Éloge du Ductus et de l’esthétique botanique (texte)

« Dans une civilisation de plus en plus virtuelle et tournée vers l’abstraction, il m’a été nécessaire de revenir à la matière, à la main, à l’écriture, au « ductus » et à tout ce qui contribue à nous rendre charnels, comme la nature est elle-même charnelle à sa façon. Cet herbier-manuscrit est appelé à être consulté, touché et à confier ses pages délicates aux mains des visiteurs. Il est le fruit d’un travail patient de plusieurs mois qui s’est déroulé en étapes précises :  cueillette des spécimens, séchage sous presse avec aération régulière, vérification de la tenue des végétaux, identification des plantes, organisation du recueil, montage des spécimens pour les fixer de façon optimale et…écriture. 

C’était instinctif ! C’était une intuition qui m’est devenue une évidence :   il me fallait prendre la plume et écrire, en trempant jour après jour cette plume dans l’encrier afin de « broder » en encre sépia chaque nom de plante sur le papier comme un labyrinthe botanique. Au rythme de l’été 2022, j’ai pris le temps bienheureux d’écrire dans l’ombre, page après page, en français et en latin, les titres des spécimens que j’avais cueillis quand le soleil était encore au zénith de juin. Et j’ai réfléchi au beau terme de ductus qui est issu du latin ducere c’est-à-dire « tirer, conduire », tracer ». Il est employé plus particulièrement pour désigner l’action de tracer des lettres et de diriger sa main, notamment dans le geste de l’écriture. Avec l’ère du numérique, nous traçons de moins en moins nos mots : nous les « tapons » ! Mais entre tracer et taper, que de nuances ! Il semble que la personnalité s’efface soudain et que ce geste séculaire et civilisé de l’écriture, propre à chacun et unique comme toute empreinte digitale, s’abolit au profit de textes simplement informatiques. Et je ne voulais pas, je ne voulais rien d’informatique dans ce recueil. Il fallait y faire circuler le sang de l’encre ou rien !

J’ai donc courbé la main, étreint ma plume, tracé chaque caractère avec l’heureuse souffrance et la mystérieuse joie que procure le fait de mettre au monde un unicum, une œuvre unique, une création originale. Quelques taches ou ratures, inévitables, apparaissent parfois. Je n’ai rien fait pour les dissimuler vraiment comme certaines cassures de plantes révèlent leur absolue fragilité : il n’était pas question de supprimer ces témoignages comme l’on ne peut gommer la cicatrice d’une blessure. Il faut que le papier palpite et redise à jamais les efforts de la main qui a souri et pleuré en traçant la rivière d’encre désormais asséchée mais riche de son effort pour chercher à unir botanique et esthétique. Il fallait que le ductus de l’écriture fasse écho au ductus du mouvement des plantes qui anime leur structure et parer d’escarbilles d’or ces signes offerts au regard. 

Et maintenant, Herbier, va vers ta destinée, redire à ceux qui te liront combien la main de la Nature est harmonieuse ! »

Gabrielle de Lassus Saint-Geniès, été 2022