EXPOSITION : Désirs et volupté à l’époque victorienne. Collection Pérez Simon (exposition au Musée Jacquemart-André)

Lawrence Alma-Tadema, Les Roses d'Héliogabale, 1888, huile sur toile

fig.1 Lawrence Alma-Tadema (1856-1912) Les Roses d’Héliogabale, 1888, huile sur toile ©collection Pérez Simon

Désirs et volupté à l’époque victorienne. Collection Pérez Simon

Que le musée Jacquemart-André et l’Institut de France soient hautement salués et remerciés d’avoir eu le courage de présenter une collection d’art anglais en France, pays qui était plutôt frileux et réticent à savourer les beautés étranges et oniriques de ce cher XIXème siècle britannique, jusqu’à ce que l’on observe un regain d’intérêt pour cette période fascinante*. Et pourtant, et pourtant, que de messages magnifiques habitent ces peintures pour qui sait se taire et les contempler ! Certes, les tableaux sont de qualité inégale, mais admirons Juan Antonio Perez Simon d’avoir établi cette collection avec amour et de la partager de bon cœur avec le public français.

L’écrin du Jacquemart-André est une antichambre rêvée pour introduire le visiteur dans l’atmosphère feutrée et intimiste des chambres victoriennes. Une odeur de cire flotte dans les airs, les tapis sont moelleux et la maison semble battre encore du cœur-artiste de Nelly. Dans la grande salle italienne du premier étage, une vidéo d’introduction permet de plonger dans le contexte de l’époque victorienne. On peut lui reprocher son côté simpliste et facile avec les éternels clichés de la période concernée (sphère masculine/féminine, puritanisme, société patriarcale, etc.) qui sont à nuancer de nos jours. Les pseudo-sphères n’étaient pas si distinctes car toutes les femmes n’avaient pas la chance d’avoir un home sweet home ni d’être l’Angel in the House, le puritanisme est un terme dangereux qui concerne essentiellement le XVIIe siècle (il vaut mieux étudier les conséquences de l’Evangélisme au XIXe siècle), et comment encore parler de « société patriarcale » dans un siècle dominé par la figure toute-puissante d’une femme, Victoria ? Mais les archives de cette vidéo sont exquises.

A 17h les salles étaient vides ! Quel bonheur de déambuler dans ces espaces habituellement envahis de monde et de commentaires désagréables car chacun veut avoir sa place devant les œuvres. La mise en scène a été choisie avec goût et raffinement : faux marbres, trompe-l’œil et moquettes assorties aux motifs des tableaux récréent une ambiance propice aux méditations esthétiques.

Les voilà qui arrivent ! Voilà les génies bien-aimés qui se succèdent avec un bonheur unique : Alma-Tadema, Leighton, Moore, Burne-Jones, Rossetti! Mais dites-moi depuis quand un Frederick Goodall a posé son cadre en terre française ? Enfin, les voilà tous ensemble, sortis de leurs cachettes lointaines avant d’y repartir en nous laissant attristés et comme endeuillés. Profitons et savourons donc en plagiant Keats à notre manière: « A thing of beauty is a joy for today ».

1ère Salle, Désirs d’Antique

Les tableaux, ici en majorité d’Alma-Tadema, sont de petite taille mais on admire la délicatesse et le raffinement des aquarelles sur papier ou carton comme Agrippine rendant visite aux cendres de Germanicus, Le Retour du marché, Le Vin grec, Une Exèdre, La Question. On passe devant une scène de maternité pompeusement intitulée Paradis terrestre, à la mièvrerie sauvée par la qualité de la touche.

©collection Pérez Siimon

fig.2 Edwin Long (1829-1891) La Reine Esther, 1878, huile sur toile ©collection Pérez Simon

Puis viennent les roses, les masses de roses en brassées voluptueuses des célèbres Roses d’Héliogabale (fig.1), œuvre si fascinante. Combien de pétales notre Alma-Tadema s’est-il astreint à peindre en pliant et repliant son pinceau comme autant de plis et de replis de fleurs ? Il a du probablement subir un étouffement visuel rose à l’image de cette histoire sinistre qui se déroule sous nos yeux sous des dehors enchanteurs. Héliogabale « utilisa le toit réversible d’une salle de banquet pour faire tomber en abondance des violettes et d’autres fleurs sur ses courtisans, de telle manière que plusieurs d’entre eux, incapables d’émerger à la surface, moururent étouffés » (Vita Antonini Heliogabali in Histaria Augusta, IVe siècle, traduit au XIXe siècle). Alma-Tadema explique en une toile le drame de la beauté perverse. Il montre l’acmé de la tentation avant le basculement dans les ténèbres : tout est rose mais tout sera noir quand les derniers pétales morbides se seront amoncelés en mourant avec leurs victimes. Il se moque lui-même de la beauté sucrée qui finit par un lait d’amertume comme la peinture trop académique lasse et ennuie. On pourrait rester longtemps à contempler l’Instant. Alma-Tadema, ou l’art de l’apesanteur et de la suspension. Le vélum s’écroule et son souffle irradie jusqu’à nous en un tournoiement de bijoux, de grenades, d’ors, d’émaux, de lauriers, de figues, de marbres, de raisins, de poires, de plumes et de guirlandes de violettes. Comme il y a de parfums dans ce tableau ! Le chatoiement de la tunique d’or d’Héliogabale a déjà la couleur d’un soleil crépusculaire. Les visages sont figés à tout jamais. En face une grande toile d’Edwin Long (1829-1891), La Reine Esther (fig.2),  rappelle que les scènes bibliques avaient beaucoup de succès dans une Angleterre qui redécouvrait  pleinement la peinture à sujet religieux.

