LIRE ET RELIRE Degas Danse Dessin de Paul Valéry (1936)

« Il ne cherche que la vérité dans le style et le style dans la vérité ».

Paul Valéry à propos d’Edgar Degas

Le livre Degas Danse Dessin résume en trois « D » les souvenirs et les impressions d’un grand écrivain fasciné par un grand peintre : Paul Valéry (1871-1945) face à Edgard Degas (1834-1917). Paul Valéry semble ici ouvrir un carnet d’esquisses littéraires émaillant ses descriptions anecdotiques de réflexions sur l’Histoire des Lettres et des Arts. Dédié à la Comtesse de Béhague, le livre est composé d’une trentaine de chapitres de formes inégales, courts ou longs, qui sont comme autant de feuillets et d’études que l’on cueillerait en les piochant au fur et à mesure dans un carton à dessin :

« Comme il arrive qu’un lecteur à demi distrait crayonne aux marges d’un ouvrage et reproduise, au gré de l’absence et de la pointe, de petits êtres ou de vagues ramures, au regard des masses lisibles, ainsi ferai-je, selon le caprice de l’esprit, aux environs de ces quelques études d’Edgar Degas. »

Nul doute que Degas aurait été amusé par cet ouvrage et l’on se plaît à l’imaginer griffonnant les marges de croquis et de caricatures aussi piquantes que son esprit. D’ailleurs, la première édition était accompagnée de gravures de Degas*. Une exposition a eu lieu en 20217-2018 sur ce sujet au musée d’Orsay afin de mettre en valeur l’amitié intellectuelle de ces auteurs.

*Ce qui n’est pas le cas de toutes les publications. Si votre livre n’en contient pas, il faut évidemment se précipiter vers des oeuvres de Degas en ligne ou dans des ouvrages illustrés en parallèle.

PAUL VALÉRY, DEGAS ET LES ROUART

Le peintre Edgar Degas et l’écrivain Paul Valéry

Degas et Valéry se sont rencontrés vers 1893 ou 1894, dans l’hôtel de la rue de Lisbonne du collectionneur Henri Rouart par l’entremise de l’un de ses quatre fils. Ernest Rouart contribuera d’ailleurs à livrer quelques témoignages personnels mis en fin du livre, ainsi que Berthe Morisot. Henri Rouart « adorait et admirait Degas ». Tous deux étaient camarades de collège au lycée Louis-le-Grand et s’étaient perdus de vue avant de se retrouver par le plus grand des hasards durant la guerre de 1870, alors que Rouart devient le capitaine de Degas dans l’artillerie. Depuis, ils ne se quittent plus :

« Tous les vendredis, Degas, fidèle, étincelant, insupportable anime le dîner chez Monsieur Rouart. Il répand l’esprit, la terreur, la gaieté. Il perce, il mime, il prodigue les boutades, les apologues, les maximes, les blagues, tous les traits de l’injustice la plus intelligente, du goût le plus sûr, de la passion la plus étroite, et d’ailleurs la plus lucide. »

Quand Paul Valéry décrit le caractère et la vie de Degas c’est un exigeant qui dépeint un intransigeant ! Degas a du sang napolitain. C’ est un « grand disputeur », « raisonneur terrible », « jetant les mots les plus durs » et « Alceste, près de lui, eût fait figure d’homme faible et facile » (…) Il avait aussi des heures charmantes » . Leur rencontre n’est pas particulièrement marquante :  » Il se montra aimable avec moi, comme l’on est avec qui n’existe guère. Je ne valais pas un coup de foudre. »

DEGAS ET LA DANSE

Edgar Degas, Danseuses dit aussi Groupe de danseuses, détail, entre 1884-1885, pastel sur papier, 78,3 x 77,2 cm ©Paris, musée d’Orsay. Dist. RMN- Grand Palais / Patrice Schmidt.

Bien sûr, Valéry parle d’emblée de la Danse et des « danseuses absolues » du peintre, indissociables de la grande thématique du mouvement et du temps du mouvement en général et dans les arts : « La Danse est un art des mouvements humains » (…). Le rôle de la musique apparaît organique, intimement liée aux notions de durée, d’intervalles et de temps, mais surtout Valéry rappelle l’effet de miroir de la danse : « Or, la Danse engendre toute une plastique : le plaisir de danser dégage autour de soi le plaisir de voir danser. » Il fait un parallèle étonnant avec la nature en décrivant magnifiquement un ballet de méduses entrevu un jour sur un écran, en montrant combien elles offrent un spectacle inattendu de formes, un univers où le repos n’a pas de place comme la danse. Bergson n’est pas loin !

