l’homme est l’organe de la civilisation. C’est par la main que le souffle sacré du Divin entre en l’homme et qu’il est animé comme le montre la célèbre tension du face-à-face entre Adam et le Dieu créateur de Michel-Ange (fig.28-29). La main est la sœur de l’art et de la technique : elle trace les signes, elle écrit, elle calligraphie, elle se tache d’encre, elle saigne sous les cordes qu’elle pince, elle tient le pinceau, le calame, elle modèle, sculpte, elle serre, elle frappe, elle caresse et anime la matière.

Michel Ange (1475-1564) The Creation of Adam, 1508-1512, Chapelle Sixtine, fresco, detail

fig.29 Michel Ange (1475-1564) La création d’Adam, 1508-1512, Chapelle Sixtine, fresque

À l’heure du « digital » (du latin digitus, « doigt »), que faisons-nous de la main et du doigt ? Les paléographes font état de leur inquiétude de voir disparaître le fameux ductus, ce geste antique de l’écriture si difficile à acquérir et signe de la civilisation, de celui qui sait « lire et écrire » face au barbare et à l’ignorant (du latin ignorare, « celui qui ignore »). L’artiste de demain saura-t-il tenir un crayon ou sera-t-il condamné à ne s’exprimer qu’en tapant sur un clavier ? Construisons-nous une nouvelle grotte avec le monde digital pour nous protéger des agressions de la nature et de la peur de vivre ?

  • Le sens de la mémoire ou le génie de Mnémosyne 
Aby Warburg (1866-1929)  Atlas mnémosyne, 1921-29, photography

fig.30 Aby Warburg (1866-1929) Atlas mnémosyne, 1921-29, photographie

Pourquoi voulons-nous archiver l’art contemporain ? Car nous nous sentons malgré nous les gardiens de la mémoire et nous sentons que nous devons transmettre notre histoire culturelle à nos successeurs. Garder en mémoire signifie « rendre présent ». Sous l’Antiquité, la Mémoire est personnifiée par Mnémosyne, qui est la mère des neuf muses. C’est aussi le nom donné par Aby Warburg à sa célèbre et gigantesque entreprise d’archivage comparatif des arts, l’Atlas mnémosyne (fig.30), ancêtre de Pinterest, Instagram et Google Art.

Comme le sens de la Mémoire est important ! Il ne peut pas y avoir d’archivage du présent, du contemporain, si nous ne conservons pas les archives du passé sous peine de former des générations amnésiques qui détruiront nos propres archives. Nous avons un devoir exigeant et immense qui est de former intellectuellement et humainement nos jeunes conservateurs et étudiants. Et cela ne peut se faire si nous ne leur apprenons pas à aimer la Mémoire en préférant toujours l’Humanisme à la Robotique, en les formant à l’ »esprit de géométrie » autant qu’à l’ »esprit de finesse » cher à Pascal. Nous devons leur apprendre la Critique, juste et sensée, celle qui permet de trier les productions comme l’archiviste doit nécessairement trier, désherber et éliminer ce qu’il est superfétatoire de conserver.

L’Histoire a un sens. Nous parlons des archives de l’art contemporain mais cet archivage ne peut avoir de sens que s’il est remis dans la perspective historique du patrimoine mondial. Nous devons mettre autant d’énergie pour archiver l’art du présent que l’art du passé, c’est-à-dire classer l’art antique, trier l’art médiéval, indexer les arts océaniques, créer l’arborescence des arts oubliés, récoler les arts méprisés, coder et encoder les œuvres inaccessibles. Nous ne pouvons pas cataloguer les productions mondiales d’aujourd’hui si nous n’insérons pas dans notre Big Data les œuvres de nos ancêtres avec la même énergie et le même amour.

  • Le droit à l’oubli
After John Flaxman, The River Lethe, 1807, Tate Gallery, London, etching on paper

fig.31 Le fleuve Léthé, d’après John Flaxman, 1807, gravure ©Tate Gallery, Londres

Et enfin sachons accepter avec humilité de ne pas tout garder. Pourquoi vouloir tout comprendre ? Tout expliquer ? Tout lister ? Tout conserver ? Je plaide violemment pour le « Droit à l’oubli » et pour les trous de mémoire ! Il faut parfois boire avec les âmes de Dante au fleuve du Lethé, le fleuve de l’Oubli, comme John Flaxman le représente (fig.31) pour que l’imaginaire, le mythe et le symbole subsistent dans un monde envahi par les explications rationnelles et quantifiables. La perte des 7 merveilles du monde, de La Bataille d’Anghiari de Léonard de Vinci et de la Dormeuse d’Ingres ne sont-ils pas des mystères pleins de charme ? Par leurs glorieuses disparitions, ces œuvres défient la science en lui opposant le bouclier du Rêve et la poésie de l’absence. Elles résistent à toutes les tentatives d’archiver l’art car n’est-il pas comme l’Amour, cet oiseau rebelle qui n’a « jamais jamais connu de loi ? »

 

Gabrielle de Lassus Saint-Geniès

 

[1] Voir notamment Régis Debray, Vie et mort de l’image, Folio, 1992.

[2] Cité par Denis de Rougemont, Marcel Duchamp mine de rien, in Preuves, Paris, n°204, février 1968, (p. 43-47) p.45.

« Les masses sont inéducables. Elles nous détestent et nous tueraient volontiers. Ce sont les imbéciles qui, en se liguant contre les individus libres et inventifs, solidifient ce qu’ils appellent la réalité, le monde matériel tel que nous le souffrons…C’est ce même monde que la science, ensuite, observe, et dont elle décrète les prétendues lois. Mais tout l’effort de l’avenir sera d’inventer, par réaction à ce qui se passe maintenant, le silence, la lenteur et la solitude. Aujourd’hui on nous traque ».

[3] Voir Cat. expo. « Yves Klein, Corps, Couleur, Immatériel », Camille Morineau (dir.) Centre Georges Pompidou, 2006.