2ème Salle, Beautés classiques 

Frederic Leighton, Antigone, 1882, huile sur toile © collection Pérez Simon

fig. 3 Frederic Leighton (1830-1896) Antigone, 1882, huile sur toile ©collection Pérez Simon

De formation internationale, Leighton est passé par l’Italie, Francfort, Paris. Il est à la Royal Academy de Londres à partir de 1859, puis il part voyager en Afrique et au Moyen Orient. L’Ile de Rhodes, vue d’une baie laisse une impression d’idéal paisible généré par une luminosité parfaite. Les jeunes filles grecques ramassant des galets au bord de la mer (1871) sont un peu trop figées comme des figures d’atelier devant un décor-océan un peu trop bleu. En revanche l’Antigone (fig.3), inspirée par le visage de Dorothy Dene, développe un ténébrisme bien plus intéressant et subtil. Leighton abandonne ici Botticelli pour Titien. Albert Moore (1841-1893) est représenté par la toile-synesthésique Le Quatuor, hommage du peintre à l’art de la musique (fig.4) en introduisant avec audace des instruments modernes (contrebasse, violoncelle, violon) dans une scène antique dont la scansion visuelle des personnages masculins et féminins rappelle celle d’une partition.

Albert Joseph Moore, Le Quatuor, hommage du peintre à l'art de la musique, 1868, huile sur toile ©collection Pérez Simon

fig.4 Albert Joseph Moore (1841-1893) Le Quatuor, hommage du peintre à l’art de la musique, 1868, huile sur toile ©collection Pérez Simon

Coquillages affiche une figure debout dans un paysage comme Moore aime les peindre, avec une matière un peu fade et une ligne sèche botticellienne. On songe beaucoup à la minéralogie de Ruskin et aux découvertes de Darwin quand on passe devant de nombreux tableaux de cette exposition avec des descriptions minutieuses de pierres, de galets, de rocs et de coquillages. La geste du symbolisme est paradoxalement portée par une grammaire picturale très scientifique.

Frederick Goodall (1822-1904), Moïse sauvé des eaux, 1885, huile sur toile ©collection Pérez Simon

fig.5 Frederick Goodall (1822-1904) Moïse sauvé des eaux, 1885, huile sur toile ©collection Pérez Simon

Il est rare de contempler un tableau de Frederick Goodall en France. On retrouve dans Moïse sauvé des eaux (fig.5) un thème biblique, une touche lisse et lumineuse au service d’une beauté formelle. Son bambin Moïse rappelle ses « Enfant-Jésus » à bien des égards (Citons par exemple Already He knew God as his Father).

3ème Salle, Burne-Jones, muses et modèles

Avant d’admirer les Burne-Jones, quelle surprise de pouvoir apercevoir  un rêve de sanguine de Simeon Solomon allégorisant Le Sommeil. Chut, taisez-vous ! Laissez-nous contempler le trait glissant du peintre, si imperceptible et si léger et pourtant si profond comme le sommeil de ce visage couronné de pavots, aux cheveux ailés.

Edward Burne-Jones, Pygmalion. Les désirs du coeur, 1871, aquarelle et encre sur papier

fig.6 Edward Burne-Jones (1833-1898) Pygmalion, Les désirs du coeur, 1871, aquarelle et encre sur papier ©collection Pérez Simon

