Quand la prière se fait peinture, l’Angélus de Millet une icône du XIXe siècle

Fig.1 Jean-François Millet (1814-1875) L’Angélus, 1857/1859, huile sur toile, 55,5×66 cm, musée d’Orsay, Paris, Legs d’Alfred Chauchard, 1909 © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay)

L’Angélus : un titre-prière 

Rien ne sert de gloser sur L’Angélus de Millet (fig.1) sans relire d’abord la prière séculaire de la Salutation à Marie que tout français récitait trois fois par jour, matin, midi et soir en pensant aux défunts de sa famille au XIXe siècle. La prière se présente sous forme de repons en portant l’œuvre : le duo des silhouettes qui se détachent, un homme et une femme, fait écho à ce dialogue spirituel au milieu du monde terrestre.

V. Angelus Domini, nuntiavit Mariae
R/ Et concepit de Spiritu Sancto.

Ave Maria, gratia plena,
Dominus tecum.
Benedicta tu in mulieribus,
et benedictus fructus ventris tui, Iesus.
Sancta Maria, mater Dei,
ora pro nobis peccatoribus, nunc et in hora mortis nostrae.

V. Ecce ancilla Domini.
R/ Fiat mihi secundum verbum tuum.
Ave Maria…

V. Et Verbum caro factum est.
R/ Et habitavit in nobis.
Ave Maria…

V. Ora pro nobis, sancta Dei Genetrix.
R/ Ut digni efficiamur promissionibus Christi.

Oremus. Gratiam tuam, quaesumus, Domine, mentibus nostris infunde; ut qui, Angelo nuntiante, Christi Filii tui incarnationem cognovimus, per passionem eius et crucem, ad resurrectionis gloriam perducamur. Per Christum Dominum nostrum.
R/ Amen.

Il est 18h. Les cloches sonnent au loin. C’est l’heure de l’Angélus, Le couple de paysans a interrompu sa tâche et s’apprête à rentrer chez lui. Il va bientôt faire nuit. L’horizon se dissout dans la brume de la fin de journée et l’ombre commence à creuser davantage les sillons de la terre. Les oiseaux s’envolent, haut dans le ciel. La fourche est plantée dans le sol, la brouette est chargée. Ils ne peuvent pas porter davantage. Certainement, l’homme se chargera de la faire rouler avec difficulté dans la terre inégale et la femme l’accompagnera en emportant le panier. Étonnamment, ils se tiennent seuls dans ce grand champ de pommes de terre. Nul enfant, nul autre paysan ne les accompagne dans ce labeur harassant. Sont-ils déjà tous partis ? Le champ n’appartient-il qu’à ce jeune ménage ? Ils ont « enduré le poids du jour » selon l’expression évangélique (Mt, 20, 12), mais non pas la chaleur car nous sommes certainement en octobre, période de la récolte des patates. Le calendrier républicain français avait d’ailleurs donné au 11e jour de vendémiaire (22 septembre-21 octobre) le symbole de la pomme de terre…Malgré le travail éreintant, tous les deux sont calmes et apaisés. La paix coule et ruisselle autour d’eux de telle sorte que leur intériorité irradie dans le paysage. Leurs deux visages, auréolés d’un halo de lumière, dépassent la ligne d’horizon, en scandant le clocher de l’église que leurs traits indistincts prolongent. L’homme a enlevé son chapeau avec respect comme si l’espace était devenu une chapelle à ciel ouvert. Et la mémoire de celui qui regarde, ou de celui qui peint, se souvient inconsciemment d’une autre scène. Il y a là une réminiscence, des silhouettes en filigrane, comme un lointain souvenir de l’Archange et de la Vierge, transformant cette scène en réinterprétation semi-laïque de l’Annonciation où la femme répond et acquiesce à l’homme qui s’incline. Les deux êtres unis par la récitation des mêmes paroles, guident le regard du spectateur et plus ils se penchent vers l’ombre de la terre, plus nous levons les yeux vers la luminosité du ciel. 

 Philip Lodewijk Jacob Frederik Sadée, La récolte de pommes de terre (Potato digging) 1875,Whitworth Art Gallery, University of Manchester huile sur bois, 28.4 x 59.1 cm, ©Whitworth Art Gallery, University of Manchester

Fig. 2 Philip Lodewijk Jacob Frederik Sadée (1837-1904), La récolte de pommes de terre (Potato digging) 1875, Whitworth Art Gallery, University of Manchester, huile sur bois, 28.4 x 59.1 cm ©Whitworth Art Gallery, University of Manchester

Histoire d’une icône 

Le tableau de Jean-François Millet (1814-1875), peintre de Barbizon est présenté à l’Exposition universelle de Paris en 1867 et remporte un grand succès. Il passe dans les mains de plusieurs collectionneurs dont Alfred Stevens, puis il est acheté par Alfred Chauchard en 1906, qui le lègue à l’État français en 1909. Conservé au musée du Louvre jusqu’en 1986, il se trouve aujourd’hui au musée d’Orsay. Entre temps, cette image-archétype a fait le tour du monde, popularisée par les gravures, les photographies et reproduite sur des objets de la vie quotidienne (assiettes, tapisseries, carreaux, vaisselle). Léon Gambetta en fait l’éloge dans l’Écho de Paris du 11 juin 1889 en admirant « la leçon morale et politique » de l’oeuvre. Salvador Dali lui consacre une réflexion en 1938 dans Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet (publié en 1963) et plusieurs variations picturales comme l’Angélus architectonique de Millet (1933, fig.3), Réminiscence archéologique de l’Angélus de Millet (1933), Les Atavismes du crépuscule, phénomène obsessif, 1933-34).

