EXPOSITION : The Cult of Beauty (V&A Museum)

Choosing, par G.F. Watts, 1864

Choosing, par G.F. Watts, 1864

THE CULT OF BEAUTY
The Aesthetic Movement 1860-1900

Exposition du Victoria & Albert Museum (Londres, 2 avril-17 juillet 2011)

Voyage de l’Oiseau-Lyre, le mardi 19 Avril 2011

L’Art a cet avantage subtil : réserver d’inattendues promenades et des surprises esthétiques alors que l’on croit souvent connaître ses artifices. Allez à l’exposition « Le Culte de la Beauté »  du Victoria & Albert Museum et vous ne pourrez que mesurer le génie anglais de la deuxième moitié du XIXème siècle. Cette nation privée de Beaux-Arts dès la Réforme a su se doter en un siècle d’une école de peinture, de dessin, et de sculpture, découvrir et développer de nouvelles techniques et imposer des styles artistiques dont nous sommes encore aujourd’hui les héritiers inconscients. « Le Culte de la Beauté » rend hommage à cette effervescence intellectuelle et artistique qui anima les salons, les galeries et les ateliers anglais entre 1860 et 1900. En quarante ans, les Arts anglais ont su développer et transformer les acquis de la première moitié du XIXème siècle afin de créer un mouvement autonome quoique animés de tendances diverses, comme un tohu-bohu de styles appelés à être dociles au même idéal : l’Aestheticism.

En faisant ce pèlerinage esthétique,  l’on ne peut que ressentir à quel point la révolution industrielle avait des avantages pratiques certes, mais des inconvénients stylistiques, comme si la science restait la marâtre de l’Art épris de beauté, de liberté et de gratuité. La modernité avait réduit les distances grâce au chemin de fer, découvert le pouvoir de la fée-électricité, inventé télégraphes, téléphones et phonographes mais l’artiste ne parvenait pas à trouver en elle la poésie nécessaire pour son grand-œuvre (Même les impressionnistes peignaient les gares avec des touches de lumière et des flous bleus comme pour conjurer l’austérité des matériaux du machinisme). D’autre part le miracle de la photographie était bien plus capable d’étreindre la réalité que le pinceau d’un peintre aussi perspicace soit-il. Ainsi, l’artiste britannique du choisir entre le chemin de fer et la Divine Comédie, les crinolines ou les robes antiques, entre l’Art « Moral » ou l’Art pour l’Art (Art for Art’s Sake). Plusieurs suivirent cette dernière voie, tels qu’Oscar Wilde, Whistler, Frederic Leighton, Walter Crane, Aubrey Beardsley, Albert Moore, et d’autres, en écho aux théories françaises de Théophile Gautier (« En général dès qu’une chose devient utile, elle cesse d’être belle »). En 1882, l’ouvrage de Walter Hamilton intitulé The Aesthetic Movement contribue à établir le mouvement en lui donnant une pensée et une littérature.

L’ « Art pour l’Art » revendique la jouissance de l’Art pour lui-même en le dégageant de toute moralité, toute contingence, tout aspect anecdotique, au profit d’une contemplation pure et sans objet véritable. De nouveaux types de beautés sont exaltés pour eux-mêmes dans un seul but : la délectation artistique. L’un des reproches qui sera fait à ce courant sera d’avoir fait de l’artiste un décorateur plus qu’un créateur, un obsédé du motif plus qu’un génie de l’invention picturale. Quoi qu’il en soit l’influence de ce mouvement transforma en profondeur de nombreux domaines liés entre eux par la même quête esthétique : mobilier, vêtement, orfèvrerie, bijouterie, arts du livre, gravure ou céramique.

En effet, les stations du chemin de roses de cette exposition possèdent bien peu d’épines. Ces peintures sont stupéfiantes de splendeurs naïves : elles représentent des femmes dégagées des contingences matérielles qui ne sont jamais malades (sinon d’amour), vivant dans des palais antiques imaginaires, des enchanteresses languides sur des sofas de satin, des muses ensommeillées couronnées de lys, des prêtresses drapées de plis légers et d’azalées marchant en des temples vagues, ou des jeunes filles jouant avec des poissons rouges dans une totale indolence parnassienne. Nul souci ne guette ces ravissantes créatures aussi décoratives qu’inutiles, sinon peut-être l’ébréchure d’une tasse de thé japonaise ou la page d’un livre déchiré par un zéphyr importun…

Oui, notre regard peut rester interdit et s’interdire de pénétrer dans ces œuvres superficielles: il ne reste alors plus qu’à sortir après avoir traversé les successions de salles en se bouchant les rétines avec les verres fumés du mépris et du dédain.

