LIRE ET RELIRE Quand hurlent les loups d’Aquilino Ribeiro (1958)

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Retour au pays natal

Tout commence…par un retour ! Dans les années 1930, Manuel Louvadeus revient dans son village du Portugal après dix années d’absence. Le roman alterne entre le récit de ses aventures et ses circonvolutions entre le Portugal et le Brésil où il a tenté sa chance, comme tant d’autres, pour se faire chercheur d’or et de pierres précieuses. Mais dix ans après, son pactole demeure énigmatique autant que la personnalité de ce héros libre. D’emblée la langue rauque et chatoyante d’Aquilino Ribeiro (1883-1963) inspire confiance au lecteur qui pénètre dans son foyer avec le héros en lui faisant ressentir ses émotions : retrouvailles avec sa femme, ses enfants alors que les sensations de l’enfance reviennent en bouffées de nostalgie rassurante (« Il y eut une petite pause, chacun plongé à nouveau dans l’océan des choses qu’il portait dans son cœur ; Le chat vint, la queue dressée, effleurer les jambes de Louvadeus comme si lui aussi le reconnaissait comme son seigneur et maître et voulait faire la paix, ou lui assurer qu’il n’avait pas eu peur (…) »). Voilà la vie avec ses joies et ses peines résumées en cette scène magistrale qui ouvre le livre où abonde un langage riche et des images franches.

Mais la situation initiale est rapidement bouleversée. Bientôt le village accourt à la nouvelle et notre héros est plongé dans ses intrigues. Ou plutôt « l’intrigue » car le gouvernement menace de boiser la fameuse serra, terre ancestrale et sauvage des paysans locaux (« la serra est berceau, paladium, autel même. »). De fil en aiguille le roman nous fait vivre l’inquiétude des villageois face au danger qui les guette, symbole aussi de la mutation d’un monde où l’homme de la ville prend le dessus sur l’homme de la terre (« Le progrès, Monsieur l’ingénieur, est une opération, ce n’est pas une morale, j’en conviens. Boisez la serra et soyez certain que vous allez perturber dangereusement l’ethos du montagnard. A vous, messieurs, instruits de la rerum natura, peu vous chaut, je le sais bien. (…) L’âme de l’habitant s’est formée avec ces collines pétrifiées et ces torrents aux multiples rebonds. »).

Un style brillant

Ribeiro campe ses personnages avec une familiarité savoureuse mâtinée de termes et d’expressions locales au moyen d’un langage pittoresque rempli de jeux de mots qui donnent envie d’être portugais pour mieux les comprendre. Il exprime avec un raffinement brut l’esprit de ses personnages lusitaniens en posant un regard teinté d’une ironie affectueuse sur les paysans aux « mains ressemblant à des pelles » au contraire des notables du village qu’il brosse de manière plus caustique comme le Dr Labao « qui était un parfait opportuniste tournant à tous les vents ». On sent une générosité littéraire qui ne s’embarrasse pas de vocabulaire stérile. Ribeiro déploie une vraie corne d’abondance d’adjectifs, de comparaisons et de verbes truculents et goûteux comme un Ribera de la plume. Chaque chapitre présente une scène digne d’un tableau de genre : les mimiques, les caractères, l’aspect des vêtements, la couleur de l’atmosphère et l’odeur du soleil : chaque détail est peint vigoureusement (jusqu’à la mouche qui tourmente les visages !) avec son stylo-pinceau savoureux qui résulte davantage du poil de loup que du poil de martre. Il y a de l’humour picaresque en faveur de la défense de la terre mais surtout une satire politique et sociale contre les petits fonctionnaires et l’absurdité d’un pouvoir judiciaire bêtisier confié à des incapables.

Les loups de la serra

Les loups hantent le roman depuis le titre jusqu’à la fin au sens propre et au sens figuré. Alors que les vrais loups habitent la serra, les « loups humains » s’en disputent la propriété. La révolte des villageois conduit des coupables et des innocents en prison jusqu’au procès de polichinelle qui met en scène les paysans face aux notables du droit portugais. Commet ne pas rire, sinon sourire, devant l’ironie rabelaisienne avec laquelle Ribeira décrit les uns et les autres (« Un des assesseurs, Aldaberto Fernandes, avait tout d’un boucher, grand, vigoureux, le teint rubicond, et jusque dans le maniement du coutelas quand il s’agissait d’appliquer la loi. Au temps du gibet, il aurait été homme, à défaut de bourreau, à passer la corde. (…) L’autre assesseur, José Romas Coelho, passait pour être un zéro absolu. Insaisissable et silencieux comme le congre (…) Pâle, sec, les yeux gélatineux. Vieux garçon et misogyne. (…). ») L’inculture, la filouterie, la rusticité mais aussi le bon sens des paysans ne parviennent pas à triompher de la magouille des avocats véreux et des juges parvenus. On suit le procès fantoche dont la médiocrité se déploie à travers des arguments ridicules, des faux-témoins et des situations grotesques. Indirectement c’est une critique de la société du progrès qui cherche à enfermer l’homme libre dans sa cage législative. Le courageux avocat Rigoberto est la conscience de l’histoire qu’il résume parfaitement : « Voilà la fable du loup et de l’agneau, l’éternelle histoire du faible et du fort, du juge qui cherche un responsable, et voici qu’étant pour le saisir son iniquité est démasquée. »

Enfin, Teotonio le grand-père de Manuel les vengera tous par le sang et l’incendie de la serra, avant que la nature ne reprenne peu à peu ses droits. La scène finale est magistrale grâce à la métaphore des loups affamés au bord de la pureté de la rivière qui révèle les ossements d’un bougre assassiné. Bien que tout ne soit que vanité, l’homme demeure un loup pour l’homme de génération en génération semble conclure notre ami écrivain. Il l’expérimenta lui-même puisqu’il eut affaire à la froide justice après la publication de ce roman en 1958.

Et surtout merci à Manuel-Antoine Cardoso-Canelas pour avoir participé à cette brillante traduction française et pour m’avoir fait découvrir un auteur que je ne connaissais guère.

Copyright G.L.S.G., le 25 mai 2013