LIRE ET RELIRE L’Ame humaine d’Oscar Wilde (1891)

 

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« Ce n’est pas égoïste de penser par soi-même »

              Quand Oscar Wilde (1854-1900) publie son essai L’Ame Humaine (The Soul of Man) en 1891, la même année que Le Portrait de Dorian Gray, il a 37 ans et tout l’expérience de la vie d’un homme de cet âge, habitué aux coups de griffes de la société, mais qui n’a pas encore été déchiré par les loups de la moralité victorienne. Il a fait un mariage de raison, il connaît un grand succès grâce à ses pièces de théâtre et ses conférences après un brillant parcours entre la Dublin University et le Magdalen College d’Oxford. Il emporte dans le sillage de sa cape une réputation de plus en plus sulfureuse. Le mystère de sa personnalité attire et repousse à la fois. C’est surtout un homme sensible et intelligent d’une grande liberté intérieure, élevé par une mère poétesse qui lui a transmis le goût de ne pas tolérer la moindre médiocrité intellectuelle ou artistique. Très tôt il adopte la vision fantasque et l’élégance du dandy, dans une intention non pas superficielle (comme il a pu lui être injustement reproché) mais justement, comme il l’entendait, car la noblesse de pensée s’accompagne du soin du vêtement, comme un prolongement visible de l’âme : « Ce qui s’applique à l’art s’applique aussi à la vie. Aujourd’hui, qui s’habille à sa guise passe pour maniéré, alors qu’il agit avec naturel. L’affectation serait plutôt de se vêtir pour plaire à son voisin- c’est à dire comme la majorité, qui ne peut qu’être stupide ». Un argument déjà défendu par Baudelaire, qui fut repris avec enthousiasme par les cliques des poètes maudits lassés par le conformisme du siècle de Victoria et de Napoléon III.

L’Ame Humaine est une œuvre méconnue d’Oscar Wilde, mais un texte émouvant rempli d’utopies politiques, de rêves et de fantasmes, qui seront brisés comme des bulles de savon par sa rencontre avec Lord Alfred Douglas la même année. Suivra le Queensbury Scandal, où Wilde est accusé par le père du jeune lord de corrompre son fils. En 1895, Oscar Wilde se défend en vain dans un procès d’où il sort perdant, accusé de mauvaises mœurs, condamné à deux ans de prison et de travaux forcés. En 1897, il est libéré et s’exile volontairement en France où il mourra dans la misère et le dénuement en 1900.

L’âme de la Société

D’emblée, Oscar Wilde affirme son style impertinent, désinvolte mais précis, en plaidant pour un socialisme éclairé. Pour cela, la société doit être débarrassée du mauvais altruisme et de la propriété privée en développant un individualisme capable d’endiguer la pauvreté. Quand Wilde parle d’individualisme, il n’est pas loin du « personnalisme » : il défend la valeur de l’être humain en soi et non pas pour ce qu’il possède. Il fustige donc le matérialisme et affirme vigoureusement : « La véritable perfection de l’homme réside non en ce qu’il a mais en ce qu’il est ». L’accumulation des objets matériels encouragée par la société industrialisée est mauvaise quand elle dénature l’âme, c’est à dire la spiritualité, la personnalité unique de l’individu : «  Or, rien ne devrait pouvoir nuire à un homme, sauf lui-même. Rien ne devrait pouvoir le dévaliser. Ce qu’un homme possède vraiment est en lui. Ce qui est hors de lui ne saurait avoir la moindre importance ». Et à quel autre exemple, sinon celui de l’enfant, demander cette innocence d’ « être » que les adultes perdent au profit de l’ « avoir » ? L’âme de l’enfant est exemplaire (Wilde la qualifie même de « christique »)  non parce qu’il est enfant mais parce qu’il est présent au monde à l’instant donné, sans osciller entre passé et avenir comme les adultes : « Car cette personnalité ne se montre pas inquiète du passé, ni ne se soucie de ce qui est advenu ou non ». Il y a même un certain degré de perfection dans l’esprit d’ « enfance » qui ne se trouve pas à l’extérieur mais à l’intérieur de soi. L’enfant pose un regard pur sur la vie quand l’adulte ne cesse de détruire ce qui pourrait le rendre heureux, et d’étancher les puits qui pourraient combler sa soif. Wilde est bien conscient du véritable pouvoir et de la vraie liberté qui ne dépend de personne d’autre que de soi-même, affirmant (o ironie du sort !) que même dans une prison un homme peut être libre. Il ne savait pas qu’il allait devoir vivre lui-même dans le sang, la sueur et les larmes des principes qu’il écrivait à l’encre fine, probablement sur des coussins de velours, au milieu des porcelaines chinoises qu’il aimait tant (Pour comprendre le vrai Wilde, mieux vaut lire De Profundis et la poignante Ballade de la geôle de Reading). L’essentiel pour un être humain, c’est donc d’apprendre à savoir trouver en soi (ce que Wilde nomme « âme »), les ressources que nul autre ne pourra lui donner. Et peu importe à notre cher Oscar Wilde les bavardages, les médisances et le cortège de sarcasmes et de jalousies dont il eut à souffrir toute sa vie et dont il savait se défendre avec les armes de l’ironie et de l’humour. C’est d’ailleurs là que réside son génie moral, se rappelant les paroles de l’héroïque Juliette de Shakespeare (A rose with another name would smell as sweet) : il ne savait que trop bien que  « Ce que les gens disent d’un homme ne le change pas. Il est ce qu’il est. ».

