Un poème de Jean Lorrain dédié à Gustave Moreau

Gustave Moreau (1826-1898) Orphée, 1865 huile sur bois, © RMN-Grand Palais (Musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski

Gustave Moreau (1826-1898) La mort d’Orphée, 1865
huile sur bois,
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

Épilogue

à Gustave Moreau

I

Le rapsode était mort; la lyre en bois sculptée
Gisait près du cadavre au milieu du torrent.
La Muse entre ses bras prit la tête en pleurant,
La tête encor saignante et fraîchement coupée,

La posa sur la lyre et, de ses doigts tremblants
Ayant fermé la bouche adorable et crispée,
Baisa ce front de neige et fixa ces yeux blancs,
D’une immense douleur de femme enveloppée.

« Adieu, murmura-t-elle, ô doux poète errant
« Qui marchait ébloui dans la nature fée,
« Escorté des lions et la tête coiffée

« De lauriers d’or, ta tête aux grands yeux transparents
« Est donc à jamais vide et la voix étouffée,
« O Sublime échanson de philtres enivrants.

II

« Sous les grands bois émus tu marchais triomphant
« Et moi je te suivais par les fraîches Tempées.
« Ton souffle m’emportait et, le front dans le vent
« De tes vers, je chantais sans songer aux épées.

« Ton poème emplissait le monde encore enfant.
« Farouche, précédant le troupeau des Napées
« Je gagnais avec toi les larges échappées,
« Sur les cimes, dans l’aube et le soleil levant.

« Le sang coule aujourd’hui de ton beau corps d’albâtre. »
Elle dit ; ses bras nus, chargés d’un triple rang
D’anneaux d’or, se tordaient sur sa robe bleuâtre

Et les hommes avaient ce tableau déchirant :
Le front sanglant d’un dieu porté par une fée.
La muse au fond des bois pleurait la mort d’Orphée. »

Jean Lorrain (1855-1906) Le Sang des Dieux, 1882