À l’ombre de Newman, La Lumière du Monde de William Holman Hunt

À l’instar de John Henry Newman (1801-1890) le peintre William Holman Hunt (1827-1910) a laissé percevoir à travers son oeuvre célèbre La Lumière du Monde la quête religieuse du XIXe siècle finissant, offrant un « tableau-méditation », exemple du service éminent que l’art peut apporter à la foi. Comme le rappelait Benoît XVI, la beauté a pour caractéristique « d’ouvrir et d’élargir les horizons de la conscience humaine, de la renvoyer au-delà d’elle-même, de se pencher sur l’abîme de l’Infini » pour « devenir une voie vers le transcendant, vers le Mystère ultime de Dieu » (21 novembre 2009). Dans un monde qui banalise la laideur et le mal, nous avons opté derrière Benoît XVI pour une pause et cette méditation, ouverture sur la vraie Lumière.

fig.1 William Holman Hunt (1827-1910) La Lumière du Monde (The Light of the World) 1854,huile sur toile © Chapelle de Keble College (Oxford)

L’icône de l’art victorien

Achevé en 1853, le tableau intitulé La Lumière du monde de William Holman Hunt connut une destinée unique. Analyse de son histoire et de son influence au cours des années qui suivirent.

Icône de l’art victorien, La Lumière du Monde (fig.1) fut commencé en 1851, achevé en 1853, et exposé à l’exposition de la Royal Academy de Londres en 1854 par le peintre préraphaélite William Holman Hunt (1827-1910). Ce dernier a choisi de donner un format arqué à sa peinture dont l’effet sacré est renforcé par le cadre doré. Il est intéressant de souligner que ce tableau fut acheté par Thomas Combe (1796-1872), le patron des Clarendon Press d’Oxford, qui était connu pour ses accointances avec le milieu High Church [1] de la ville. Il avait lui-même été marié à Martha Edwards (1806-1896) par John Henry Newman le 3 septembre 1840 à Oxford. On sait que ce dernier se convertit au catholicisme romain en 1845.

Un tableau lié au couple Combe

Le tableau est légué par Martha Combe après la mort de son époux au Keble College construit en 1870 par Edward Pusey (1800-1882) et dédié à la mémoire du grand tractarien John Keble (1792-1866). William Holman Hunt resta intimement lié au couple mécène puisqu’il est l’un des hommes qui porte le cercueil de Thomas Combe le jour de son enterrement. L’œuvre est encore conservée dans une petite chapelle de la grande église victorienne de Keble College construite par l’architecte néo-gothique William Butterfield (1814-1900), lui aussi proche des milieux High ChurchLe tableau eut un succès exceptionnel, devenant un fleuron de l’art protestant et plus précisément de l’art anglican, à tel point qu’une seconde version plus grande fut commandée à William Holman Hunt pour la Cathédrale Saint Paul de Londres en 1857-1858. Il inspira l’oratorio The Light of the World composé par Arthur Sullivan (1842-1900) en 1873 et fut même présenté dans les colonies avec succès lors d’une exposition itinérante entre 1905 et 1907. William Holman Hunt gagna une certaine fortune grâce aux droits de reproduction, aux gravures et aux photographies qui furent faites d’après l’original. En effet, l’image fut l’objet d’une série incalculable de réinterprétations sous forme de gravures ou de vitraux, inspirant probablement même la jeune Thérèse de Lisieux en 1892 dont la peinture Jésus frappe à la porte (fig.2) témoigne indirectement de la fortune iconographique de La Lumière du Monde.

Thérèse de Lisieux (1873-1897) Jésus frappe à la porte, 1892, Archives du Carmel de Lisieux

fig.2 Thérèse de Lisieux (1873-1897) Jésus frappe à la porte, 1892, ©Archives du Carmel de Lisieux

Vérité de la Nature et Vérité des Écritures

Le tableau de William Holman Hunt est le reflet de sa conversion intérieure. Plus qu’une simple peinture, c’est à une réelle visite du monde que le peintre invite, alliant nature et foi. Il voit dans le langage de la Création le symbole vivant et complémentaire du langage des Écritures. 