LA MAISON ET L’ATELIER DE DEGAS

Edgar Degas, Femme se coiffant, la lettre, 1888-1892, collection particulière, fusain ©Auction, vente du 21 novembre 2019

Valéry nous emmène au 37, rue Victor Massé dans le 9e arrondissement de Paris, où vécut l’éternel vieux célibataire qu’était Degas. Il décrit ses manières, ses manies et son humeur bonne ou mauvaise selon les jours. Au premier étage, l’artiste a constitué son « musée » avec des oeuvres acquises par achat ou par échange (Corot, Ingres, une étude de danseuses, etc.) Au second étage se trouve une salle à manger où la mémoire gustative de Valéry lui fait se souvenir avec dégoût de l’insipidité des plats servis par la vieille Zoé qui tenait le ménage, notamment une marmelade d’oranges bien spécifique. La chambre de Degas est négligée: « Tout dans cette demeure, ramenait à l’idée d’un homme qui ne tient plus à rien qu’à la vie même, et parce qu’on y tient malgré tout et malgré soi. » Il dresse un inventaire digne de Prévert de l’atelier du peintre situé au troisième étage de sa maison :

« Une pièce longue, sous les toits, à large baie vitrée, (des vitres peu lavées), où la lumière et la poussière étaient heureuses. Là s’entassaient le tub, la baignoire de zinc terne, les peignoirs sans fraîcheur, la danseuse de cire au tutu de vraie gaze, dans sa cage de verre, et les chevalets chargés de créature du fusain, camuses, torses, le peigne au poing, autour de leur épaisse chevelure roidie par l’autre main. Le long du vitrage vaguement frotté de soleil, une tablette étroite courait, tout encombrée de boîtes, de flacons, de crayons, de bouts de pastel, de pointes, et de ces choses sans nom qui peuvent toujours rendre service. »

N’oublions pas que Degas est déjà âgé d’une soixantaine d’année quand le jeune Valéry le rencontre. Ils ne sont pas tout à fait de la même génération. Quand Degas, Danse, Dessin est publié, Valéry a la soixantaine et Degas est mort depuis presque vingt ans. Il rappelle combien Degas s’intéressait aux jeunes artistes et son goût pour le nouveau précédé de la photographie : « Il a compris, l’un des premiers, ce que la photographie pouvait enseigner au peintre, et ce que le peintre devait se garder de lui emprunter ».

DEGAS ET SES CONTEMPORAINS

Édouard Manet (1832-1883) Portrait du poète Stéphane Mallarmé, 1876, huile sur toile, 27.2×35.7 cm ©Paris, musée d’Orsay

Valéry met en avant les divers liens intellectuels, amicaux ou familiaux qu’entretenait Degas avec le monde. Il expose notamment les différences de caractère entre le peintre et le poète Mallarmé qui ont du mal à se comprendre et à s’entendre, l’un à cause de son terrible tempérament, l’autre en raison de ses subtilités formelles poétiques. C’est aussi l’occasion pour Valéry de faire une digression et de s’amuser des improbables liens entre la famille Degas et Mallarmé dès la Révolution de 1789 :

« Ces relations coupées d’orages m’étant connues, la découverte que je fis fortuitement du rôle joué par le conventionnel Mallarmé dans la fuite à Naples du grand-père de Degas, et par conséquence, dans la génération de notre peintre, me divertit assez. »

Degas connaissait bien Gustave Moreau mais lui reprochait son goût pour la « bijouterie » de ses peintures et trouvait sinistre sa maison-atelier-musée de la rue de La Rochefoucauld. Bien sûr, Valéry évoque le grand Ingres, génie suprême tant admiré par Degas qui était si critique sur tout sauf sur le peintre de La Grande Odalisque qu’il vénérait comme un dieu. Il eut l’occasion de le rencontrer grâce à la famille Valpinson et n’oublia jamais sa célèbre leçon :« Faites des lignes…Beaucoup de lignes, soit d’après le souvenir, soit d’après nature ! » ou encore « Il faut poursuivre le modelé comme une mouche qui court sur une feuille de papier ».

