LIRE ET RELIRE Le jardin perdu de Jorn de Précy

     Publié en 2011 Le jardin perdu de Jorn Précy est une amusante mystification imaginée par les éditions Actes Sud, avec un avant-propos de Marco Martella qui se présente comme le traducteur du texte anglais. Auteur imaginaire de l’époque victorienne, Jorn de Précy (1837-1916) est mis en scène dans cet essai où il écrit ses pensées et sa philosophie sur l’art des jardins à la première personne. Cet auteur anglais d’origine islandaise y décrit notamment la jardin de Greystone qu’il a créé dans l’Oxfordshire, hélas aujourd’hui disparu même s’il n’a jamais existé : tout ce qu’il en dit donne envie de le visiter pour s’imprégner du fameux Genius loci, l’esprit du lieu qui hante les pages de ce livre court, facile et agréable à lire.

     Le livre est divisé en chapitres consacrés aux grands axes de la pensée de Jorn de Précy, dandy paysagiste et architecte de rêves : le jardin comme lieu de désobéissance, le jardinier animiste, le jardinier de la terre, créer avec le génie du lieu, le jardin sauvage. On y croise Gertrude Jekyll, William Morris, Alexander Pope, John Keats, John Ruskin, William Robinson, Herman Hesse, qu’ils soient évoqués comme des personnages de l’entourage de Jorn de Précy ou simplement cités. L’ouvrage se clôt sur un percutant plaidoyer en faveur du « jardin sauvage », un jardin libéré des contraintes artificielles où humain se contenterait d’intervenir de façon ponctuelle et presque invisible, tout en rendant aux dieux et aux nymphes leur pouvoir mystérieux….Une conception très avant-gardiste pour un livre dont la publication serait prétendument antérieure à 1916. Le Jardin Perdu est jalonné de concepts parfois trop contemporains pour être crédibles ce qui met la puce à l’oreille (la théorie du non agir, le jardinier paresseux, les évocations de l’anthropocène, les influences du taoïsme et des philosophies orientales, la critique des jardins de type pavillonnaire, etc.)…mais l’idée est ingénieuse et amusante et laisse le lecteur sous le charme de ce texte rempli de belles réflexions dont certaines méritaient d’être relevées. En voici une sélection ci-dessous :

  •  « Il m’arrive encore aujourd’hui, lorsque je me promène dans mon lieu, d’éprouver, comme cette toute première fois, la sensation que dans le jardin le monde peut trouver, comme par magie, un ordre heureux. »

 

  • « Le jardinier ne connaît pas de rupture entre l’oeuvre de la main, celle de l’esprit et celle du coeur ! »

 

  • « Le jardinage, cher lecteur, n’est qu’un dialogue ininterrompu avec la terre. » 

 

  • « Il est des lieux qui semblent résister mieux à cette destruction lente et apparemment inévitable. Des endroits qui parviennent à réserver leur âme et que la bêtise de la civilisation n’arrive pas à édulcorer facilement. Là, l’expérience de la beauté, du mystère vivant de l’être est encore accessible au commun des mortels. Je parle bien entendu, des jardins. » 

 

  • « Un jardin (le philosophe exigeant me pardonnera la banalité de ces propos) est toujours un lieu frémissant, un concentré de vie. Pendant qu eue parle, les tiges des végétaux de mon jardin continuent de s’allonger ; les bourgeons deviennent fleur ou feuilles ; les insectes déposent leurs larves ; les abeilles transportent le pollen ; sous l’eau, les têtards se métamorphosent en grenouilles, et ainsi de suite dans un foisonnement créatif qui ne s’arrête jamais. Même en hiver, sous la terre gelée, le lieu grouille de vie. (…) Et puisqu’il est une croissance constante, le jardin est toujours en mouvement. (…) Le temps du jardin est donc celui de la vie. » 

 

  • « Les beaux parcs anciens n’étaient pas faits pour des princes mais pour que n’importe qui puisse s’y comporter en prince. »

 

  • « À un ami qui me demandait, il n’y a pas longtemps, quelle est la plus grande qualité d’un amoureux du jardinage, j’ai répondu, sans hésiter : la modestie. Je lui ai cité des vers d’un poète praguois, selon qui, ‘le chemin vers l’oeuvre se fait à genoux’, car un vrai jardinier doit constamment faire preuve d’humilité et s’effacer devant sa création. Son oeuvre est à recommencer sans cesse et, il le sait, elle le dépasse toujours. Son travail est un travail de moine, minutieux, amoureux, patient, à accomplir à l’écart du monde, à la lumière d’une foi profonde et doucement aveugle.(…) Mais pour l’instant, tandis qu’il travaille au jardin, il jette de temps à autre un coup d’oeil vers le monde au-delà des murs d’enceinte, et il ne le comprend pas vraiment. Pourquoi tant de bruit et d’agitation ? Pourquoi si vite ? Et puis pourquoi se hâter tout le temps, toujours en quête de Dieu sait quel soulagement, alors qu’il suffit de baisser les yeux vers la terre ? « 