De culture anglicane mais agnostique, Hunt raconte sa conversion au protestantisme en 1851 lorsqu’il se retrouve face-à-face avec la phrase de l’Apocalypse: «Voici, je me tiens à la porte, et je frappe. Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui, je souperai avec lui, et lui avec moi.» (3,20). Il décrit précisément le tableau dans ses mémoires, avec le Christ couronné, debout dans la nuit, illuminé par l’éclat de la lampe qu’il tient. D’ailleurs, cette phrase est citée dans le catalogue de la Royal Academy de 1854 et sur le cadre du tableau. Il s’agit donc d’une œuvre qui résulte d’une vision intérieure, d’une « illumination » au sens protestant, et non d’un simple artefact issu d’une inspiration conventionnelle. Cela contribue à rendre l’œuvre fascinante car Hunt parvient à hisser son expérience personnelle de conversion au rang de l’universel.

Une phrase vivante

Désormais, chaque spectateur est confronté à la phrase du Christ qui n’est plus seulement écrite mais « vue » car Hunt propose un face-à-face direct avec le Sauveur, digne des visions catholiques les plus mystiques. Il inverse avec audace la phrase évangélique: « Heureux ceux qui croient sans avoir vu » (Jn, 20,19-31) en affirmant que l’art permet de donner à « voir » l’Invisible, en l’occurrence le Dieu fait chair, crucifié, mort et ressuscité. Car Hunt choisit délibérément un Christ ressuscité qui porte les stigmates de la Passion mais qui est déjà roi de gloire comme le montre la couronne précieuse entrelacée à la couronne d’épines. Perles, brocards, orfroi, velours rouge brodé recouvrent son manteau à l’image d’un Christ « roi et grand-prêtre » proche de celui du Retable de l’Agneau Mystique de Van Eyck (fig.3) que William Holman Hunt avait eu l’occasion de voir et d’admirer à Gand. On sait l’influence de Van Eyck sur les Préraphaélites qui s’inspirèrent souvent du tableau des Époux Arnolfini conservé à la National Gallery.

fig.3 Jan Van Eyck (v.1390-1441) Retable de l’Agneau Mystique (détail du Christ en gloire), 1432, huile sur bois ©Cathédrale Saint-Bavond (Gand)

Un nouveau type de Christ

Hunt élabora un nouveau type de Christ qualifié de «protestant» mais il convient de nuancer le protestantisme attribué à cette image. Vêtu de blanc, il est habillé d’une splendide cape d’une richesse incomparable très High Church et le visage frontal est encadré d’une auréole des plus canoniques. Le désaccord de Thomas Carlyle face à cette image trop «papiste» à son goût est significatif de la réception de l’image de Hunt dans le contexte des débats sur l’image catholique et l’image protestante. Pourtant la première esquisse était plus sobre puisque le peintre n’avait pas le projet de mettre un manteau au Christ dont la figure se dressait dans une simple robe blanche.

Hunt, qui se disait «le peintre du Christ», peignit la scène dans une remarquable mise en abyme: l’unique éclairage provient de la lampe tenue par le Christ, de même que le peintre s’adapta à la seule lueur d’une lampe dans l’obscurité, alors qu’il s’était abrité dans la cabane d’un verger de Worcester Park Farm (Ewell, Surrey) de 21 h à 5 h du matin pendant l’hiver 1851. Hunt cite et file délibérément la métaphore du psaume 119: « Ta parole est une lampe sur mes pas, une lumière sur ma route ». Il reprend le processus cher au ténébrisme d’un Rembrandt, d’un Caravage ou d’un George de La Tour, mais ce qui le différencie de ces peintres c’est que Hunt unit la clarté du feu de la lampe avec celle de la lune en mêlant une lumière « chaude » et une lumière « froide », ce qui donne un aspect surexposé (voire artificiel) à l’ensemble.