VOIR ET TRACER

Edgard Degas, Étude de main tenant une palette, vers 1855, dessin ©Paris, musée du Louvre

Le beau chapitre « voir et tracer » se révèle comme une sorte d’aparté personnel de Valéry qui médite sur l’acte de dessiner :

« Il y a une immense différence entre voir une chose sans le crayon dans la main, et la voir en la dessinant (…) Même l’objet le plus familier à nos yeux devient tout autre si l’on s’applique à le dessiner : on s’aperçoit qu’on l’ignorait, qu’on ne l’avait jamais véritablement vu. »

Ses réflexions sont remarquables. Il analyse avec finesse tous les éléments qui entrent en jeu pour que la main et l’oeil s’accordent grâce à la mémoire:

« Mais le commandement de la main par le regard est fort indirect. Bien des relais interviennent : parmi eux, la mémoire. Chaque coup d’oeil sur le modèle, chaque ligne tracée par l’oeil devient élément instantané d’un souvenir, et c’est d’un souvenir que la main sur le papier va emprunter sa loi de mouvement. Il y a transformation d’un tracement visuel en tracement manuel. »

Et le talent de Degas est de parvenir à avoir la confiance dans son geste tout en restant méfiant de sa mémoire. C’est donc, selon l’expression de Valéry, un artiste « sérieux » :

« Si plaisant, si enjoué parût-il quelquefois, son crayon, son pastel, son pinceau ne s’abandonnent jamais. La volonté domine. (..) Il ne cherche que la vérité dans le style et le style dans la vérité ».

DEGAS, LA PHOTOGRAPHIE ET LES CHEVAUX

Edgar Degas, Jockey à cheval, étude pour Avant la course, vers 1872-1873, pierre noire sur calque, collection Senn-Foulds © MuMa Le Havre / Florian Kleinefenn

Il est impossible de parler de Degas sans aborder les chevaux de courses qu’il aimait tant pour leur mouvement, leur allure et toute l’inspiration qu’ils suscitaient chez lui mais aussi son goût pour la photographie. Nous galopons donc sur le cheval de Valéry dans une promenade en perspective cavalière. Il nous rappelle que Degas fut un des premiers à s’intéresser aux photographies de Muybridge à l’époque où cette technique permit de décomposer le mouvement des jambes d’un cheval au galop et de comprendre les erreurs de perception faites autrefois par les artistes. Le sujet du cheval correspond également au caractère impulsif et entier de l’artiste avide de pureté des formes :

« Degas trouvait dans le cheval de course un thème rare qui satisfaisait aux conditions que sa nature et son époque imposaient à ses choix. Où trouver quelque chose de pur dans la réalité moderne ? Or, le réalisme et le style, l’élégance et la rigueur, s’accordaient dans l’être luxueusement pur de la bête de race. D’ailleurs, rien ne pouvait plus séduire un artiste aussi raffiné, aussi difficile et amateur de préparations lointaines, de sélections exquises, et de fin travail de dressage, que ce chef d’oeuvre anglo-arabe. »

L’étude de la photographie fascine Degas qui se lancera lui-même dans de nombreux clichés. Valéry conserve jalousement d’ailleurs l’agrandissement d’une photographie en noir et blanc faite par Degas, montrant Mallarmé et Renoir près d’un grand miroir. Aujourd’hui encore une note de Valéry sous ce cliché en rappelle l’histoire :

« Cette photographie m’a été donnée par Degas, dont on voit l’appareil et le fantôme dans le miroir. Mallarmé est debout auprès de Renoir, assis sur le divan. Degas leur a infligé une pose de 15 min[utes] à la lumière de neuf lampes à pétrole. La scène se passe au 4e étage rue de Villejust n° 40. Dans le miroir on voit ici les ombres de Madame Mallarmé et de sa fille. L’agrandissement est dû à Tasset ».

Edgar Degas, Mallarmé et Renoir, photographie, 1895 ©collection Valéry-Doucet ?

