Lire et relire Sur la Route de Jack Kerouac

« J’étais à mi-chemin de la traversée de l’Amérique, sur la ligne de partage entre l’Est de ma jeunesse et l’Ouest de mon avenir, et c’est peut-être pourquoi cela m’est arrivé justement en cet endroit et à cet instant, par cet étrange après-midi rougeoyant. »

Jack Kerouac / Frederick W. McDarrah / Gelatin silver print,1959 / National Portrait Gallery, Smithsonian Institution © Fred W. McDarrah

fig.1 Jack Kerouac / Frederick W. McDarrah / Gelatin
silver print,1959 / National Portrait Gallery, Smithsonian
Institution © Fred W. McDarrah

Pour prolonger les vacances avec un voyage salutaire dans le métro, on ouvre Sur la route (On the Road) de Kerouac en se munissant absolument d’une carte de l’Amérique pour ne pas se perdre. En voiture, c’est parti !

Un chemin initiatique

Réputé pour ses manuscrits tapés d’un jet à la machine à écrire, l’américain Jack Kerouac né en 1922 et mort en 1969 (fig.1) écrit comme un poète aux semelles d’or et aux mains pleines de cambouis. La première version de Sur la Route date de 1950 sous le titre American Times, puis une nouvelle édition est publiée en 1951. Le fameux « tapuscrit » est présenté actuellement à l’expo Beat Generation au Centre Pompidou où les commissaires ont majestueusement déployé les 36,50 m du roman comme une autoroute vertigineuse de rouleaux de papier calque joints (fig.2).

La Beat Generation est un mouvement artistique éclectique qui s’étend d’environ 1943 à 1969 aux USA. Il est issu de la rencontre de Philip Lamantia, Jack Kerouac, William S. Burrough, du photographe Allen Ginsberg. Tous ont en commun de s’exprimer à l’aide des moyens modernes et des nouveaux médias comme la caméra, les enregistrements, les machines à écrire, le magnétophone, l’appareil photo, le tourne-disque.

Jack Kerouac, On the Road, tapuscrit original, 1951, papier calque, ©collection James. S. Irvay

fig.2 Jack Kerouac (1922-1969) On the Road, tapuscrit original, 1951, papier calque  ©collection James. S. Irsay © Estate of Anthony G. Sampatacacus and the Estate of Jan Kerouac © John Sampas, Executor, The Estate of Jack Kerouac

Jack Kerouac enregistre par exemple l’album Readings on the Beat Generatio(fig.3). Certains artistes emploient la technique aléatoire du Cut up (découpe de phrases de journaux au hasard) dans une intention proche de l’écriture automatique du Surréalisme. Il est difficile de donner des frontières à ce mouvement épars faits d’actes ponctuels et personnels parfois mis en commun. Dans Sur la Route, le mécanisme impulsif du style de Kerouac ne s’embarrasse pas de manières, de discrétions et de paravents. Il est cash sans être trash, dirions-nous sans élégance. Ca jure, ça boit, ça vole, ça lit, ça conduit, ça fait l’amour, ça se dispute, ça se drogue, ça écoute du jazz, ça fume…On sent le vent courir dans les cheveux, la violence abrupte des paysages, la vie rude et forte comme un coup de révolver. Les garçons ressemblent à des cow-boys égarés, les filles à des serveuses blondes qui prennent de la benzédrine et rêvent à de beaux partis sans les trouver.  Kerouac (alias Sal Paradise) narre sa folle traversée de l’Amérique, ses espoirs, ses illusions, ses déceptions, avec la rage de vivre accrochée au coeur, transformant son récit en mythologie de la beat generation.  Il se fait le témoin d’une jeunesse assoiffée de sensations qui brûle la vie par tous les bouts pour en défier la tristesse absurde autant que les espérances :

(2) Voir Jack Kerouac, Album Readings on the Beat Generation (Verve), 1960 ©Paris, collection particulière Images

fig.3 Jack Kerouac, Album Readings on the Beat Generation (Verve), 1960 ©Paris, collection particulière