La surprise des Français

Une luminosité phosphorescente glisse sur la robe blanche du Christ, semblable à une aube, qui par les lois de l’optique diffuse plus amplement sa clarté. Cela plut aux Anglais mais les Français demeurèrent dubitatifs quand il fut exposé en France en 1855. Le critique Delécluze admire la lumière qui « parle à l’imagination et va à l’âme », la tête de Christ est « pleine d’onction » mais il demeure surpris: « l’ensemble du tableau est remarquable autant par son harmonie que par son originalité ; d’autres diront peut-être par sa bizarrerie ». Edmond About s’étonne et écrit de manière acerbe «(…) Cette peinture savamment hideuse devrait avoir une place à part. On aurait dû créer pour elle un cabinet des horreurs, comme on a fait au bout des galeries de cire de Mme Tussaud ». Il y avait dans cette œuvre le paradoxe d’une expérience authentique mais la représentation du pathos résultait plus de l’artifice que de l’art dans le regard Outre-Manche.

Le Christ de William Hunt est un roi glorieux mais un souverain souffrant: la couronne d’épine se mêle à la couronne d’or. La chaîne de la lampe est étroitement attachée à son poignet comme si celui-ci était scié par le métal grenu. Christ de douleur, son front est froissé par une ride tandis que son regard triste interroge le spectateur. Hunt se souvient de s’être inspiré de Christina Rossetti pour la figure de ce Christ androgyne et de la chevelure d’Elizabeth Siddal pour la couleur rousse. Il insiste sur la solidité de l’Incarnation et de la Résurrection en présentant un Sauveur barbu, aux cheveux bouclés et à l’œil brillant mélancolique.

John Everett Millais, Portrait de John Henry Newman, 1881, National Portrait Gallery (Londres) huile sur toile

fig.4 John Everett Millais, Portrait de John Henry Newman, 1881, huile sur toile ©National Portrait Gallery (Londres)

Le génie de Hunt est de parvenir à capter un instant extrêmement précis en impliquant la conscience du spectateur dans l’œuvre et en créant une tension entre le « regardé » et le « regardant » : nul ne sait si la porte va s’ouvrir. La main du Christ vient de frapper doucement à la porte close. Il semble presque retenir sa respiration. D’une scène anodine en apparence, Hunt a réussi à représenter le paroxysme de la conscience de l’homme face à la présence de Dieu, un thème qui lui était particulièrement cher. Le spectateur est confronté à la vision de telle sorte qu’il ne peut qu’adhérer ou refuser cette image mais il ne peut désormais plus dire qu’il ne l’avait pas vue. Car ce que les yeux ont contemplé, l’esprit ne peut le réfuter sans commettre un mensonge. Le Dieu de Hunt, peintre pétri par l’évangélisme, est aussi le roi qui vient « comme un voleur » (Ap. 16, 15), comme l’époux attendu par les vierges sages et oublié par les vierges folles, qui arrive durant la nuit: « Veillez donc, car vous ne savez ni le jour, ni l’heure » (Mt 25,13). Ici il s’agit d’un drame car l’époux arrive, la porte est fermée et rien ne prouve que la porte s’ouvrira ! Hunt précise lui même que la porte représente l’« esprit obstinément fermé ». John Ruskin admira beaucoup le tableau qu’il considérait comme une des plus nobles peintures à sujet sacré, et défendit Hunt dans un article du Times

Hunt rejoint indirectement la personnalité de John Henry Newman  (fig.4) au sein du siècle de Victoria hanté par le thème de la conscience entre lumières et ténèbres. Ce dernier ne cessa de réfléchir à ce principe qui guidait et dictait sa vie: « J’ai toujours soutenu qu’obéir à sa conscience, même lorsqu’elle s’égare, est le moyen d’arriver à la lumière et qu’il importe peu par où l’on commence pourvu que l’on commence par ce qui s’offre à notre portée et en esprit de foi (…) » [2]. C’est ici que le peintre cherche à unir le concept de Truth to Nature (la vérité de la nature) apprit de John Ruskin et le concept de Truth to Scripture (la vérité de l’Ecriture).