Idéaliste certes, mais réaliste aussi, Wilde met en garde contre les dangers des nouveaux absolutismes. La démocratie lui semble pernicieuse car elle permet plus de libertés mais génère de nouvelles contraintes : « On a fondé de grands espoirs sur la démocratie, mais elle n’est en fait que la domination du peuple par le peuple, pour le peuple ». Les conséquences de la démocratie, et en cela Wilde était visionnaire, sont positives car ce système politique met les hommes égaux devant la loi, mais il engendre l’uniformisation de la société, la pensée unique, le conformisme et la perte de personnalité. Or, selon lui la liberté ne doit souffrir aucun compromis : « Qui veut être libre ne doit pas être conforme ». Il faudrait une démocratie « machiniste »  utopique où les esclaves et les travaux ingrats seraient confiés aux machines, ce qui laisserait aux hommes, désormais libres des corvées, le soin de s’occuper d’art et de choses intéressantes et de développer pleinement leurs personnalités. Wilde est conscient que ses fantasmes sont utopiques mais il a envie d’y croire, sinon de lancer des idées comme on lance une bouteille à la mer, ne sachant pas si son message sera reçu et mis en application.

 L’âme de l’Art

            Ainsi, n’ayant plus de tâches manuelles et ennuyeuses à accomplir, l’homme pourra se consacrer à l’art, comme expression de l’individualisme le plus parfait pour Wilde qui plaide pour un « vrai » art. Il affirme dans une phrase, clef de voûte de son raisonnement : « Par ailleurs, dès qu’une communauté, ou une partie importante de cette communauté, ou un quelconque gouvernement, essaie de dicter à l’artiste ce qu’il doit faire, l’art disparaît totalement, ou devient stéréotypé, ou dégénère en une médiocre et ignoble forme d’artisanat. Une œuvre d’art est le produit unique d’un tempérament unique. Sa beauté vient de ce que son auteur est ce qu’il est. En aucun cas de ce que les autres veulent. À la vérité, dès qu’un artiste prend conscience de ce que désirent les autres et s’applique à les satisfaire, il cesse d’être un artiste. Il devient un artisan, terne ou amusant, un commerçant, honnête ou malhonnête ; il ne peut plus prétendre être un artiste. L’art est l’expression de l’individualisme le plus intense que le monde ait jamais connue, et j’aurais même tendance à dire la seule ». Il s’insurge donc contre tout ce qui lui semble des obstacles à la liberté artistique : critiques des publics apeurés, jugements d’esprits vulgaires et grossiers, calomnies journalistiques, etc…bref l’opinion publique en général (« cette chose monstrueuse et ignorante »). La toute-puissance de la presse lui paraît tyrannique et désastreuse car c’est elle qui gouverne la société en faisant pleuvoir les grâces et les châtiments, sans se préoccuper que du sensationnel, car d’une part c’est cela qui intéresse les gens curieux des scandales les plus ridicules et d’autre part c’est cela qui est vendeur. Il compare la presse en France, en Angleterre et aux Etats-Unis, en mettant en avant leurs points communs et différences (« La presse nous domine. Aux Etats-Unis, le président règne quatre ans, mais la presse gouverne à jamais. (…) Il est vrai que le public est doté d’une soif de tout connaître, à l’exception de ce qui le mérite »). De là, Wilde s’interroge : quel est le meilleur gouvernement approprié à l’artiste ? Sa réponse se veut aimablement anarchique : « la forme de gouvernement la plus appropriée à l’artiste est l’absence de gouvernement. Toute autorité sur l’artiste ou sur son art est ridicule ».