Salvador Dali, L'Angélus architectonique de Millet, 1933, Perls Galleries, New-York, huile sur toile, 73 X 60 cm, ©Perls Galleries, New-York

Fig. 3 Salvador Dali, L’Angélus architectonique de Millet, 1933, Perls Galleries, New-York, huile sur toile, 73 X 60 cm ©Perls Galleries

Dali est persuadé que, derrière le panier aux pieds de la paysanne, se cache une boîte noire qui serait le cercueil d’un enfant de six ans. Mais quel paysan du XIXe siècle songerait à enterrer son enfant dans son champ de pomme de terre ? Cette hypothèse semble bien absurde. Dali est probablement victime des « souvenirs précrépusculaires et crépusculaires » de son enfance et reconnaît lui-même que ses associations d’idées ont un aspect délirant,  même s’il demanda au Louvre de radiographier le panier en question ! Effectivement, une sorte de boîte noire y apparaîtrait : on aimerait que le Louvre (ou le musée d’Orsay) mette en ligne cette radiographie pour pouvoir la voir et l’analyser. On sait que Millet voulait surtout se souvenir de la prière pour les morts que sa grand-mère récitait. Plus prosaïquement, une mise en perspective avec l’histoire agro-alimentaire de la période permet de recontextualiser cette oeuvre mythique.

La pomme de terre au siècle de Jean-François Millet

Thomas Frederick Mason Sheard (1866-1921), Un homme récoltant des pommes de terre (A Man Digging Potatoes),1890 huile sur toile, 139.5 x 109 cm, Oxford City Council

Fig. 4 Thomas Frederick Mason Sheard (1866-1921), Un homme récoltant des pommes de terre (A Man Digging Potatoes),1890,
Oxford City Council, huile sur toile, 139.5 x 109 cm ©Oxford City Council

Tubercule de la famille des famille des solanacées, la pomme de terre (Solanum tuberosum) originaire d’Amérique latine est introduite en Europe au XVIe siècle. Sa culture se développe en France grâce à l’impulsion de l’agronome Antoine Parmentier (1737-1813), jusqu’au XIXe siècle où elle devient une force sous-jacente de la Révolution industrielle, en permettant de nourrir des foules d’ouvriers et de paysans. Elle aide à lutter contre la famine et la sous-nutrition et soutient les soldats en temps de guerre, notamment durant les campagnes napoléoniennes. De nombreux artistes  ont représenté la culture, la récolte, l’épluchage et la consommation des pommes de terre à l’image de Jules Bastien Lepage (fig.7), Thomas Frederick Mason Sheard (fig.4), Philip Lodewijk Jacob Frederik Sadée (fig.2), Van Gogh, Ernest Higgins Rigg (fig.6).

Entre 1845 et 1849, le mildiou, ou « maladie de la pomme de terre » provoque une grande famine en Irlande (Irish Potato Famine) entraînant des conséquences désastreuses et une misère décrite par le peintre George Frederick Watts dans son tableau Famine irlandaise (fig. 5). Plusieurs botanistes et mycologues d’Europe, Marie-Anne Libert, Camille Montagne, Miles Joseph Berkeley et Anton de Bary vont analyser et identifier ce champignon néfaste.

 George Frederic Watts () Famine irlandaise (Irish Famine) Watts Gallery, 1850, huile sur toile, 180.3 x 198.1 cm, ©Watts Gallery

Fig 5. George Frederic Watts (1817-1904) Famine irlandaise (Irish Famine), Watts Gallery, 1850, huile sur toile, 180.3 x 198.1 cm ©Watts Gallery

Le 19 septembre 1846, la Vierge apparaît dans le petit village de La Salette en annonçant que l’impiété des hommes entraîne des récoltes désastreuses de blé, de raisin, de noix et de pommes de terre (1). La portée de ce message est particulièrement intéressante quand on le replace de le contexte contemporain, en permettant de comprendre combien la piété populaire était attachée à la récitation des prières à la Vierge ou aux saints, aux processions, aux rogations.  Si les récoltes n’étaient pas bénies, elles ne seraient pas fécondes et entraîneraient la famine et la mort. En invoquant le Ciel, on assurait ainsi la protection de la terre.

