LIRE ET RELIRE La Femme de trente ans par Honoré de Balzac

41bqlimkhxl-_sy445_1-1

« Les jeunes filles se créent souvent de nobles, de ravissantes images, des figures toutes idéales, et se forgent des idées chimériques sur les hommes, sur les sentiments, sur le monde ; puis elles attribuent innocemment à un caractère les perfections qu’elles ont rêvées, et s’y confient ; elles aiment dans l’homme de leur choix cette créature imaginaire ; mais plus tard quand il n’est plus temps de s’affranchir du malheur, la trompeuse apparence qu’elles ont embellie, leur première idole enfin se change en un squelette odieux. »

Premières fautes

Toute femme devrait relire La Femme de trente ans de Balzac quand la trentaine approche, cette « sommité poétique de la vie des femmes » ! Tout est poignant et si vrai chez cet écrivain qui sut parfaitement décrire les tenants de l’âme humaine. Balzac analyse la psychologie de la femme qui doit renoncer à sa jeunesse mais qui est encore dans la force de l’âge et de la séduction. Il s’agit d’un passage où elle ne subit plus les impressions faciles de la jeune fille mais où elle peut choisir son destin en ayant acquis une certaine expérience de la vie.

La jeune Julie de Chatillonest se marie avec son « premier amour », Victor d’Aiglemont, un jeune godelureau qui caracole sur son cheval et qui l’éblouit le temps d’une revue napoléonienne aux Tuileries avant la débâcle de Bonaparte. Un an après son mariage, contre lequel son père l’avait mis en garde, la voilà désabusée et bientôt enceinte. Elle donne naissance à une fille, Hélène, qui portera inconsciemment le poids des désillusions de sa mère. Julie d’Aiglemont n’aime déjà plus son mari et le méprise tout en conservant le sens du devoir et en sauvegardant les apparences mondaines d’un ménage uni. Ce dernier se révèle sans esprit, dépensier, n’aimant pas la musique et sans délicatesse de cœur, se faisant malgré lui « la victime tandis qu’il était le bourreau ».

La Restauration survient et Victor d’Aiglemont parvient à se frayer une place de choix dans l’entourage du roi, en récupérant son titre de marquis. Balzac décrit avec son esprit caustique le type d’homme profiteur et écervelé qui s’élève dans la société malgré son insignifiance : « Ne se rencontre-t-il pas beaucoup d’homme dont la nullité profonde est un secret pour la plupart des gens qui les connaissent ? Un haut rang, une illustre naissance, d’importantes fonctions, un certain vernis de politesse, une grande réserve dans la conduite, ou les prestiges de la fortune sont, pour eux, comme des gardes qui empêchent les critiques de pénétrer jusqu’à leur intime existence. (…) Ces personnages à mérite factice interrogent au lieu de parler, ont l’art de mettre les autres en scène pour éviter de poser devant eux ; puis, avec un heureuse adresse, ils tirent chacun par le fil de ses passions ou de ses intérêts, et se jouent ainsi des hommes qui leur sont réellement supérieurs, en font des marionnettes et les croient petits pour les avoir rabaissés jusqu’à eux. Ils obtiennent alors le triomphe naturel d’une pensée mesquine, mais fixe, sur la mobilité des grandes pensées. (….) Néanmoins, quelque habileté que déploient ces usurpateurs en défendant leurs côtés faibles, il leur est bien difficile de tromper leurs femmes, leurs mères, leurs enfants ou l’ami de la maison. » Justement, Julie d’Aiglemont est trop fine pour ne pas voir la médiocrité de son époux. Au foyer, c’est elle qui dirige les actions et la fortune, ce qui lui répugne, préférant en son cœur « obéir à un homme de talent que conduire un sot ».

