LIRE ET RELIRE Paris est une fête d’Ernest Hemingway

Paris_est_une_fete Encore merci à l’aimable amie qui m’a offert pour cadeau d’anniversaire Paris est une fête (titre original A moveable feast)  d’Ernest Hemingway (1899-1961). Dans ce livre sobrement nostalgique, l’écrivain âgé se remémore la période parisienne de sa vie, durant les années 1920, au lendemain de la première Guerre Mondiale. Le jeune américain né à Chicago s’y était établi entre 1921 et 1926 avec sa femme Hadley et leur fils, afin de faire son apprentissage de métier d’écrivain tout en étant reporter, correspondant  et journaliste en Europe. Mais c’est l’écrivain malade, ayant reçu le Prix Nobel de littérature en 1954, qui ramène ici, à la surface du temps, les ombres de ses souvenirs et des personnages croisés dans sa jeunesse.

Dans de courts chapitres qui se succèdent sans liens narratifs véritables sinon les bribes de la mémoire retrouvée, comme une promenade sous forme de réminiscences dévidées pas après pas,  Hemingway décrit la vie de bohème du Paris de Picasso, d’Apollinaire, du Quartier Latin (il habita 72 rue du Cardinal Lemoine) et de Montparnasse. Sa préface reflète son intention: « Si le lecteur le souhaite, ce livre peut être tenu pour une oeuvre d’imagination. Mais il est toujours possible qu’une oeuvre d’imagination jette quelque lueur sur ce qui a été rapporté comme un fait. » Son imagination n’est pas si imaginative que cela car elle est toujours fondée sur des éléments réels. Hewingway est partisan d’un style dépouillé, du fait impartial décrit tel qu’il est dans la vérité la plus nue que rien n’enjolive ni n’enlaidit.

L’on croise donc de nombreux américains exilés ayant connu la guerre, cette fameuse génération sacrifiée ou « génération perdue » (« You are all a lost generation ») comme le qualifiait la riche collectionneuse Gertrude Stein qu’Hemingway cite et à laquelle il répond indirectement :« (…) et je pensais que toutes les générations sont perdues  par quelque chose et l’ont toujours été et le seront toujours (…) » Il avait noué avec elle une amitié littéraire et artistique et lui rendait de fréquentes visites au 27  rue de Fleurus où elle recevait dans  un grand appartement rempli de peintures cubistes.  

Nous suivons donc notre écrivain en arpentant Paris, en passant par la Closerie des Lilas, l’Ile Saint Louis, l’Ile de la Cité, le Pont Neuf, la Tour d’Argent, les Deux Magots, Shakespeare and Co, les quartiers du Panthéon, sans oublier quelques escapades à la montagne (car Hemingway et sa femme aimaient beaucoup skier) et une virée comiquement désastreuse à Lyon avec Scott Fitzgerald.  Ici et là surgissent poètes ou écrivains: le généreux  Ezra Pound, Blaise Cendrars « avec son visage écrasé de boxer », le critique Ford Madox Ford, Pascin et ses modèles, James Joyce l’Irlandais, Ernest Walsh « L’homme marqué par la mort’, Wyndham Lewis « Le ver mensurateur », Evan Shipman et son whisky, Ralph Cheever  Dunning l’opiomane  et d’autres, notamment Scott et Zelda Fitzgerald alors en pleine crise conjugale et en train de sombrer tous les deux dans l’alcoolisme. Si Zelda et Ernest Hemingway ne s’aimaient pas, Scott Fitzgerald qui avait derrière lui une certaine renommée acquise entre autre avec Gatsby le Magnifique (The Great Gatsby),influença et soutint son ami Hemingway en l’aidant à lancer sa carrière littéraire déjà prometteuse. A cette époque le jeune auteur Ernest est tourmenté par la question du style. Il lit beaucoup, se documente sur les écrivains russes, français ou anglo-saxons et emprunte la plupart des livres qu’il peut trouver chez la charmante libraire de Shakespeare & Co dirigée par Sylvia Beach. Son livre est truffé de références à Stendhal aussi bien qu’aux auteurs de sa génération.