Oui, notre regard aussi peut prendre le temps d’entrer dans l’univers de ces attachants artistes dont la vaste culture et les talents divers se succèdent, en chair de matières et en os de concepts face à nos pupilles !

Notre époque ne sait plus voir quel était l’objectif de ces artistes. C’est le mérite de cette exposition que de plonger le visiteur dans l’univers de cette fin de siècle afin qu’il saisisse l’idéal qui anima ces âmes qui préférèrent décorer leurs maisons de lys, de paons, d’orchidées, de porcelaines japonaises, plutôt que des cactus de l’acier et de papiers peints représentant les progrès techniques et leurs brouillards de charbons.

Cette splendide succession d’objets d’art divers et variés nous aide à comprendre que ces esprits cherchèrent à capter un idéal de beauté à travers la représentation idéalisée de la vie, de la nature et de la femme. Ils tentèrent de capturer les instants de grâces que l’existence offre parfois, tout en les parant des vertus propres à exalter l’idée de synesthésie qui leur était si chère, dans le sillage de Baudelaire et de Mallarmé. La jouissance était esthétique dans la mesure ou elle était intellectuelle : art et littérature, peinture et poésie, représentations et philosophies sont intimement liées en ces œuvres. Et tous les sens sont appelés à participer à cette contemplation physique et spirituelle : le spectateur peut entendre les couleurs des coraux de Sandys ou du jaune-canari de la robe de l’Esther de Millais, il peut goûter le parfum des cerises de Leighton (Mother and Child), il peut toucher les roucoulements des colombes et les cris des paons ou sentir les brumes de Venise des gravures de Whistler, il peut lire la poésie des cadres de Dante Gabriel Rossetti afin de s’imprégner de l’atmosphère que ce dernier voulait créer dans ses œuvres. L’art ne reproduit pas le visible pour ces esthètes : il transfigure le visible après l’avoir fait passer par l’entonnoir de l’idéalisme et de la grâce.

Et l’on marche en cette exposition comme en un plaisant pèlerinage, au son des poèmes récités par des voix graves et chaleureuses. L’imagination se débride, les pinceaux lient et délient des scènes comme un chapelet de visions graves et souriantes.

1er Mystère: The Search for a New Beauty (1860s)

Caricature d'Oscar Wilde, The Bard of Beauty

Caricature d’Oscar Wilde, The Bard of Beauty

Cette salle invite à revenir aux origines de l’Aesthetic Movement en évoquant le mouvement préraphaélite et ses pionniers : Rossetti, Edward Burne-Jones, William Morris et leur cercle influent. La Belle Iseult, seule toile peinte par Morris avec l’aide amicale de Rossetti nous montre la belle infidèle se contempler dans un miroir médiéval en rattachant sa ceinture avec mélancolie. La photographie de Jane Morris, épouse de William Morris et muse de Rossetti présentée dans la vitrine suivante rappelle les liens qui unissaient et inspiraient ces artistes. Le spectateur peut ensuite contempler une collection de porcelaines de Chine, la fameuse « Blue and White » porcelaine de Nankin dont s’entichèrent Whistler, Rossetti et Wilde (qui en remplit sa chambre d’étudiant à Oxford) et dont se moquèrent aimablement les caricatures du satiriste Georges du Maurier. L’art du livre est représenté par divers recueils imprimés, reliés et décorés avec soin, audace et vigueur, et traitant généralement de poésies, de légendes médiévales ou de romances nostalgiques, sous le regard de l’énigmatique poète Charles Algernon Swinburne dont le portrait par William Bell Scott a été généreusement prêté par le Balliol College d’Oxford.