La Création, un symbole vivant

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fig.5 William Holman Hunt (1827-1910) détail de La Lumière du Monde (The Light of the World) 1854 © Chapelle de Keble College (Oxford)

Nature et foi sont tout à fait compatibles dans l’esprit de ce converti qui voit le langage de la Création comme un symbole vivant qui complète le langage de l’Écriture : les mauvaises herbes sont symboles de la négligence de l’âme, la chauve-souris est le reflet de l’ignorance à l’image de cet animal qui craint la lumière (mais aussi de la malfaisance comme le diable qui est représenté avec des ailes de chauve-souris).  Le langage botanique est très précis (fig.5). On distingue des grandes tiges d’ombelles desséchées et cassées (peut-être de la cigüe qui est réputée pour son poison mortel), du lierre mort qui a grimpé le long de la porte et s’est rigidifié en la condamnant, de la vigne, des ronces (rubus) et de l’ivraie (lolium temulentum), allusions directes aux paraboles du Semeur (Mt 13, 24-30 ; Lc. 8, 4-15). Au loin, des étoiles dans le ciel font écho aux luisances sur la pelouse du verger tandis que des arbres fantomatiques se dressent selon un jeu d’alternance de couleurs brillantes et mates. Des pommes vertes roulent par terre négligemment, un motif repris par Hunt dans Le Mauvais Berger (fig.6). Elles sont symboles du fruit défendu car les pommes verts ont la réputation d’être toxiques pour les moutons, mais aussi du Paradis Perdu regagné par le Christ.

fig.6 William Holman Hunt, Le Mauvais Berger (The Hireling Shepherd), 1851, huile sur toile ©Manchester City Art Gallery

Conscience et Illumination

William Holman Hunt a souvent représenté le thème de la conscience et de l’illumination omniprésent dans tout ce qui se pense et se crée à l’ère victorienne. Une même volonté de montrer la progression vers la lumière de la vérité animait penseurs et artistes. 

À la même période que La Lumière du monde, William Holman Hunt, aborde le thème moral de L’Éveil de la conscience (fig.7) dans une peinture fameuse représentant le combat intérieur d’une femme tentée par la prostitution, qui se dégage à temps des bras de son séducteur.

 William Holman Hunt (1827‑1910) L'éveil de la conscience (The Awakening Conscience), 1853, Tate Gallery, huile sur toile


fig.7 William Holman Hunt (1827‑1910) L’Éveil de la conscience (The Awakening Conscience), 1853, huile sur toile ©Tate Gallery

Le thème de l’illumination et le thème de la conscience représentés par Hunt renvoient également à la variété d’œuvres littéraires, religieuses et artistiques de l’époque victorienne. La conscience morale, la conscience spirituelle, la conscience religieuse et la conscience politique sont au centre des débats et évoquées par des personnages comme John Stuart Mill, Charles Dickens, John Henry Newman ou Florence Nightingale, entres autres. L’infirmière héroïque de la Guerre de Crimée participa à réformer les services sanitaires de l’armée anglaise. Elle devint rapidement le symbole de la femme de conscience, généralement représentée avec une lampe, car elle éclairait les soldats qu’elle veillait dans la nuit, comme dans la toile attribuée à Butterworth (fig.8).

Cette lampe devint l’emblème de ses représentations, comme une métaphore de l’ignorance chassée par la connaissance ou de la lâcheté vaincue par le courage. La statue de Feodora Gleichen (fig.9) fait de cette figure féminine une véritable Lightbearer. La phrase Fiat Lux! (Que la Lumière soit !) de la Genèse inscrite sur le monument renforce la sacralisation de cette statue laïque.

fig.8 J. Butterworth (attribué à) Florence Nightingale « La Femme à la Lampe » (Florence Nightingale as The Lady with the lamp) sans date, huile sur toile ©Wellcome Library (Londres)

En 1900, Edward Elgar (1857-1934) crée l’oratorio du Rêve de Géronte en 1900, d’après The Dream of Gerontius de John Henry Newman évoquant l’âme au moment de la mort qui prend conscience d’elle-même.Cette œuvre littéraire, quoique catholique, s’inscrit dans le mouvement spiritualiste du XIXe siècle, qui se manifesta dans les arts. La sacralisation symbolique de la lumière rappelle que ce thème fut une des préoccupations majeures au XIXe siècle, dans ses aspects techniques, symboliques et scientifiques. À cette époque, le physicien français Armand Hippolyte Fizeau mesure la vitesse de la lumière (1849), la « Fée Electricité » change les modes de vie, la photographie bouleverse les méthodes de représentation, l’impressionnisme cherche à saisir les vibrations de la lumière. Dans la Genèse, Dieu est le créateur de la lumière, comme le représenta George Richmond dans la veine graphique d’un William Blake en 1823 dans La Création de la Lumière (fig.10) mais désormais l’Homme allait devenir le démiurge de la lumière. Les découvertes scientifiques participèrent à faire croire à l’idée de Progrès (de progressus, avancer), idée dont s’enthousiasmaient aussi bien les rationalistes que les idéalistes.