DES FORMES, DE L’INFORME ET DU NU

Edgar Degas, Après le bain, femme s’essuyant, vers 1884-1886 / 1890 / 1900, pastel sur papier vélin, 40,5 x 32 cm. © MuMa Le Havre / Florian Kleinefenn

Valéry se penche sur la stabilité et la consistance des compositions de Degas en rappelant ses points de vue originaux, ses parquets qui cadrent ses tableaux en servant de base solide aux corps en mouvement qu’il y place. Tirer la forme de l’informe, tel est son talent. Valéry cite une anecdote – est-elle vraie ? – qui résume très bien la manière de voir de Degas :

« On prétend qu’il a fait des études de rochers en chambre, en prenant pour modèles des tas de fragments de coke empruntés à son poêle. Il aurait renversé le seau sur une table et se serait appliqué à dessiner soigneusement le site ainsi créé par le hasard qu’avait provoqué son acte. Nul objet de référence sur le dessin ne permettait de penser que ces blocs entassés n’étaient que des morceaux de charbon gros comme le poing. »

Bien sûr, parler de Degas c’est parler du nu, sujet si profane et si sacré, « tantôt symbole du Beau ; et tantôt, celui de l’Obscène ». Valéry rappelle à quel point le peintre avide de formes est nécessairement un avide de nus :

« Ce que fut l’amour aux conteurs et aux poètes, le Nu le fut aux artistes de la forme ; et, comme aux premiers l’amour offrait une diversité infinie de manière d’exercer leurs talents, depuis la représentation la plus libre des êtres et des actes jusqu’à l’analyse la plus abstraite des sentiments et des pensées ; ainsi, depuis le corps idéal jusqu’aux nudités les plus réelles, les peintres dans le Nu, trouvèrent le prétexte par excellence. »

Degas cherche dans le Nu la multiplicité des formes : les gestes variés, l’éventail des possibles, la courbe des jambes, les jeux des mains, le bout des doigts, la torsion des cheveux, les poses des bras…Toute ce que le corps peut produire de formes et d’attitudes le captive surtout lorsqu’il est souple et féminin. On a dit de Degas qu’il était misogyne. Valéry résuma lui-même l’amertume de Degas envers les femmes par cette phrase :  » Son noir regard en voyait rien rose ». Oui, il observait la femme comme un « animal féminin » sous la loupe d’un entomologiste, sans jamais l’idéaliser et allant jusqu’à la disséquer dans sa laideur. Néanmoins, elle est le résultat impeccable du travail d’un artiste-forçat amoureux des formes. Comme un insecte vu à la loupe montre les rayures étincelantes de sa carapace par un savant méticuleux, Degas révèle des coquetteries cachées ou montre ce que l’on pensait connaître par coeur du féminin au point de ne plus le voir. Il exalte la silhouette de la Femme et son éternelle gestuelle : l’entrechat d’une danseuse, la courbe d’un sein, l’impatience d’une jambe, la lassitude d’une nuque, la main qui ploie sous la chevelure brossée… Et comme le savant revient à ses planches d’insectes ou l’herboriste à ses feuilles d’herbier, Degas revient sans cesse à son ouvrage :

« Une oeuvre était pour Degas le résultat d’une quantité indéfinie d’études, et puis, d’une série d’opérations. Je crois bien qu’il pensait qu’une oeuvre ne peut jamais être dite achevée, et qu’il ne concevait pas qu’un artiste pût revoir un de ses tableaux après quelque temps sans ressentir le besoin de le reprendre et d’y remettre la main. Il lui arrivait de se ressaisir de toiles depuis longtemps accrochées aux murs chez ses amis, de les remporter dans son antre, d’où rarement elles revenaient. Certains, dont il était le familier, en arrivaient à cacher ce qu’ils avaient de lui. »

POLITIQUE, MIMIQUE, DIGRESSIONS

Edgar Degas, La chanteuse de café, 1878, pastel ©Cambridge, Fogg Art Museum

Valéry rappelle les idées politiques de Degas, ses ruptures amicales à cause de l’affaire Dreyfus, ses liens avec Clémenceau et ses opinions souvent irréconciliables. Certains s’accrochèrent à son caractère tranchant et abrupt comme un rocher avant de tomber dans le précipice de l’inimitié :

« La politique à la Degas était nécessairement noble, violente, impossible comme lui. »

