LIRE ET RELIRE Le Miracle du Fil, un recueil d’Henri de Régnier (1926)

Un recueil poétique méconnu du début du XXe siècle dédié aux points de dentelle

Le portail des ressources numérisées de la Bibliothèque de France Gallica permet de redécouvrir de nombreuses oeuvres méconnues comme le magnifique recueil de seize sonnets du poète symboliste et académicien Henri de Régnier (1864-1936) intitulé Le Miracle du Fil. Cet ouvrage publié en 1926 aux éditions Simon Kra présente un ensemble de poèmes illustrés de 16 planches en couleur de style Art-Déco par le peintre et décorateur Yan Bernard Dyl (1887-1944) qui s’engagea dans la Résistance. Le livre, tiré à 350 exemplaires, est dédié aux principaux points de dentelle dont chaque sonnet et son illustration portent le titre. L’ensemble est d’une rare délicatesse, un miracle de l’art poétique et de l’illustration du début du XXe siècle à découvrir sans tarder !

Page de titre du recueil Le Miracle du Fil d'Henri de Régnier illustré par Yan Bernard Dyl ©BnF
Page de titre du recueil Le Miracle du Fil d’Henri de Régnier illustré par Yan Bernard Dyl ©BnF
  • LA TABLE DES 16 SONNETS
  • Les Cluny
  • Les Gênes
  • Les Renaissance Espagnole
  • Les Bruges
  • Les Duchesses de Bruxelles
  • Les Points gaze flamands
  • Les Venise
  • Les Alençon
  • Les Dentelles d’Or et d’Argent
  • Les Points d’Angleterre
  • Les Chantilly
  • Les Malines
  • Les Blondes Espagnoles
  • Les Ténériffe
  • Les Paraguay
  • Celle de demain…

Chaque poème s’apparente à un voyage en stimulant l’imaginaire lié à chaque point, selon sa géographie et sa thématique. Voici, ci-dessous, quelques sélections et illustrations, au nombre de huit mais on voudrait citer tous les sonnets illustrés !

  • LES GÊNES

Les  » Gênes  » évoque le retour d’un navigateur auprès de sa bien-aimée sur le port.

Titre-frontispice du poème  » Les Gênes  » ©BnF
LES GÊNES 

Ayant vaincu le vent, l'écueil et la marée, 
Le lourd vaisseau dont le nom luit en lettres d'or 
A vu briller au loin les yeux fixes du port.  
Sa carène puissante au mouillage est ancrée.  

Celui qui le guida vers le môle et l'entrée 
S'avance, impatient de l'attendre à son bord, 
Vers celle, de retour, qu'il n'a pas vue encor 
Et qui, par bon accueil, s'est de son mieux, parée.

Elle a caché ses longs cheveux et son blanc cou, 
Coquettement, sous les plis de cette coiffe où
La feuille délicate à la fleur s'entrecroise,

Tandis qu'au fin réseau la rosace se joint
Pour enchanter les yeux et former ce beau point,
Miracle industrieux de l'aiguille gênoise.
Sonnet  » Les Gênes  » d’Henri de Régnier
Planche illustrée du poème  » Les Gênes  » d’Henri de Régnier par Yan Bernard Dyl
  • LES BRUGES

Le poème  » Les Bruges  » se replonge dans l’atmosphère florissante et artistique de la capitale de Flandre comme le souvenir d’une belle endormie de la Renaissance.

Titre-frontispice du poème  » Les Bruges  » ©BnF
LES BRUGES 

Autour du haut beffroi debout dans sa fierté
Le travail des métiers, en sa rumeur savante,
T'emplissait autrefois, ô Bruges la vivante,
D'un orgueil qui battait au coeur de la cité.

Maints tissus y montraient leur somptuosité
Enrichi des dessins que l'arabesque invente,
Mais rien a-t-il valu, entre tes arts qu'on vante,
Tout le printemps de fil par l'aiguille imité ?