Déçue et blessée, la jeune Julie se transforme peu à peu en héroïne maladive et mélancolique, « une belle fleur rongée par un insecte noir ». Au début des années 1820, elle réalise soudain que son mari ne lui appartient plus, attiré par Madame de Sérisy. Dans un sursaut de rébellion, elle décide de le reconquérir, par amour pour sa fille. Elle vient chez Madame de Sérisy dans tout l’éclat de sa beauté et séduit tout le salon de sa rivale, jusqu’au moment où elle croise le regard du jeune Arthur, un anglais qu’elle avait eu l’occasion de rencontrer à la campagne après son mariage et qui avait manifesté un amour respectueux à son égard. Alors, « Elle se reconnut en lui ». Balzac, le physiognomoniste et le physiologiste convaincu insiste sur le sentiment qui lie ces deux êtres, conformément à sa doctrine physico-morale des correspondances et des affinités : « Le malheur et la mélancolie sont les interprètes les plus éloquents de l’amour, et correspondent entre deux êtres souffrants avec une incroyable rapidité. La vue intime de l’intussusception des choses ou des idées sont chez eux complètes et justes. » D’Aiglemont se plaint de la fragilité de sa femme à ses amis mais Arthur (ou Lord Grenville) se propose très sérieusement de la guérir, en sa qualité de médecin. La proposition plait au marquis qui le fait recevoir par sa femme dès le lendemain. Un an après le charme opère grâce au dévouement de Lord Grenville qui la conduit aux eaux d’Aix, puis au bord de la mer à La Rochelle. On les retrouve à la campagne, à Montcontour. Julie a enfin retrouvé la santé et la joie : « Le malade et son médecin marchaient du même pas sans être étonnés d’un accord qui paraissait avoir existé dès le premier jour où ils marchèrent ensemble, ils obéissaient à une même volonté, s’arrêtait, impressionnés par les mêmes sensations : leurs regards, leurs paroles correspondaient à des pensées mutuelles. » Balzac en profite pour faire une incise sur l’influence des lieux sur l’âme : mer, campagne, montagne imprègnent  différemment l’esprit humain. Mais Lord Grenville doit s’éloigner. L’amour fatal qui est né entre Julie et lui ne peut durer : ils se quittent « dans le triste et douloureux accord de leurs cœurs flétris ». Madame d’Aiglemont lui jure qu’elle n’appartiendra plus à son mari que par le lien social qui les lie. Pendant deux ans, tous deux vivent une existence mondaine « allant chacun de leur côté, se rencontrant dans les salons plus souvent que chez eux ; élégant divorce par lequel se terminent beaucoup de mariages dans le grand monde. »

Julie se confie à son amie Madame de Wimphen. On apprend qu’elle se drogue au laudanum et à l’opium, selon la mode venue de Londres. Elle s’est mise à apprendre l’anglais. A cet instant, Lord Grenville revient, pâle, hagard et malade, se jeter aux pieds de Julie, prête à céder après le départ de son amie. Mais le sentiment de la maternité la mène vers sa fille endormie. Situation rocambolesque car son insupportable mari revient à cet instant. Lord Grenville se cache dans un cabinet, se coince les doigts dans la porte que Julie referme violemment (!) mais reste muet. Il meurt après, pour être resté toute une nuit un froid glacial sur l’appui extérieur de la fenêtre, afin de sauver l’honneur de Madame d’Aiglemont. Quelle imagination balzacienne !

Souffrances inconnues

« La douleur n’est viable que dans les âmes préparées par la religion »

La marquise définitivement endolorie s’exile à la campagne sur les terres de Saint-Lange, achevant de se laisser dépérir dans le silence absolu d’une solitude volontaire. Balzac décrit précisément ce que notre époque appelle la dépression : « La grande, la vraie douleur serait donc un mal assez meurtrier pour étreindre à la fois le passé, le présent et l’avenir, ne laisser aucune partie de la vie dans son intégrité, dénaturer à jamais la pensée, s’inscrire inaltérablement sur les lèvres et sur le front, briser ou détendre les ressorts du plaisir, en mettant dans l’âme un principe de dégoût pour toute chose de ce monde. » A vingt-six ans, Julie n’espère plus en rien. Retranchée du monde, elle n’a pour compagne que sa conscience blessée et partagée : « Il y avait en elle une femme qui raisonnait et une femme qui sentait, une femme qui souffrait et une femme qui ne voulait plus souffrir. » Ses malheurs ont emporté ce que Balzac nomme : « l’enfance du cœur », la jeunesse de l’âme qui donne à l’existence toute sa saveur. Elle raisonne comme une vieille femme.