Curieusement l’on découvre aussi un Degas moqueur qui aime faire des caricatures et des mimiques, réflexe que Valéry attribue au sang napolitain de l’artiste. Grand observateur, il avait du talent pour mimer et retenir les gestes des gens connus ou inconnus qu’il avait l’occasion de rencontrer. L’on pense au tableau de la Chanteuse de café qui se focalise sur la gestuelle et le son de la voix de la femme qui semble irradier dans le tableau. Il faut lire la savoureuse description de la pantomime de Degas narrée à Valéry à propos de l’attitude d’une femme maniaque croisée dans une impériale. Comme dans un miroir d’écriture, chapitre après chapitre, Valéry est lui-même inspiré par l’art de Degas et ne peut s’empêcher de faire des digressions. Tantôt il s’agit de parler de l’intelligence du dessin, tantôt du Romantisme, tantôt de l’art moderne, ou de l’Académisme, des liens entre art et littérature…Il s’agit aussi de décrire les changements qui bouleversent les arts en cette fin de siècle dominée par l’Opinion, la Politique et la Bourse:

« La littérature est devenue maîtresse toute-puissante, créatrice ou destructrice des réputations. La valeur ou l’estime accordée à une oeuvre de peinture dépend du talent de l’écrivain qui l’exalte ou l’abîme ».

DEGAS, POÈTE MÉCONNU

L’un des avantages de la lecture de Degas, Danse, Dessin est celui de découvrir en ce peintre également un poète qui a écrit et publié une vingtaine de sonnets (voir sur Gallica) tout à fait méconnus. C’est un peu ampoulé, un peu forcé, un peu précieux (« bizarre et rare » selon Valéry) mais ils permettent de comprendre à quel point certains thèmes le hantaient : la danse, la pantomime, le cheval ou le dessin. L’un d’entre eux est dédié à José-Maria de Hérédia, un autre (comique !) au perroquet de Mademoiselle Cassatt. Valéry rappelle combien ce genre de poème est revenu à la mode à la fin du siècle. Le sonnet demande du travail ce qui n’était pas pour déplaire à Degas :

« Il ne prisait que ce qui coûte ; le travail en soi l’excitait. Celui du poète, s’il consiste à chercher par des approximations successives un texte qui satisfasse à des conditions assez précises, dut lui paraître comparable au travail du dessinateur tel qu’il le concevait. Mais peut-être fit-il ses premiers vers par plaisanterie ou parodie. »

Les échanges qu’il avait avec Mallarmé témoignent à nouveau de leurs visions si différentes :

« Un jour, m’a-t-il conté, dînant chez Berthe Morisot avec Mallarmé, il se plaignit à lui du mal extrême que lui donnait la composition poétique : « Quel métier ! criait-il, j’ai perdu toute ma journée sur un sacré sonnet, sans avancer d’un pas…Et cependant, ce ne sont pas les idées qui me manquent…J’en suis plein…J’en ai trop… » Et Mallarmé, avec sa douce profondeur:  » Mais, Degas, ce n’est point avec des idées que l’on fait des vers….C’est avec des mots. »

LE DESSIN ENCORE ET TOUJOURS

Edgar Degas, Danseuse, vers 1896-1899, pastel ©Gazette Drouot, vente de la collection Julie Reinach-Goujon, le 26 novembre 2020

Et plus l’on s’éloigne du dessin, plus l’on y revient : Degas est habité toute sa vie par les lignes du crayon, du pastel, du fusain…jusqu’à la fin de ses jours malgré sa cécité progressive : « une passion, une discipline, l’objet d’une mystique et d’une éthique qui se suffisaient à elles seules, une préoccupation souveraine qui abolissait toutes autres affaires, une occasion de problèmes perpétuels et précis qui le délivrait de toutes autres curiosités. »

À soixante dix ans il poursuit ses inlassables recherches de formes ce qui permet Valéry d’écrire une définition magnifique de l’artiste :

« Voilà le véritable orgueil, antidote de toute vanité. Comme le joueur est poursuivi par des combinaisons de parties, hanté la nuit par le spectre de l’échiquier ou du tapis sur quoi les cartes s’abattent, obsédé d’images tactiques et de solutions plus vivantes que réelles, ainsi l’artiste essentiellement artiste. Un homme qui n’est pas possédé d’une présence de cette intensité est un homme inhabité : un terrain vague. »

LES TRAITS D’ESPRIT ET L’ART DE SON TEMPS

Edgar Degas, L’Orchestre à l’Opéra, vers 1870, huile sur toile ©Paris, musée d’Orsay