Feodora Gleichen (1861-1922) Statue de Florence Nightingale 1914, London Road (Derby), marbre

fig.9 Feodora Gleichen (1861-1922) Statue de Florence Nightingale 1914, London Road (Derby), marbre

George Richmond (1809-1896) La Création de la Lumière (The Creation of Light) 1826, Tate Gallery, tempera, or et argent sur acajou

fig.10 George Richmond (1809-1896) La Création de la Lumière (The Creation of Light)
1826,tempera, or et argent sur acajou ©Tate Gallery, Londres

Au cœur de la Révolution industrielle marquée par les affirmations et les incertitudes religieuses, la dialectique du Progrès rejoignit la dialectique de la Conscience. Que les hommes perdissent la foi ou se convertissent, l’humanité pouvait progresser tant qu’ils se laissaient guider par la lumière de leur conscience. Le philosophe et économiste John Stuart Mill (1806-1873) encouragea ainsi le développement d’une société démocratique fondée sur le respect de la liberté individuelle de conscience et sur la liberté d’opinion en Angleterre. Il insista sur l’importance d’un État contrôlé par le Parlement, défendit le suffrage universel et se battit en faveur du vote et de l’éducation des femmes (De l’assujettissement des femmes, 1869).

fig.11 Samuel Lawson Booth (1836-1928) Résurrection (Resurrection) date inconnue, huile sur toile ©Atkinson Art Gallery

Mais la lumière de l’électricité ne pouvait rendre le même éclat que celui de la Résurrection. Le tableau Résurrection (fig.11) de Samuel Lawson Booth tente de représenter ce phénomène en faisant jaillir dans l’obscurité de la nature trois sources de lumière : le feu de la lanterne au premier plan, l’éclat de l’aube au loin et l’éblouissement de la figure christique dans une mandorle qui s’élève dans le ciel. Convaincue que l’âme est le sujet d’une lutte de la conscience entre les ténèbres et la lumière, entre croyance et incroyance, l’Angleterre resta fidèle et renforça sa croyance au principe protestant d’illumination intérieure [3] et d’Éveil. Le « Grand Éveil » (The Great Awakening) est aussi le nom donné aux périodes de renouveau évangélique dans le protestantisme américain dès la fin du XVIIIe siècle, pour caractériser les périodes de renouveau de ferveur religieuse et l’accroissement des fidèles dont la conscience est illuminée. Le Christ « Lumière du Monde » de William Holman Hunt s’inscrit dans l’iconographie anglaise du « porteur de lampe » qui se développe au XIXe siècle afin de représenter l’engagement de l’individu sur un chemin spirituel, de l’obscurité de l’ignorance vers la lumière de la vérité. La liberté de conscience est la lampe qui l’éclaire pour progresser sur la route, le libre examen est le bâton qui le soutient, la prière est le pain qui le nourrit et la Bible est le seul intermédiaire son Créateur et lui. Le célèbre poème de Newman de 1833, Leed kindly light (« Conduis-moi bienfaisante lumière au milieu des ombres qui m’environnent, conduis-moi…La nuit est noire et je suis loin de ma demeure…Garde ma route, je ne demande pas à voir le lointain horizon. Un seul pas à la fois, c’est assez pour moi… » [4]) est l’héritier direct de la morale évangélique du Voyage du Pèlerin (Pilgrim’s Progress) de John Bunyan (1628-1688). Dans cet ouvrage qui servit de catéchisme à plusieurs générations d’anglicans et de modèle de vertu morale, John Bunyan exalta le thème de l’espérance chrétienne et de la progression spirituelle de l’âme à travers l’itinéraire symbolique d’un pèlerin popularisé par des gravures comme celles de la Firme William Belch (Scène du Voyage du Pèlerin, fig.12). John Ruskin dans son livre Praeterita (1885), mentionne une série d’ouvrages qui bercèrent son enfance et sa jeunesse, parmi lesquels Le Voyage du Pèlerin qui figure en bonne place aux côtés du Combat Spirituel (The Holy War, 1682) de John Bunyan. Le Voyage du Pèlerin fut un sujet de prédilection pour de nombreux artistes anglais, qui y puisèrent des iconographies neuves, comme Joseph Noël Paton qui en proposa plusieurs interprétations picturales. Ce type d’œuvres est destiné à susciter l’émotion religieuse du spectateur en faisant appel à ses sentiments, mais aussi à sa culture dans une époque où la majorité des gens connaissait par cœur leur catéchisme et les récits bibliques.