Survient alors le curé du village qu’elle accepte finalement de rencontrer après plusieurs refus. Femme sans religion ni piété, elle le reçoit avec aigreur. Mais cet homme se confie à elle en lui racontant sa triste existence de père de famille ayant perdu épouse, fille et ses trois fils à la guerre, avant de se faire prêtre. Reconnaissant dans sa confidence un écho à sa propre douleur, la Marquise est émue malgré elle d’avoir trouvé quelqu’un qui puisse la comprendre. L’abbé revient le surlendemain. Ils entament une grande conversation dans laquelle Julie d’Aiglemont se révolte contre l’obéissance à la société, et lui fait part de ses remords : « Nous sommes, nous femmes, plus maltraitées par la civilisation que nous le serions par la nature. (…) Le mariage, institution sur laquelle s’appuie aujourd’hui la société, nous en fait sentir à nous seules tout le poids : pour l’homme la liberté, pour la femme des devoirs. Nous vous devons toute notre vie, vous ne nous devez la vôtre que de rares instants. Enfin l’homme fait un choix là où nous nous soumettons aveuglément. Oh ! Monsieur, à vous je puis tout dire. Hé ! bien, le mariage, tel qu’il se pratique aujourd’hui, me semble être une prostitution légale. De là sont nées mes souffrances. Mais moi seule parmi les malheureuses créatures si fatalement accouplées je dois garder le silence ! moi seule suis l’auteur du mal, j’ai voulu mon mariage. » A l’abbé qui tente de l’apaiser en lui montrant l’importance de faire son devoir elle s’exclame avec une impatience justifiée que le devoir qui n’est pas guidé par l’amour rend la vie infernale : « Toujours des devoirs ! (…) Mais où sont pour moi les sentiments qui nous donnent la force de les accomplir ? Monsieur, rien de rien ou rien pour rien est une des plus justes lois de la nature et morale et physique. Voudriez-vous que ces arbres produisissent leurs feuillages sans la sève qui les fait éclore ! L’âme a sa sève aussi ! Chez moi la sève est tarie ! »

Alors l’abbé l’incite à se tourner vers la maternité, mais c’est peine perdue. Il a devant lui une femme qui n’a jamais connu l’amour que dans ses désillusions. L’enfant qu’elle a porté en fait partie : « Un enfant, monsieur, n’est-il pas l’image de deux êtres, le fruit de deux sentiments librement confondus ? S’il ne tient pas à toutes les fibres du corps comme à toutes les tendresses du cœur ; s’il ne rappelle pas de délicieuses amours, les temps, les lieux où ces deux êtres furent heureux, et leur langage plein de musiques humaines, et leurs suaves idées, cet enfant est une création manquée. Oui, pour eux, il doit être une ravissante miniature où se retrouvent les poèmes de leur double vie secrète ; il doit leur offrir une source d’émotions fécondes, être à la fois tout leur passé, tout leur avenir. Ma pauvre petite Hélène est l’enfant de son père, l’enfant du devoir et du hasard : elle ne rencontre en moi que l’instinct de la femme, la loi qui nous pousse irrésistiblement à protéger la créature née dans nos flancs. Je suis irréprochable, socialement parlant. Ne lui ai-je pas sacrifié ma vie et mon bonheur ? Ses cris émeuvent mes entrailles ; si elle tombait à l’eau, je m’y précipiterais pour l’aller reprendre. Mais elle n’est pas dans mon cœur. » Sa fille entre à cet instant et l’abbé comprend la détresse de Julie d’Aiglemont : « En effet, les baisers d’une femme sincère ont un miel divin qui semble mettre dans cette caresse une âme, un feu subtil par lequel le cœur est pénétré. Les baisers dénués de cette onction savoureuse sont âpres et secs. »