Degas reste aussi célèbre pour ses traits d’esprit caustiques qu’il jette dans les conversations comme il trace ses lignes sur le papier. Il adore l’opéra, la musique, la scène, la lumière artificielle, les danseuses, le chant et les papillonnements de la pensée ironique. Il se moque avec malice des peintres qu’il s’agisse de Meissonnier, de Puvis de Chavannes ou de Bouguereau. Il cite Ingres encore et toujours. C’est alors pour Valéry l’occasion d’élargir à nouveau « le sujet Degas » pour des réflexions sur l’art du paysage, le romantisme, le grand art et le monde moderne de plus en plus rapide dans lequel il déplore que « l’homme complet se meurt ». Prophète de son temps mais aussi du rythme à venir du XXIe siècle, Valéry écrit ces phrases tellement actuelles:

« Qu’il s’agisse de politique, d’économie, de manières de vivre, de divertissements, de mouvement, j’observe que l’allure de la modernité est toute celle d’une intoxication. il nous faut augmenter la dose, ou changer de poison. Telle est la loi. De plus en plus avancé, de plus en plus intense, de plus en plus grand, de plus en plus vite, et toujours plus neuf, telles sont ces exigences, qui correspondent nécessairement à quelque endurcissement de la sensibilité. Nous avons besoin, pour nous sentir vivre, d’une intensité croissante des agents physiques et de perpétuelle diversion…Tout le rôle que jouaient, dans l’art de jadis, les considérations de durée est à peu près aboli. Je pense que personne ne fait rien aujourd’hui pour être goûté dans deux cents ans. Le ciel, l’enfer, et la postérité ont beaucoup perdu dans l’opinion. D’ailleurs, nous n’avons plus le temps de prévoir ni d’apprendre… »

Et l’on imagine les débats intellectuels enflammés entre Valéry et Degas, enfants de cette magnifique Belle Époque à propos de l’art, du langage de l’art : « Je lui disais : « Mais enfin, qu’est-ce donc que vous entendez par le Dessin ? » Il répondait par son célèbre axiome : « Le Dessin n’est pas la forme, il est la manière de voir la forme. »

Et Valéry de conclure :

« Il n’y a plus que des masse ; des mandataires et des commissions. (…) La volupté se meurt. On ne sait plus jouir. Nous en sommes à l’intensité, à l’énormité, à la vitesse, aux actions directes sur les centres nerveux, par le plus court chemin. L’art, et même l’amour, doivent le céder à de nouvelles formes de dissipation du temps libre et de la surabondance vitale ; et ces formes seront ce qu’elles seront… »

FIN DE VIE

Edgar Degas, Autoportrait

Degas meurt le 25 septembre 1917, après un long crépuscule marqué par l’affaiblissement de sa vue et l’abandon de tout travail, celui-ci étant devenu impossible. Ses mains remplacent peu à peu ses yeux, il se tourne momentanément vers la sculpture et le modelage mais sa santé se dégrade. La solitude volontaire dans laquelle il vit renforce sa misanthropie. La muse de l’art est une maîtresse tyrannique et absolue qui ne souffre aucune rivale et qui ne donne son corps de lumière que dans l’obscurité du splendide isolement de l’artiste qui lui sacrifie tout :

« Degas s’est toujours senti seul, et l’a été dans tous les modes de la solitude. Seul par le caractère ; seul par la distinction et par le particularité de sa nature ; seul par le probité ; seul par l’orgueil de sa rigueur, par l’inflexibilité de ses principes et de ses jugements ; seul par son art, c’est-à-dire, par ce qu’il exigeait de soi. Certaines recherches, dont l’exigence est illimitée, isolent celui qui s’y plonge. »

Puisse son exemple d’opiniâtreté et son sens du travail sans compromis nous rappeler qu’au-delà des danseuses qui étincellent sur la scène, il y a les coulisses du labeur et de l’effort. Degas savait qu’une une fois que l’art avait été montré sur la rampe chatoyante du monde, le rideau retombait inexorablement sur le vide et l’effroi. La solitude artistique dévore l’âme comme un minotaure mais c’est en l’affrontant corps à corps que l’on devient maître de sa destinée.

©GLSG, le 22 novembre 2021