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fig.12 Firme William Belch Scène du Voyage du Pèlerin (The Pilgrim’s Progress) d’après John Bunyan, 1813, gravure ©John Johnson and Harding Collection (Bodleian Library)

Une nouvelle approche de la foi

Face à la montée de l’incroyance au XIXe siècle, Hunt et les artistes anglais contemporains ont voulu témoigner de la puissance de la foi, en s’inspirant notamment de scènes et de citations bibliques.

La piété moralisatrice d’un Hunt ou d’un Paton est symptomatique d’une nouvelle approche de la foi, en privilégiant la sensibilité et l’émotion, tout en se basant sur des citations scripturales précises. La recrudescence des phrases accompagnatrices des œuvres caractérise le XIXe. Plus que tout autre, ce siècle fut celui où culture littéraire et culture artistique allèrent de pair. La lecture des textes religieux incitaient les artistes à représenter des scènes bibliques, dont la lisibilité picturale était portée par la citation littéraire (généralement dans le titre ou inscrite sur le cadre de l’œuvre ou dans le cartel et le catalogue de l’exposition), comme c’est le cas pour La Lumière du Monde. Les artistes se documentaient avec exactitude pour que leurs représentations correspondent le plus fidèlement aux Écritures, conformément au goût pour la typologie. William Holman Hunt en demeure un exemple majeur. Le support visuel de l’art se mit donc, sous le règne de Victoria, à servir la morale anglicane, afin de renforcer son discours religieux.

Une expérience personnelle

Frederick James Shields (1833-1911), La Lumière du Monde (The Light of the World), après 1854, collection particulière

fig.13 Frederick James Shields (1833-1911), La Lumière du Monde (The Light of the World), après 1854, collection particulière

La révélation de la Lumière demeure une expérience personnelle. Le pèlerin fait son chemin solitaire avec sa conscience, où éventuellement à l’aide d’un ange à défaut de Madone. Cette dialectique se manifesta dans les arts de l’Angleterre du XIXe siècle de manière coruscante. Au milieu des adversités et des combats spirituels exigés par la vie, l’ange de la Conscience ou le Porteur de Lampe soutiennent l’âme et la guident vers le Paradis. Le peintre préraphaélite Frederic James Shields peignit dans les années 1854-60 une variante de La Lumière du monde (fig.13) destinée à un vitrail, en remplaçant le Christ adulte par un Christ Enfant écrasant le serpent du Mal et portant une lanterne veillée par un ange. Le motif du pied écrasant le serpent est généralement utilisé dans les représentations de la Vierge comme symbole de la Femme de l’Apocalypse victorieuse du Mal, mais James Shields se souvint probablement que Le Caravage avait adapté ce thème dans la Madone des Palefreniers (1605-1606, Galerie Borghèse, Rome), en représentant l’Enfant-Jésus écrasant le serpent guidé par la Madone qui le porte, ici remplacée par un ange tenant la croix de l’Enfant-Jésus, symbole de foi.