Trésor délicieux et floraison magique 
Dont se pare aujourd'hui ta gloire nostalgique
En ton sommeil voilé que veille un ange blanc, 

Belle morte, dont le silence vit encore 
Maille à maille et sur qui le carillon étend,
Linceul aérien, sa dentelle sonore. 
Sonnet  » Les Bruges  » d’Henri de Régnier ©BnF
Planche du poème  » Les Bruges  » d’Henri de Régnier par Yan Bernard Dyl
  • LES DENTELLES D’OR ET D’ARGENT

Les  » Dentelles d’or et d’argent  » murmurent les souvenirs de deux amants en un duo de dentelles frissonnantes rempli de nostalgie.

Titre-frontispice du poème  » Les Dentelles d’Or et d’Argent  » ©BnF
 LES DENTELLES D'OR ET D'ARGENT 

Souvenez-vous, mon coeur, du temps de nos jeunesses
Où mon amour mourait d'amour à vos genoux,
Du temps où vous étiez jalouse et moi jaloux,
Du temps des beaux baisers et des belles tendresses.

Vous eûtes des amants et moi j'eus des maîtresses,
Mais aucune ne fut ce que vous fûtes, vous. 
Ah ! Qu'il est bon d'avoir été gais, fiers et fous, 
Ivres des mêmes jeux et des mêmes ivresses ! 

Souvenez-vous, lorsque, nous tenant par la main,
Nous entrions joyeux et sûrs du lendemain ;
Comme j'étais ardent, comme vous étiez belle !

Et, sans savoir encor que l'amour fût changeant,
Nous aimions nous parer d'une même dentelle, 
Vous, faites de fils d'or, et moi, de fils d'argent.
Sonnet  » Les Points d’Angleterre  » d’Henri de Régnier
Planche du poème  » Les Dentelles d’or et d’argent  » d’Henri de Régnier par Yan Bernard Dyl
  • LES POINTS D’ANGLETERRE

Les  » Points d’Angleterre  » promènent le lecteur dans un jardin anglais où dialoguent une jeune marquise et un paon blanc.

Titre-frontispice du poème  » Les Points d’Angleterre  » ©BnF
LES POINTS D'ANGLETERRE

Dans le parc vaporeux où l'air est diaphane,
Ce beau jour, qu'adoucit une brume d'été,
Offre à ses pas errants sans curiosité
Ses bosquets bien taillés et sa pelouse plane.

Le parc et le manoir datent de la Reine Anne...
Et ce vieux cadre sied à sa jeune beauté,
Délice de la Cour et gloire du comté, 
Elle est fière. Auprès d'elle un paon blanc se pavane. 

Une ombrelle marquise, à son geste élégant,
Se ploie. À sa nuque se noue un catogan,
Et son châle ocellé qui traîne jusqu'à terre

Étale, queue à faire envie au bel oiseau, 
Dans le frémissement de son souple réseau,
Le miracle orgueilleux de son point d'Angleterre.
Sonnet  » Les Points d’Angleterre  » d’Henri de Régnier
Planche du poème  » Les Points d’Angleterre  » d’Henri de Régnier par Yan Bernard Dyl
  • LES CHANTILLY

Dans ce sonnet, Henri de Régnier dénoue la trame de la célèbre dentelle de Chantilly en invoquant le fuseau des Parques avec le fil de l’Ile-de-France.

Titre-frontispice du poème  » Les Chantilly  » ©BnF
 LES CHANTILLY

Quelle parque subtile a, de son fin fuseau, 
Diligemment ourdi, sous ses doigts méritoires, 
L'entrelacs losange qui, de ses mailles noires, 
Compose, ô Chantilly, ton fond et ton réseau ?

De ton deuil transparent, tendre, léger et beau,
Tu couvre souplement les satins et les moires, 
Et tu fais ressortir, en leurs tièdes ivoires,
La blancheur de l'étoffe et le teint de la peau.

Je t'aime, ô Chantilly, pour ta sombre élégance, 
Toi qui grandis sous le doux ciel d'Ile-de-France,
Toi, fille de la "Gueuse" et du "Point de Paris".

Ô dentelle à la fois frivole et taciturne, 
Car on peut retrouver en tes dessins fleuris
Le printemps qu'y fit naître une parque nocturne.  