Pavonia, Frederic Leighton, 1858

Pavonia, Frederic Leighton, 1858

Nul ennui dans cette visite : la variété et la profusion des techniques est source d’émerveillement. La Veronica Véronèse de Rossetti, splendide dans son velours vert, est bien présente, prête à saisir l’inspiration de son archet en écoutant l’oiseau qui chante dans sa cage, les portraits se succèdent : la Pavonia de Leighton, les femmes de Frederick Sandys, la Bocca Bacciata de Rossetti, avant que l’œil ne soit captivé par la Procession en Asie Mineure de Leighton, longue frise déroulant des figures antiques en compagnie d’aimables fauves. La célèbre chambre-salon de Rossetti du 16, Cheyne Walk (dans le quartier londonien de Chelsea) a été reconstituée avec ses miroirs, tableaux primitifs italiens, japonaiseries, candélabres, tapisseries et curiosités, permettant d’entrer davantage encore dans l’intimité du peintre.

2ème Mystère: Art for Art’s Sake (1860-80s)

The Beguiling of Merlin, Edward Burne-Jones, 1872

The Beguiling of Merlin, Edward Burne-Jones, 1872

La méditation esthétique continue avec l’évocation de la Grosvenor Gallery, temple de l’Art ouvert en 1877 par Sir Lindsay et sa femme, dans le but de créer une alternative aux expositions de la Royal Academy of Art. Les peintures d’Edward Burne-Jones, de Watts et de Whistler y firent sensation. On peut ainsi voir The Beguiling of Merlin par Burne-Jones, toile aux chairs ivoirines et aux entrelacs de serpents et de feuillages vénéneux, ainsi que Laus Veneris (peint d’après le poème de son ami Swinburne), Love and Death de Watts, admiré par Oscar Wilde, avec la figure tragique du dos de la Mort drapée de blanc face à l’amour-enfant impuissant. Tragique !

Love and Death par Watts

Love and Death par Watts

Nocturne en bleu et or, Old Battersea Bridge, Whistler

Nocturne en bleu et or, Old Battersea Bridge, Whistler

Whistler est très présent avec la fameuse peinture Nocturne : Old Battersea Bridge et ses bleus mystiques saupoudrés d’or, son portrait de Thomas Carlyle isolé dans ses gris, ainsi que ses symphonies blanches nostalgiques que les critiques ne comprirent pas. La texture légèrement floue et embrumée de ses œuvres différait de l’aspect lisse et léché des peintures populaires académiques dans lesquelles le bourgeois, le commerçant ou le banquier devaient pouvoir lire clairement les éléments de l’action, comme ils lisaient leurs pointilleux carnets de comptes et leurs précis relevés de finances….sans doute !

La Femme de Loth par Hamo Thornycroft

La Femme de Loth par Hamo Thornycroft

L’influence de l’Orient et de l’Antiquité sur le mobilier et les objets d’art de l’Aestheticism est évoquée à travers des services à thé raffinés, des paravents élaborés, des sofas « à l’étrusque », des bijoux (dont le superbe bracelet en forme de serpent antique créé par Alma Tadema pour sa femme, avec le prénom de cette dernière écrit en grec, ou encore une tiare du bijoutier italien Castellani) et des statues (La Femme de Loth par Thornycroft, douloureuse figure de sel au regard crispé et drapée dans l’immobilité de son incrédulité). Le Tepidarium d’Alma Tadema côtoie les peintures d’Albert Moore aux tons pastels et voluptueusement sèches.

Paravent par William Eden Nesfield, 1867

Paravent par William Eden Nesfield, 1867

3ème Mystère: Beautiful People & Aesthetic Houses (1870-90s)

Le développement de l’Aestheticism autour de la Grosvenor Gallery engendra un grand nombre de commandes, de décors et de mécènes convertis au style de Whistler et à l’idéal de l’Art for Art’s Sake. La salle suivante met en avant le rôle de Whistler dans la mise en scène de ses œuvres et son influence encore aujourd’hui lorsque l’on constate le soin apporté au décor autour des œuvres par les commissaires d’expositions artistiques. Whistler avait le souci de l’élégance, de l’éclairage, de l’agencement des couleurs et des tableaux…et de l’humour car il imprimait dans les notices accompagnant ses œuvres les commentaires désobligeants de ses critiques et détracteurs. Le célèbre procès qui l’opposa à Ruskin est évoqué, ainsi que ses vues de Venise qui le sauvèrent de la ruine ! (On peut notamment voir avec quel soin il se préoccupa de l’impression de ces gravures. L’aspect brouillé et précis était obtenu après avoir essuyé minutieusement les planches d’impression à certains endroits).