« Mais alors il s’en allient, dansant dans les rues comme des clochedingues, et je traînais derrière eux comme je l’ai fait toute ma vie derrière les gens qui m’intéressent, parce que les seules gens qui existent pour moi sont les déments, ceux qui ont la démence de vivre, la démence de discourir, la démence d’être sauvés, qui veulent jouir de tout dans un seul instant, ceux qui ne savent pas bâiller ni sortir un lieu commun mais qui brûlent, pareils aux fabuleux feux jaunes des chandelles romaines explosant comme des poêles à frire à travers les étoiles et, au milieu, on voit éclater le bleu du pétard central et chacun fait : « Aaaah! » Quel nom donnait-on à cette jeunesse-là dans l’Allemagne de Goethe ? »

Il nous emporte dans sa chevauchée fantastique tourbillonnante dans le sillage du solaire Dean Moriarty et de sa bande d’amis de fortune qu’ils rejoignent à chaque étape : Carlo Marx, Elmer Hassel, Roy Johnson, Rémi Boncoeur, Old Bull Lee, Chad King, Tim Gray, Marylou, Babe Rawlins, Camille, etc. Les amitiés beatnik se nouent et se disloquent sur fond de soleil couchant rouge « couleur de raisins écrasés, avec des balafres rouge bourgogne ». Finalement, l’essentiel est de suivre la route dont ce n’est pas tant la destination qui compte que le voyage et ses rencontres improbables. La route c’est le chemin initiatique de le jeunesse vers l’âge adulte, c’est une tangente existentielle : « La route du saint, la route du fou, la route d’arc-en-ciel, la route idiote, n’importe quelle route. C’est une route de n’importe où pour n’importe qui n’importe comment. » Dans le même esprit,  James Dean crève l’écran en 1955 dans Rebel without a Cause (La Fureur de Vivre) du réalisateur Nicholas Ray.

Don Quichotte en automobile qui cherche le bonheur autant que sa dulcinée, il part à la conquête du Monstre Américain qui ouvre sa gueule comme Leviathan:

« Je tournai là-haut jusqu’à ce que je fus pris de vertige ; je crus que j’allais choir en rêve en plein dans l’abîme. Oh, où est la fille que j’aime ?  et je regardais  partout, comme j’avais partout fouillé le petit monde en dessous. Et, devant moi, c’était l’immense panse sauvage et la masse brute de mon continent américain ; au loin, quelque part de l’autre côté New York, sinistre loufoque, vomissait son nuage de poussière et de vapeur brune. Il y a, dans l’Est, quelque chose de brun et de sacré ; mais la Californie est blanche comme la lessive sur la corde, et frivole – c’est du moins ce que je pensais alors. »

Mythologie américaine et jazz

« On était tous d’accord pour la musique et en pleine harmonie. La pureté de la route. La ligne blanche du milieu de l’autostrade se déroulait et léchait notre pneu avant gauche comme si elle avait collé à notre étrave. Dean ployait son cou musculeux, en maillot de corps par cette nuit d’hiver, et faisait beugler son moteur. »

Jack Vartoogian/Getty Images Jazz Legend Miles Davis on trumpet leading his Quintet at a concert in the Schaefer Music Festival series at Wollman Skating Rink in Central Park, New York City on July 8, 1969.

fig.4 Miles Davis au Schaefer Music Festival, Central Park, New York, le 8 juillet 1969 ©Jack Vartoogian/Getty Images