 

  • « Que se passerait-il, si l’homme civilisé renonçait à conquérir la nature et commençait à habiter la terre ‘en jardinier’ ?  Il ne s’agit pas simplement de préserver les beaux paysages des assauts de la modernité, mais de modifier en profondeur notre relation au vivant, jusqu’à considérer la planète entière comme un vaste jardin. Car, si le jardin est le seul lieu où le rêve d’une relation harmonieuse entre homme et nature est encore réalisable pourquoi ne pas élargir les frontières de cette utopie à l’échelle de la terre ? »

 

  • « Consultez en tout le génie du lieu« . 

 

  • « Travailler avec le génie du lieu, c’est créer dans le lieu lui-même. On ne conçoit pas un jardin dans la solitude d’un bureau, en dessinant sur des feuilles de papier avec une règle et un compas, mais en interrogeant constamment le lieu. Rien de mystique dans cela. Interroger un lieu veut dire, par exemple, comprendre de quoi est composée sa végétation, de quelle manière le soleil le frappe et les vents le balayent, à quel type de climat il est soumis. Tous ces éléments vont déterminer le type de végétaux que vous allez planter, les endroits les meilleurs pour le faire, les plantes qu’il convient de laisser et celles qu’il vaut mieux arracher, et ainsi de suite. Mais il faut également comprendre de quelle manière les arbres s’élancent vers le ciel, comment le site interagit avec le paysage qui l’entoure, comment les éléments présents, l’eau, les pierres, les oiseaux et les coccinelles, cohabitent dans le même enclos. Pour parvenir à cela, il faut apprendre l’art de regarder et celui de la patience, que nous avons désappris depuis longtemps, mais aussi, et surtout, écouter. »

 

  • « Ce n’est pas le lieu qui doit s’adapter à vous, c’est l’inverse. »

 

  • « Or, pour moi, c’est l’ensemble du jardin qui exige d’être libéré de toute forme artificielle. La nature poussant librement, à peine guidée par la main du jardinier, doit pouvoir dialoguer avec la demeure, l’espace du végétal doit se mélanger avec celui de l’humain jusqu’à se confondre avec lui.« 

 

  • « Était-ce un choix délibéré de ma part lorsque j’ai planté le jardin ? Créer un univers clos où la laideur du monde moderne, de l’histoire même, n’entrerait pas, pour que la joie dont un jardin est capable soit encore plus intense ? Je ne saurais le dire. Toujours est-il que mon jardin est coupé du monde, comme si des murs infranchissables les séparaient. » 

 

  • « Pour le poète comme pour l’empereur, le jardin était un refuge face à l’histoire. Un espace où l’amertume se métamorphoserait, par magie, en bonheur. Un lieu où se retirer du monde pour se consacrer à la méditation, à l’art, à la consolatio philosophiae. »

 

  • « Mais le jardin, lui, reste un étranger ou un survivant dans notre époque. Nous avons vu que dans la société moderne il n’a pas de place véritable car il incarne tout ce que la civilisation occidentale a laissé derrière elle : la poésie, la liberté, le bonheur profond, simple, d’être au monde. » 

 

  • « Les jardins survivront. Je le crois. Tant qu’il y aura des êtres humains qui chercheront à renouer un dialogue avec la nature, il y aura de vrais jardins, donc de l’espoir. Ils survivront en tant que lieu de dissidence. N’ont-ils pas déjà ce rôle, que jamais ils n’auraient pensé devoir tenir ?  » 

 

  • « Le jardin n’est jamais perdu. Aussi, étant trop vieux pour croire aux révolutions, et n’ayant jamais eu de goût pour les manifestes politiques, je ne prône qu’une forme de rébellion : le jardinage. Faites des jardins ! De vrais jardins, bien sûr, des lieux insoumis, hors normes.  (…) Choisissez le style qui vous convient. Faites un tracé sur la surface de la terre, qui se prête toujours volontiers aux rêves des hommes, plantez un jardin et soignez-le. Et protégez aussi les jardins qui restent et qui résistent, les vieux enclos plantés qui viennent de loin et qui continuent à rêver malgré le bruit insensé qui les entoure. Oeuvrez avec les poètes, les magiciens, les danseurs et tous les autres artisans de l’invisible pour rétablir le mystère du monde. De cette manière, vous ferez face au forces contraires qui, aujourd’hui, semblent plus puissantes que tout. Vous n’opposerez pas une idéologie ou un projet politique au système en place, mais un simple lieu et ses valeurs simples. Vous n’aurez pas le désir absurde de changer le monde, vous ferez juste une petite place à la vie. »

 

©GLSG, le 24 juillet 2020