La pauvre épouse poursuit ses doléances à travers laquelle ont devine que c’est Balzac qui s’exprime sur le rôle de la femme dans l’ordre social. Il s’y intéressa très jeune. On pense notamment à son essai La Physiologie du Mariage (1825-1829). Il ne cessera de développer des théories en faveur d’une plus grande émancipation, en réfléchissant sur les mariages arrangés et la prostitution, à l’instar d’un Alexandre Dumas Fils ou d’un John Stuart Mill : « Quel sera le sort d’Hélène ? le mien sans doute. Quels moyens ont les mères d’assurer à leurs filles que l’homme auquel elles les livrent sera un époux selon leur cœur ? Vous honnissez de pauvres créatures qui se vendent pour quelques écus à un homme qui passe, la faim et le besoin absolvent ces unions éphémères ; tandis que la société tolère, encourage l’union immédiate, bien autrement horrible, d’une jeune fille candide et d’un homme qu’elle n’a pas vu trois mois durant ; elle est vendue pour toute sa vie. Il est vrai que le prix est élevé ! Si, en ne lui permettant aucune compensation à ses douleurs, vous l’honoriez ; mais non, le monde calomnie les plus vertueuses d’entre nous ! Telle est notre destinée, vue sous ses deux faces : une prostitution publique et la honte, une prostitution secrète et le malheur. (…) Mais exhérédez les femmes ! au moins accomplirez-vous ainsi une loi de la nature en choisissant vos compagnes, en les épousant au gré des vœux du cœur. » C’est à dire, exclure les femmes des partages successoraux serait supprimer ipso facto les mariages d’intérêt.

Mais l’amertume de la marquise verse peu à peu dans un égoïste apitoiement sur soi et un philosophisme orgueilleux. Le curé réalise qu’elle ne le reçoit pas par amitié mais car elle a trouvé une paire d’oreilles pour pouvoir s’appesantir sur le malheur capricieux de son cœur sec : « En reconnaissant le moi humain sous ses mille formes, il désespéra de ramollir ce cœur que le mal avait desséché au lieu de l’attendrir, et où le grain du Semeur céleste ne devait pas germer, puisque sa voix douce y était étouffée par la grande et terrible clameur de l’égoïsme. »

Après quelques mois d’exil, elle décide de revenir à Paris, sans même dire adieu à son confident providentiel.

A Trente ans

« Mais la raison est toujours mesquine auprès du sentiment ; l’une est naturellement bornée, comme tout ce qui est positif, et l’autre est infini. Raisonner là où il faut sentir est le propre des âmes sans portée. »

De retour à Paris, Julie rencontre le jeune et ambitieux diplomate Charles de Vandenesse. Il s’agit probablement de l’un des meilleurs chapitres, dans lequel Balzac fait preuve une fois de plus d’une remarquable analyse de l’amour, de la coquetterie et des mécanismes du cœur. C’est là qu’il décrit « la femme de trente ans », telle qu’il la considère : « Une femme de trente ans a d’irrésistibles attraits pour un jeune homme ; et rien de plus naturel, de plus fortement tissu, de mieux préétabli que les attachements profonds dont tant d’exemples nous sont offerts dans le monde entre une femme comme la marquise et un jeune homme tel que Vandenesse. En effet, une jeune fille a trop d’illusions, trop d’inexpérience, et le sexe est trop complice de son amour, pour qu’un jeune homme puisse en être flatté ; tandis qu’une femme connaît toute l’étendue des sacrifices à faire. Là, où l’une est entraînée par la curiosité, par des séductions étrangères à celles de l’amour, l’autre obéit à un sentiment consciencieux. L’une cède, l’autre choisit. Ce choix n’est-il pas déjà une immense flatterie ? Armée d’un savoir presque toujours chèrement payé par des malheurs, en se donnant, la femme expérimentée semble donner plus qu’elle-même ; tandis que la jeune fille, ignorante et crédule, ne sachant rien, ne peut rien comparer, rien apprécier ; elle accepte l’amour et l’étudie. L’une nous instruit, nous conseille à un âge où l’on aime à se laisser guider, où l’obéissance est un plaisir ; l’autre veut tout apprendre et se montre naïve là où l’autre est tendre. Celle-là ne vous présente qu’un seul triomphe, celle-ci vous oblige à des combats perpétuels. La première n’a que des larmes et des plaisirs, la seconde a des voluptés et des remords. (…) » Sans doute l’auteur se souvient des conversations et des confidences de Madame de Berny, qui eut une si forte influence dans sa vie. Quand Balzac, né en 1799, la rencontre en 1822, sa future maîtresse, née en 1777, a vingt-deux ans de plus que lui ! Elle devient son soutien et son guide jusqu’à sa mort, le 27 juillet 1836 (On se souvient que Balzac meurt, quant à lui, en 1850).