Les costumes, portraits et bijoux de la salle suivante offrent de chatoyantes visions dont une « tea-gown » (robe pour l’heure du thé !). Les femmes de ce mouvement se débarrassèrent de leurs corsets bien avant l’intervention de Mademoiselle Chanel au profit de tenues amples et souples. Une vitrine expose le papillon butterfly cypher (signature de Whistler) d’or offert par le dandy Robert de Montesquiou à Whistler en cadeau de mariage (1888), ainsi que la broche en forme de cœur présente dans le tableau The Blue Bower donnée par Rossetti à Jane Morris.

Teapot, par Christopher Dresser, 1879

Teapot, par Christopher Dresser, 1879

L’aménagement des maisons se modifia peu à peu. Les cartons de papier-peint, les tables, les tapisseries, les carreaux peints, les horloges, les services à thé (dont l’amusant Teapot de Christopher Dresser), la fabuleuse Porte des Quatre Saisons de Thomas Jekyll (un portail de jardin en métal au décor de Belle au Bois-Dormant), les vases ont été choisis avec soin. Ils permettent d’imaginer les intérieurs de la fin de l’époque victorienne. Par ailleurs, ils offrent dans le contexte de l’exposition un décor de choix autour de la reproduction virtuelle de The Peacock Room créée par Whistler pour la Leyland collection. Cette pièce a été rachetée par les Américains et se trouve aujourd’hui à la Freer Gallery mais elle a été filmée et reproduite ici. On y discerne les paons dorés se battant (image des mésententes entre Whistler et son mécène !), les porcelaines chinoises et la peinture de La Princesse du Pays de Porcelaine.

4ème Mystère: Late-flowering Beauty (1880-90s)

Siegfried, par Aubrey Beardsley, 1892

Siegfried, par Aubrey Beardsley, 1892

Works of Chaucer, par William Morris

Works of Chaucer, par William Morris

Enfin la dernière étape propose avec intelligence de remplacer le terme de « Décadence » qui fut appliqué à l’Aestheticism pendant le XXème siècle par le terme de « Late-Flowering Beauty », expression contestable mais qui corrige l’injustice du mot précédent, inadapté et étroit pour décrire un mouvement de qualité qui eut une influence considérable et non négligeable. Les ultimes salles exposent d’amusantes caricatures d’Oscar Wilde, les charmants livres pour enfants de Kate Greenaway ou de Walter Crane, ainsi que de superbes exemplaires de livres enluminés et imprimés manuellement par Burne-Jones qui se plaisait à dire que « Les livres sont un monde en eux-mêmes » (« Little worlds all to themselves »). Comme il a raison ! On peut voir des exemplaires de la Salomé d’Oscar Wilde illustrés par Beardsley à l’âge de 21 ans, ou une de ses planches de Siegfried, prodigieuse et magnifique encre au raffinement minutieux. Le rythme musical de The Golden Stairs de Burne-Jones, l’étrange Jardin des Hespérides de Leighton (au cadre plus beau que le tableau en lui-même), Le Bain de Psyché, narcissique et nacré de Leighton, et la statue de l’Eros d’Alfred Gilbert (qui surplombe Piccadily Circus) achèvent de nous bercer dans une torpeur d’anges, de créatures hybrides et de sommeils mythologiques.

Midsummer, par Albert Moore

Midsummer, par Albert Moore

Finalement la visite de The Cult of Beauty est comme un corridor de rêves : on en sort béatement assommé de méditations fleuries, portant un carquois d’illusions dorées dans la main et des guirlandes de perles qui s’égarent dans les rues de Londres.Et l’on trouve curieux qu’il existe encore des voitures et des pots d’échappements sous l’ardent soleil de South Kensington.

G.L.S.G., le 4 avril 2011