Le credo de la Religion d’Utopie

 Voilà donc le credo de Wilde, persuadé que l’égoïsme est le fruit de l’uniformisation, du conformisme, et de la perte du sens artistique de la vie (Il aurait probablement haï le clonage !) Il donne sa propre définition de l’égoïsme et de l’altruisme en les reconsidérant dans une perspective  individualiste positive. Comme il a raison !

« L’égoïsme n’est pas de vivre comme on le souhaite, c’est d’exiger des autres qu’ils vivent comme on le souhaite. Et l’altruisme, c’est de permettre aux autres de vivre à leur guise, sans se mêler de leurs choix. L’égoïsme vise constamment à créer autour de lui une uniformité totale. L’altruisme considère qu’une diversité infinie est une merveille ; il l’accepte, l’approuve et s’y complaît. Ce n’est pas égoïste de penser par soi-même. Qui ne pense pas par lui-même ne pense pas du tout. C’est grossièrement égoïste d’exiger de votre voisin qu’il pense comme vous et partage votre opinion. Pourquoi le ferait-il ? (…) Il n’est pas égoïste pour une rose rouge, de vouloir être une rose rouge, mais elle se montrerait affreusement égoïste en exigeant que toutes les autres fleurs du jardin soient des roses, et des roses rouges ».

Mais finalement, le texte perd de sa vigueur et Wilde devient assez conformiste en adoptant l’idéologie du Progrès sans le nommer que sous le nom de « nouvel hellénisme ». Le Salut selon Wilde naît dans la disparition de la souffrance au profit d’une société joyeuse guérie par l’individualisme universel, le socialisme et la science. Finalement il n’est pas si original dans le siècle de Renan…C’est un bel euphémisme mais aussi une belle utopie qui débouche sur une aporie dans laquelle notre cher ami se déresponsabilise du passé, du présent et de l’avenir, en confiant à ce dernier à d’hypothétiques artistes capables de sauver l’humanité : « Occupons-nous de l’avenir. Le passé est ce que l’homme n’aurait pas dû être. Le présent, ce qu’il ne devrait pas être. L’avenir appartient aux artistes ». On aimerait le suivre dans son raisonnement mais on ne peut que redouter ses prophéties car si l’avenir appartient à de mauvais artistes, quel noir avenir ! Enfin, nous le rejoignons tout de même dans son optimisme rêveur : « Est-ce là utopie ? Mais une carte du monde ne faisant pas mention du royaume d’Utopie ne mérite même pas un coup d’œil, car elle laisse à l’écart le seul pays où l’humanité finit toujours par aborder. Et quand elle y aborde, elle regarde à la ronde, et, découvrant un pays meilleur, elle cargue ses voiles. Le progrès c’est la réalisation des utopies ».

 Oui, il faut certainement toujours placer le fabuleux royaume d’Utopie sur la carte du monde, comme le fit jadis Thomas More, car c’est un espace de liberté capable de donner à l’homme la conscience que rien n’est impossible à celui qui se soucie en vérité du bien commun.

 © Gabrielle de Lassus Saint-Geniès, le 26 novembre 2012