La marquise et Charles apprécient de plus en plus leur compagnie mais chacun demeure sur la défensive. Elle se confie peu à peu mais alors que Vandenesse ne pensait pas être attaché à elle, voilà qu’il est pris dans l’engrenage de l’amour : « Les larmes d’un deuil de trois ans fascinèrent Vandenesse, qui resta silencieux et petit devant cette grande et noble femme : il n’en voyait plus les beautés matérielles et si exquises, si achevées, mais l’âme si éminemment sensible. Il rencontrait enfin cet être idéal si fantastiquement rêvé, si vigoureusement appelé par tous ceux qui mettent la vie dans une passion, la cherchent avec ardeur, et souvent meurent sans avoir pu jouir de tous ses trésors rêvés. En entendant ce langage et devant cette beauté sublime, Charles trouva ses idées étroites. Dans l’impuissance où il était de mesurer ses paroles à la hauteur de cette scène, tout à la fois si simple et si élevée, il répondit par des lieux communs sur la destinée des femmes. (…). »

La marquise se refuse à lui d’abord. Le malheureux Vandenesse est contraint de se taire : « Il ensevelit son chagrin et jeta son amour comme un cercueil à la mer » (o phrase sublime!). Enfin, tous deux se jettent dans cette passion le jour où la marquise s’avoue qu’elle est aimée et qu’elle aime, en chassant enfin « le fantôme métaphysique de la raison », comme le nomme Balzac avec humour. « Dès ce moment, ils entrèrent dans les cieux de l’amour. Le ciel et l’enfer sont deux grands poèmes qui formulent les deux seuls points sur lesquels tourne notre existence : la joie ou la douleur. »

Le doigt de Dieu

Ce chapitre plus court est un peu confus. On devine que Charles et Julie ont eu un enfant nommé Charles. Lors d’une promenade, la jeune Hélène, jalouse, le pousse dans la Bièvre où l’enfant favori se noie. Puis naît un autre enfant appelé Gustave. Deux ou trois ans après, Balzac décrit une scène sibylline des amants avec le notaire et Victor d’Aiglemont. On en retiendra la description si comique du médiocre personnage, comme Balzac avait pu en rencontrer lors de ses études de clerc de notaire : « Ce notaire n’était pas le petit notaire de Sterne, mais un gros et notaire de Paris, un de ces hommes estimables qui font une sottise avec mesure, mettent lourdement le pied sur une plaie inconnue, et demandent pourquoi l’on se plaint. Si, par hasard, ils apprennent le pourquoi de leur bêtise assassine, ils disent : – Ma foi je n’en savais rien ! Enfin c’était un notaire honnêtement niais, qui ne voyait que des actes dans la vie. »