Kerouac participe à créer une véritable mythographie de l’Amérique en décrivant les USA et ses clichés devenus grâce à un style abrupt qui alterne avec des méditations poétiques superbes. Il décrit « l’étrange Mythe Mélancolique de l’Ouest » qu’il oppose au « Sombre et surnaturel Mythe de l’Est ». Tout y est : Ford, Coca Cola, motels, San Francisco, L.A., la Nouvelle Orléans, Chicago, Denver, Sacramento, Nevada, New York. Dean vont faire le tour de l’Amérique jusqu’au Mexique.  Le jazz y est exalté avec les figures de Rollo Greb, George Shearing, Louis Armstrong, Miles Davis (fig.4), Charlie Parker, Roy Eldridge, Dizzie Gillespie. Le rythme du jazz se fait l’écho du rythme de l’écriture de Kerouac comme mouvement, balancement, rupture, reprise. Il décrit plus particulièrement l’essence du « it » :

« Voilà un gars et tout le monde autour, hein ? C’est à lui de mettre en forme ce qui est dans la tête de chacun. Il attaque le premier chorus puis il déroule ses idées, bonnes gens, bien sûr, bien sûr, mais tâchez de saisir, et alors il se hausse jusqu’à son destin et c’est à ce niveau qu’il doit souffler. Tout à coup, quelque part au milieu du chorus, il ferre le it ; tout le monde sursaute et comprend ; on écoute ; il le repique et s’en empare. Le temps s’arrête. Il remplit le vide de l’espace avec la substance de nos vies, avec des confessions jaillies de son ventre tendu, des pensées qui lui reviennent, et des ressucées de ce qu’il a soufflé jadis. Il faut qu’il souffle à travers les clés, allant et revenant, explorant de toute son âme avec tant d’infinie sensibilité la mélodie du moment que chacun sait que ce n’est pas la mélodie qui compte mais le it en question… » Le jazz permet d’exprimer la souffrance et le joie d’une humanité en quête de sens : « De temps à autre, un cri d’une harmonie limpide inspirait l’espoir neuf d’une mélodie qui serait un jour la suprême mélodie au monde et ravirait de joie les âmes des hommes. »

La fuite

Extrait du film On the Road

fig.4 Photo du film On the Road (Sur la route) du réalisateur Walter Salles, adapté du roman homonyme de Jack Kerouac, sorti en 2012.

« Quel est ce sentiment qui vous étreint quand vous quittez des gens en bagnole et que vous les voyez rapetisser dans la plaine jusqu’à, finalement, disparaître ? C’est le monde trop vaste qui nous pèse et c’est l’adieu. Pourtant nous allons tête baissée au-devant d’une nouvelle et folle aventure sous le ciel. »

Les héros préfèrent fuir quel qu’en soit le prix, plutôt que de rester dans la médiocrité du quotidien. Chaque occasion devient un prétexte pour conduire et partir, même s’il faut laisser proches et amis. Le réalisateur Walter Salles en tire un road-movie en 2012 avec Kristen Stewart, Sam Riley, Garrett Hedland, Viggo Mortensen, Kirsten Dunst (fig.4).  La route c’est aussi pour Dean la quête du père qu’il n’a jamais connu, l’oubli de ses déboires sentimentaux, et un exutoire grisant qui lui permet de vivre par-delà le bien et le mal : « Nous avions encore bien du chemin à faire. Mais qu’importait, la route, c’est la vie. » Tout y est extrême : la sensibilité ou l’insensibilité, la timidité et la confiance en soi, les caresses et les coups, l’ignorance et le savoir (allusions littéraires au Grand Meaulnes de Fournier à Edgar Poe, à Proust). Après la route suivie par les chercheurs d’or, Kerouac trace en Amérique la cartographie de la route des anges de feu déchus Sal Paradise et Dean Moriarty. Les perspectives de l’écrivain dépassent en réalité les frontières des USA pour s’étendre au concept de « route » comme chemin accessible à tous pourvu que l’on veuille bien partir :

« La route doit en fin de compte mener dans le monde entier. Il n’y a pas un coin où elle ne puisse aller, hein ? »

Gabrielle de Lassus Saint-Geniès,  le 17 septembre 2016

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Note : voir notamment l’exposition Beat Generation au Centre Pompidou du 22 juin 2016  au 3 octobre 2016 (de 11h00 à 21h00, Galerie 1)