Ernest Higgins Rigg, Les Ramasseurs de pomme de terre (The Potato pickers) Bradford Museums and Galleries, huile sur toile, 122 x 184.5 cm, ©Bradford Museums and Galleries

Fig. 6 Ernest Higgins Rigg (1868-1947), Les Ramasseurs de pomme de terre (The Potato pickersBradford Museums and Galleries, huile sur toile, 122 x 184.5 cm ©Bradford Museums and Galleries

Dans son chapitre consacré à La pomme de terre dans l’ouvrage L’Industrie agricole (1901), François Convert écrit les remarques suivantes : « La pomme de terre est une plante robuste qui s’accommode des terrains médiocres et des climats les plus rudes. Elle a cependant des ennemis que Parmentier ne pouvait pas prévoir et qui ont compromis un moment son essor. C’est notamment un champignon que de Bary a décrit dans ses moindres détails sous le nom de Peronospora infestans. Son invasion a pris, de 1845 à 1850, en Irlande, les proportions d’une véritable calamité ; elle a causé beaucoup de mal aussi en France. Heureusement on a trouvé dans les aspersions au sulfate de cuivre le moyen d’en arrêter les dégâts. » Convert déplore aussi les attaques des doryphores (doryphora decemlineata) mais il constate que l’introduction de la culture de la pomme de terre en France ne cesse de gagner du terrain. Les enquêtes officielles du ministère de l’agriculture comptent 30 000 à 40 000 hectares au commencement du siècle, plus de 900 000 hectares en 1840, 1.200 000 hectares en 1862, 1.300 000 hectares en 1882 à 1. 474 000 hectares en 1892, jusqu’à 1.558. 464 000 hectares en 1897 (2).

 Jules Bastien Lepage, Saison d'octobre, récolte de pommes de terre ,1879, National Gallery of Victoria, Melbourne, huile sur toile, ©National Gallery of Victoria, Melbourne

Fig. 7 Jules Bastien Lepage (1848-1884), Saison d’octobre, récolte de pommes de terre,1879, National Gallery of Victoria, Melbourne, huile sur toile, ©National Gallery of Victoria

L’Europe rurale dessine le visage d’une Madone protectrice des terres agricoles ou d’un Christ bénissant les champs, en tissant des images où les symboles évangéliques du blé, de la grappe de raisin se mêlent à la représentation de la nature travaillée par l’homme. La Vierge des Moissons (fig.8), oeuvre de jeunesse d’Eugène Delacroix, inspirée des Madones italiennes croise la fécondité des gerbes de blé avec la fécondité des âmes qu’elle enfante à la Grâce. Le peintre britannique Thomas Francis Dicksee présente dans Le Christ au Champ de Blé (fig.9) une figure drapée de blanc du Sauveur tenant un épi, fruit du travail de l’homme mais aussi  allusion à la moisson divine des paraboles comme celle du bon grain et de l’ivraie (Mt, 13, 24-30). Millet, qui n’était pas vraiment croyant, n’a pas peint de Vierge ni de Christ, préférant donner un sens sacré à la nature en exaltant avec un pinceau inspiré la trace de la lumière dans les champs, l’effort du vanneur, l’auréole d’un arc-en-ciel (voir notamment Printemps au musée d’Orsay), l’ombre du labeur humain et le geste saint des glaneuses. Fils de paysan, ayant lui-même bêché, pioché, labouré dans sa jeunesse, il a peint la stricte vérité sans l’enjoliver ni l’enlaidir. La pieuse simplicité de son Angélus rappelle à tous comme est grande la dignité de l’homme et de la femme quand ils sont fidèles à l’idéal qui les unit.

©Gabrielle de Lassus Saint-Geniès, 13 décembre 2015

Eugène Delacroix, Vierge des Moissons, 1819

Fig. 8 Eugène Delacroix (1798-1863), Vierge des Moissons, 1819, église Saint Eutrope d’Orcemont

Thomas Francis Dicksee (1819-1895) Le Christ au Champ de Blé (Christ of the Cornfield) 1883, collection particulière, huile sur toile, 139.7x104.1 cm ©Christie's

Fig. 9 Thomas Francis Dicksee (1819-1895) Le Christ au Champ de Blé (Christ of the Cornfield) 1883, collection particulière, huile sur toile, 139.7×104.1 cm ©Christie’s

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Message de La Salette, le 19 septembre 1846 (cliquer sur le lien)  » (…) Si la récolte se gâte, ce n’est rien qu’à cause de vous autres. Je vous l’avais fait voir l’an dernier par les pommes de terre, vous n’en avez pas fait cas. C’est au contraire : quand vous en trouviez des pommes de terre gâtées, vous juriez, vous mettiez le nom de mon Fils au milieu. Elles vont continuer, et cette année, pour la Noël, il n’y en aura plus. (…) Si vous avez du blé, il ne faut pas le semer. Tout ce que vous sèmerez, les bêtes le mangeront et ce qui viendra tombera tout en poussière quand on le battra. Il viendra une grande famine. Avant que la famine vienne, les petits enfants au-dessous de 7 ans prendront un tremblement et mourront entre les mains des personnes qui les tiendront. Les autres feront pénitence par la famine. Les noix deviendront vides, les raisins pourriront.(…)S’ils se convertissent, les pierres et les rochers deviendront des monceaux de blé et les pommes de terre seront ensemencées par les terres (…) »

(2) François Convert, L’Industrie agricole, 1901, p.159-160 (cliquer pour accéder au document)