Les deux rencontres

Le temps a passé. Balzac nous transporte dans une scène nocturne qui a lieu dans un pavillon à Versailles où habitent Victor et Julie d’Aiglemont, avec deux autres enfants, Abel et Moïna. Hélène est devenue une jeune fille. Soudain, dans la nuit frappe un homme qui demande à être abrité, comme un tableau conjugal ordinaire bouleversé par l’extraordinaire. Il apporte avec lui le destin et la fatalité. Victor d’Aiglemont accepte de l’héberger deux heures, sans savoir qu’il abrite un assassin en fuite. Prise de curiosité la mère ordonne à sa fille d’aller voir qui est-ce. La jeune Hélène monte dans la chambre et entre, subjuguée par la figure de l’homme : « Ce fut comme une lumière qui aurait éclairé des pays inconnus. Son âme fut terrassée, subjuguée, sans qu’elle trouvât la force de se défendre contre le pouvoir magnétique de ce regard, quelque involontairement lancé qu’il fût. » Le pouvoir imaginatif de Balzac se déchaîne en faisant que la jeune fille quitte aussitôt ses parents pour aller suivre l’étranger !

Six ans passent. Le marquis ruiné est parti refaire fortune en Amérique. Il revient en France sur un brick espagnol, bientôt attaqué par des corsaires sur un navire dans lequel il retrouve sa fille, heureuse épouse du chef des pirates, reine et maîtresse à bord de L’Othello, entourée de quatre enfants : « Ecoutez mon père, j’ai pour amant, pour époux, pour serviteur, pour maître, un homme dont l’âme est aussi vaste que cette mer sans bornes, aussi fertile en douceur que le ciel, un dieu enfin ! Depuis sept ans, jamais il ne lui est échappé une parole, un sentiment, un geste qui pussent produire une dissonance avec la divine harmonie de ses discours, de ses caresses et de son amour. Il m’a toujours regardée en ayant sur les lèvres un sourire ami et dans les yeux un rayon de joie. Là-haut sa voix tonnante domine souvent les hurlements de la tempête ou le tumulte des combats ; mais ici elle est douce et mélodieuse comme la musique de Rossini, dont les œuvres m’arrivent. Tout ce que le caprice d’une femme peut inventer, je l’obtiens. Mes désirs sont même parfois surpassés. Enfin je règne sur la mer, et j’y suis obéie comme peut l’être une souveraine – Oh ! heureuse ! (…) heureuse n’est pas une mot qui puisse exprimer mon bonheur ? J’ai déjà dévoré mille existences. Ici je suis seule, ici je commande. »

Hélène a quitté l’existence morne qu’elle menait pour connaître un ailleurs sentimental qui ne lui fait pas regretter sa famille, tout en la libérant de sa culpabilité d’être l' »enfant du devoir ». Victor d’Aiglemont, pour une fois, mesure l’étendue de ce qui le sépare de sa fille : « Cette situation offrait une étrangeté qui le surprenait, une sublimité de passion et de raisonnement qui confondait les idées vulgaires. Les froides et étroites combinaisons de la société mouraient devant ce tableau. Le vieux militaire sentit toutes ces choses, et comprit aussi que sa fille n’abandonnerait jamais une vie si large, si féconde en contrastes, remplie par un amour si vrai ; puis si elle avait une fois goûté le péril sans en être effrayée, elle ne pouvait plus revenir aux petites scènes d’un monde mesquin et borné. » Le marquis quitte sa fille et meurt après avoir rapporté sa fortune en France. Mais l’existence d’Hélène est frappée par la fatalité. Quelques mois après, alors que Julie d’Aiglemont descend dans les Pyrénées avec sa fille Moïna, elle retrouve soudain Hélène dans une auberge. Cette dernière expire dans ses bras après avoir réchappé d’un naufrage avec un seul enfant qui vient de mourir dans ses bras.