Paris est une fête se lit comme une succession de petits scénarios, de flash-backs descriptifs. L’aspect anecdotique du livre laisse le lecteur à la surface des choses et dans des relations finalement superficielles. L’absence d’adjectifs reflète le souci d’Hemingway d’aligner des évènements par le biais de descriptions résumées à l’essentiel. L’économie de mots et l’art de la litote sont les arguments de sa victoire littéraire. L’on peut dire que sa réflexion est monacale au sens d’une pensée dépouillée du superflu. Hemingway n’est pas intéressé par une analyse proustienne des sentiments et des choses mais par la description la plus simple et la plus formelle des faits qu’il a vécus et qui ont marqué sa mémoire et son imagination. Il les revit dans leurs conséquences connues et c’est alors que l’on trouve dans le texte une substance plus profonde comme sa description mélancolique de la fuite des saisons à Paris, c’est à dire la fuite du temps de manière plus métaphorique: « C’était le seul moment de vraie tristesse à Paris, car il y avait là quelque chose d’anormal. Vous vous attendez à être triste en automne. Une partie de vous-même meurt chaque année, quand les feuilles tombent des arbres dont les branches demeurent nues sous le vent et la froide lumière hivernale; mais vous savez déjà qu’il y aura toujours un printemps, que le fleuve coulera de nouveau après la fonte des glaces. Aussi, quand les pluies froides tenaient bon et tuaient le printemps, on eût dit la mort inexplicable d’un adolescent. Et même si le printemps finissait toujours par venir, il était terrifiant de penser qu’il avait failli succomber. »

Paradoxalement la réflexion la plus vraie sort de la bouche d’un autre écrivain, Evan Shipman, conscient de la nécessité d’une écriture dont la vérité ne soit pas violée par la célébrité: « Il nous faut plus de mystères authentiques dans nos vies, Hem, me dit-il un jour. Ce qui manque le plus à notre époque, c’est un écrivain sans ambition et un poème inédit vraiment important. Mais, bien sûr, il faut vivre. »

On finit Paris est une fête sur une rupture temporelle, sentimentale et amicale, avec le même sentiment de satisfaction insatisfaite qui hantait Hemingway le sceptique, et l’on voudrait le lire en anglais pour vraiment saisir le rythme de l’ouvrage et les nuances de son écriture: « Mais Paris était une très vieille ville et nous étions jeunes et rien n’y était simple, ni même la pauvreté, ni la richesse soudaine, ni le clair de lune, ni le bien, ni le mal, ni le souffle d’un être endormi à vos côtés dans le clair de lune. » Après la fête et le champagne il faut ramasser les débris et les épaves: Hemingway se suicidera après une vie mouvementée, ponctuée d’accidents,  quatre mariages et trois divorces; les époux Fitzgerald se déchireront avant que Francis Scott ne devienne alcoolique et que Zelda soit diagnostiquée schizophrène; Ezra Pound passera dans le clan Mussolinien; Pascin deviendra alcoolique dépressif et finira par se pendre; Ralph Cheever Dunning se laissera mourir de faim sous l’emprise de l’opium.

Non, cette génération ne fut perdue par la guerre mais perdue parce qu’elle crut au mythe de la notoriété, perdue parce qu’elle se trompa sur elle-même en se regardant dans le miroir troublé des illusions, perdue par ses amitiés trahies, perdue par l’alcool,  perdue par la drogue, perdue par l’argent et perdue par le triste revers de la célébrité. Néanmoins la littérature a gagné avec A moveable feast une oeuvre majeure qui sera toujours une fête pour les lecteurs qui savent apprécier le talent d’un américain comme Hemingway quand il trempe sa plume dans l’encrier de ses souvenirs français!

Copyright, G.L.S.G. le 12 Janvier 2012