Sonnet  » Les Chantilly  » d’Henri de Régnier
Planche du poème  » Les Chantilly  » d’Henri de Régnier par Yan Bernard Dyl

  • LES BLONDES ESPAGNOLES

Dans ce poème il s’agit d’une entrevue subtile entre le poète et une mystérieuse espagnole à l’abri d’une mantille et au son de la guitare.

Titre-frontispice du poème  » Les Blondes espagnoles  » ©BnF
LES BLONDES ESPAGNOLES

Va-t-elle vers la danse ou va-t-elle à l'amour
De tout son souple corps et de tout son visage ?
Est-elle vertueuse ou folle, ardente ou sage ? 
A-t-elle l'âme fourbe ou le coeur sans détour ? 

Sous la mantille où se cache son chignon lourd,
Anxieuse, attend-elle un amant au passage,
Préférant au bonheur sans trouble et sans partage
La volupté d'une heure ou le plaisir d'un jour ? 

Je ne sais, mais debout en sa grâce espagnole, 
Mystérieuse, altière et cependant frivole,
Je l'aime, fleur de paradis ou fleur d'enfer, 

Et j'évoque, charmé de ce printemps bizarre 
Qui la revêt de son fin réseau, sombre ou clair, 
La dentelle de sons qu'imite la guitare. 
Sonnet  » Les Blondes Espagnoles  » d’Henri de Régnier
Planche du poème  » Les Blondes Espagnoles  » d’Henri de Régnier par Yan Bernard Dyl
  • LES PARAGUAY

Faisant allusion aux dentelles lointaines d’Amérique du Sud le poète imagine un paysage animé par une femme élégante portant une jarre et s’interroge sur l’origine de son habit inspiré de la mode madrilène au-delà de l’Atlantique.

Titre-frontispice du poème  » Les Paraguay  » ©BnF
 LES PARAGUAY

Je te salue ici en ta grâce indienne 
Sois-tu d'Algarrobal ou d'Itacurruby ! 
Tu portes un vase de cuivre bien fourbi
En équilibre et le maintiens quoi qu'il survienne. 

Ta face est sombre. Tu me plais, Paraguayenne.
J'ignorerai toujours ta langue et ton débit,
Mais je t'aime, sauvage en cet étrange habit
Dont la dentelle rude a l'air d'être ancienne. 

Ce fut sans doute au temps des vieux conquistadors
Qu'apprirent tes aïeux à nouer ces fils tors ;
Et je voudrais savoir, ô porteuse de jarre,

Qui fut celle ou celui, jadis, Don ou Doña,
Qui fit fleurir ainsi sur la terre barbare
La mode de Madrid aux bords du Paraná.
Sonnet  » Les Paraguay  » d’Henri de Régnier
Planche du poème  » Les Paraguay  » d’Henri de Régnier par Yan Bernard Dyl
  • CELLE DE DEMAIN…

Le dernier poème est consacré aux dentelles de l’avenir et aux atours des femmes du futur en une belle méditation paradoxale sur les éternelles armes de la guerre face aux outils qui servent à embellir la vie.

Titre-frontispice du poème  » Celle de Demain  » ©BnF
  CELLE DE DEMAIN...

Que le siècle soit dur, gai, morose ou brutal,
Plein des chants de la paix ou des cris de la guerre,
Disant bien haut sa joie et tout bas sa misère,
L'homme y continuera son vieux rêve ancestral. 

Ses yeux toujours suivront au ciel occidental
La même vision qu'ils y cherchaient naguère :
Sa main façonnera du geste nécessaire,
Toujours le fil, le bois, la pierre et le métal.

L'arme est, comme l'outil, un éternel emblème ;
Le temps passe, revient, et c'est toujours de même
Que court sur le métier l'aiguille ou le fuseau ;

Le vieux monde poursuit ses tâches familières
Et vous imiterez toujours, ô dentellières, 
La frange de la vasque et sa dentelle d'eau. 
Sonnet  » Celle de demain  » d’Henri de Régnier
Planche du poème  » Celle de demain  » d’Henri de Régnier par Yan Bernard Dyl

©GLSG, le 25 janvier 2021