Une oeuvre admirée

Le sujet et le traitement pictural de La Lumière du Monde firent l’admiration du préraphaélite John Everett Millais qui peignait en même temps Les Huguenots, aux côtés du jeune peintre Charles Allston Collins, comme le relate la correspondance de Millais avec les époux Combe. Millais, fasciné exprime son intention de peindre un pendant représentant le repas du Christ et de l’âme conformément à la citation de Hunt tirée de l’Apocalypse: « Si quelqu’un entend ma voix et ouvre la porte, j’entrerai chez lui pour soupe, moi près de lui et lui près de moi. » (3, 20). Il ne l’exécutera finalement pas.

fig.14 George Dunlop Leslie (1835-1921), La Foi (Faith) 1858, huile sur toile © Ferens Art Gallery (Yorkshire)

Mais il est intéressant de constater qu’en 1858, le peintre George Dunlop Leslie va ouvrir la porte de l’incroyance fermée symboliquement dans l’œuvre d’Hunt, en peignant un tableau méconnu intitulé La Foi (fig.14). L’originalité de George Dunlop Leslie est de conserver le symbolisme de la porte de La Lumière du Monde tout en recréant une nouvelle iconographie, en proposant la figure de la Foi comme seule réponse logique à la porte que le Christ frappe. Il reprend le thème symbolique de cette vertu théologale par le biais d’une figure féminine aux cheveux dénoués, qui avance pieds nus, les yeux fermés mais avec confiance. Elle semble entrer dans un jardin abandonné, traité dans un style préraphaélite, où le vert acidulé et le naturalisme des plantes soulignent le symbolisme de cette allégorie tenant une branche à la place d’une croix. La figure féminine est exploitée de manière métaphorique: c’est la foi qui permet à l’âme d’ouvrir la porte de l’incroyance et d’entrer dans la Grâce. Le signe de la porte comme intermédiaire entre le monde terrestre et le monde céleste n’est pas sans évoquer le titre marial de Marie Porte du Ciel  ou Panagia Portaitissa (en grec, « Portière » ou « Gardienne de la Porte »), selon la terminologie de l’icône orthodoxe. On pense aussi à l’illustration de William Blake pour le frontispice de Jerusalem: The Emanation of the Giant Albion (fig.15) montrant Los, l’un de ses personnages allégoriques, portant un globe éclairé qui pousse une porte dans l’obscurité comme une métaphore de l’exploration du monde visible et invisible.

William Blake (1757-1827) L’entrée de Los dans la tombe (Los entering the Grave) Illustration pour Jerusalem, 1804-1820, Yale Center for British Art (New Haven, Connecticut), aquarelle

fig.15 William Blake (1757-1827) L’entrée de Los dans la tombe (Los entering the Grave) Illustration pour Jerusalem, 1804-1820, aquarelle ©Yale Center for British Art (New Haven, Connecticut)

Un tableau-méditation

Ainsi, dans une époque marquée par la montée de l’incroyance, de nombreux artistes cherchèrent à représenter la puissance de la foi à l’image de William Holman Hunt qui l’incarna de manière christocentrique dans la figure stable et concrète du Jésus de La Lumière du monde. Ce tableau-méditation propose au spectateur un savant mélange de textes évangéliques dont le discours est renforcé par l’éloquence des symboles. Les paraboles du bon grain et de l’ivraie, des vierges sages et des vierges folles se mêlent habilement au texte de l’Apocalypse, en proposant une image nouvelle efficace et lisible, propre au sentiment anglais victorien pétri d’évangélisme. Cela contribua au succès de cette image morale en inspirant de nombreuses variations artistiques qui en ornèrent les murs des foyers protestants. Poursuivant sa quête du « vrai Dieu et vrai homme », Hunt part en Orient en 1854 pour tenter de capter la lumière de la Palestine où s’était incarné « La Lumière du monde » qui l’avait si intimement ébloui comme en témoigne son œuvre postérieure.

©Gabrielle de Lassus Saint-Geniès

(Article publié dans la revue L’Homme Nouveau, n°1558 du 18 janvier 2014, p.11-15.)

[1] Le mouvement Haute Église (High Church) est un courant de l’anglicanisme né dans l’Église d’Angleterre lors de la Restauration anglaise (1660-1688). Il désigne les fidèles qui militent pour l’observation précise des règles liturgiques. 

[2] John Henry Newman, Apologia Pro Vita Sua, Ad Solem, (1865) 2008, p.382.

[3] Les quakers qui forment l’une des branches du protestantisme basent leur foi sur le principe de « lumière intérieure » (inner light) et appellent les croyants les « Enfants de la Lumière » (Children of Light).

[4] The Pillar of the Cloud, le 16 join 1833, John Henry Newman, Verses on various occasions, Londres : Longmans, Green & Co, 1903, pp.156-157.