La vieillesse d’une mère coupable

Julie d’Aiglemont a plus de cinquante ans. Ses deux fils Abel et Gustave sont morts. Elle n’est plus qu’une mère dévorée par l’amour de sa fille gâtée Moïna, devenue Madame de Saint-Héreen, à qui elle a tout sacrifié. Balzac se fait peintre attentif en décrivant le visage de celle qui est maintenant une vieille femme : « La physionomie des femmes ne commence qu’à trente ans. Jusques à cet âge, le peintre ne trouve dans leurs visages que du rose et du blanc, des sourires et des expressions qui répètent une même pensée, pensée de jeunesse et d’amour, pensée uniforme et sans profondeur ; mais , dans la vieillesse, tout chez la femme a parlé, les passions se sont incrustées sur son visage : elle a été amante, épouse, mère ; les expressions les plus violentes de la joie et de la douleur ont fini par grimer, torturer ses traits, par s’y empreindre en mille rides, qui toutes ont un langage ; et une tête de femme devient alors sublime d’horreur, belle de mélancolie, ou magnifique de calme ; s’il est permis de poursuivre cette étrange métaphore, le lac desséché laisse voir alors les traces de tous les torrents qui l’ont produit : une tête de vieille femme n’appartient plus alors ni au monde qui, frivole, est effrayé d’en apercevoir la destruction de toutes les idées d’élégance auxquelles il est habitué, ni aux artistes vulgaires qui n’y découvrent rien ; maisaux vrais poètes, à ceux qui ont le sentiment d’un beau indépendant de toutes les conventions sur lesquelles reposent tant de préjugés en fait d’art et de beauté. »

Elle prend conscience que sa fille coquette et vaine est en train de tomber amoureuse du fils de Charles de Vandenesse, qui n’est autre que son demi-frère. Mais cela, la jeune fille l’ignore. La mère essaie de la mettre en garde mais elle meurt après avoir été renvoyée sèchement par Moïna, qui se repent de sa mauvaise conduite quand elle voit le cadavre de sa mère.

Si cet ouvrage n’est certainement pas le meilleur Balzac, c’est un de ses romans les plus psychologiques, voire psychanalytique. On sent qu’il s’est mis et remis à l’ouvrage longtemps et souvent dessus, ce que confirme la chronologie de l’élaboration de ce projet qui lui tenait à cœur (1828-1844). La Femme de trente ans est un livre décousu si on ne tient pas compte de l’élaboration progressive de l’ouvrage selon des chapitres qui étaient à l’origine des récits parus indépendamment dans La Revue de Paris, avec des héros aux noms différents. C’est au moment de l’assemblage des Scènes de la vie privée en 1842, que Balzac l’intègre sous le titre La Femme de trente ans au sein de La Comédie Humaine, en réunissant dans le tome IV cinq des six récits qu’il unifie rapidement. Ceci explique beaucoup de transitions illogiques, des chronologies aberrantes et des transitions aléatoires. Par exemple, il se met à parler à la première personne dans un chapitre, illogisme au sein du récit écrit  principalement à la troisième personne. Il y a plusieurs répétitions de descriptions et des pensées redites tombant dans un moralisme presque ennuyeux.

Mais notre Balzac savait où il emmenait le lecteur, en l’avertissant lui-même de l’unité secrète d’inspiration au milieu des apparences disparates et fragmentaires de l’œuvre. Ce qu’il a cherché avant tout à décrire « ce n’est pas une figure, c’est une pensée ! » Ce fait explique le choix de traiter chaque chapitre comme des tranches de vie, en considérant l’âge de trente ans comme un « sommet », comme le symbole de l’âme de la femme dans l’équilibre éternel du temps de cette âme :  d’abord la jeune femme, puis la jeune mariée, puis la trentenaire, ensuite la femme de quarante ans, enfin la femme de cinquante ans.

Dans le vaste musée de la littérature de ce cher auteur, les six chapitres de La Femme de trente ans ressemblent à six tableaux vivants illustrant comme une fresque les grandes périodes du cœur de la vie d’une femme : « Plus la résistance a été longue, plus puissante alors est la voix de l’amour. Ici donc s’arrête cette leçon ou plutôt cette étude faite sur l’écorché, s’il est permis d’emprunter à la peinture une de ses expressions les plus pittoresques : car cette histoire explique les dangers et le mécanisme de l’amour plus qu’elle ne le peint. » Quelques en soient les inadvertances, ces pages méritent d’être lues et relues, par les hommes, comme par les femmes.

Diable, la sensibilité n’a pas de sexe !

G.L.S.G., le 2 janvier 2014