Quatre œuvres de Burne-Jones suivent : Fatima, puis Pygmalion. Les désirs du cœur (fig.6) et deux études de Bessie Keene (le modèle de « Vespertina Quies »). Fatima et l’épouse innocente mais indiscrète de Barbe-Bleue. Elle porte un trousseau de clef et s’apprête à ouvrir la porte fatale du cabinet interdit. La voilà qui a glissé la clef et qui commence à la tourner dans  la serrure en regardant le spectateur invisible, pourtant témoin bien vivant de sa curiosité ! Coquette, elle relève sa robe en un geste gracieux, comme si elle pressentait qu’elle allait se souiller avec la clef maudite qui saignera soudain par un sortilège terrible. Son visage clair est entouré de pénombre et l’on ne sait si c’est une coiffe de la Renaissance ou une auréole incongrue qui l’encadre. Burne-Jones a même ajouté une bague à l’auriculaire de la jeune femme, comme un écho métallique à la clef que sa main dirige. L’étude de Bessie Keene offre un exemple de la manière de faire de Burne-Jones grâce à sa facture inachevée, laissant apparaître l’ébauche d’un visage déjà convainquant. Pygmalion. Les désirs du cœur, fait partie d’une série extrêmement intéressante dans laquelle le peintre a réfléchi sur le créateur et sa création, à travers l’épisode célèbre des Métamorphoses d’Ovide. Dans cette grande aquarelle, on distingue le sculpteur en pleine « gestation » de son œuvre. Pensif, il est à la croisée de sa conscience partagée entre les plaisirs terrestres et sa quête d’idéal. On voudrait voir la suite ! Emma Sandys, sœur du grand Frederick Sandys, favorisa les portraits à mi-corps qui furent si prisés par les Préraphaélites. Moins connue, elle est évoquée ici avec l’œuvre Rêverie où une pâle beauté à la chevelure flamboyante, parée de coquillages (toujours les coquillages !) songe probablement à un amant lointain. L’arrière-plan est occupé par du houx (ou viburnum ?) et des iris. Devant ses mains repose un brin d’épilobe en épi dont elle vient probablement d’ôter une fleur. Il y aurait à chercher plus avant dans la symbolique de la flore victorienne à ce sujet.

4ème Salle, Femmes-Fatales

John William Waterhouse, La Boule de Cristal, 1902, huile sur toile ©

fig.7 John William Waterhouse (1849-1917), La Boule de Cristal, 1902, huile sur toile ©collection Pérez Simon

Passant devant le tableau-chromo d’Henry Payne, La Mer enchantée (vers 1899), nous découvrons quelques Waterhouse dont la technique vigoureuse apparaît dans toute la force de leur brushstroke. La Boule de Cristal captive (fig.7). Le Philtre d’Amour demeure inachevé mais il semble complètement moderne ainsi.

5ème Salle, Héroïnes amoureuses

Les femmes fatales de Waterhouse se regardent en chiens de faïences avec les œuvres de John Melhuish Strudwick, un peintre quelque peu « succédané de Burne-Jones » qui a plus de mal à retenir l’attention tant sa peinture est artificielle. Son Elaine (vers 1891) drapée de mille plis est d’un maniérisme émouvant mais elle finit par ressembler à une page de bande-dessinée. Sa Chanson sans Parole (Songs without words, 1875) présente une beauté vénusienne dans une nature ruskinienne peuplée de roches, de pommiers rouges et d’oiseaux. On comprend l’effort du peintre mais le traitement définitif laisse dubitatif. L’artiste manque de conviction ! C’est dommage ! La belle Sortie d’église au XVe siècle témoigne des infidélités « Troubadours » du peintre archéologue Alma-Tadema, ici inspiré par la façade de Notre-Dame de Paris.

John Everett Millais, La Couronne d'Amour, 1875, huile sur toile

fig.8 John Everett Millais (1829-1896) La Couronne d’Amour, 1875, huile sur toile  ©collection Pérez Simon

Il y a un dessin de Millais dans l’ensemble, mais surtout une toile et non des moindres : La Couronne d’Amour (The Crown of Love, fig.8) Ce tableau exposé en 1875 est plus qu’une scène de chevalerie quelconque pour attendrir : c’est l’illustration même de l’amour atteint dans la mort. Notre époque qui a perdu le sens de l’effort amoureux mériterait de venir faire un tour devant ce tableau et de méditer sur les trois strophes empruntées au magnifique poème de George Meredith (présenté sur le cartel).

O might I load my arms with thee,
Like that young lover of Romance
Who loved and gained so gloriously
The fair Princess of France!

Because he dared to love so high,
He, bearing her dear weight, shall speed
To where the mountain touched on sky:
So the proud king decreed.

Unhalting he must bear her on,
Nor pause a space to gather breath,
And on the height she will be won;
And she was won in death!

Ces vers subtils « And on the height she will be won / And she was won in death! » prennent tout leur sens quand on voit cet homme porter cette femme dont les bras (la « couronne d’amour ») lui donnent la force de la soulever et de la porter malgré sa peine. Seule la mort consacre les amants et c’est vers elle que tendent leurs efforts : l’idée de l’éternité transfigure le chemin ardu de l’amour.

Les trois dernières salles ont hélas été parcourues rapidement car un triste gardien de prison muséale s’est empressé de rappeler que : « La Consigne c’est la Consigne », en parlant de l’heure. Maudite horloge ! Nous t’avions oubliée ici. Il faut toujours que tu reviennes frapper nos cœurs de tes aiguilles cruelles ! Je hais les montres (que je ne porte jamais d’ailleurs).

Salle 6, L’harmonie rêvée

Encore des John Melhuish Strudwick. Au pas de course.

Salle 7, La volupté du nu

Vénus Verticordia (1867-68), pastel de tendresse sensuelle ! Cette salle évoque les nus victoriens, comme l’Andromède de John Poynter (1869), cousine de l’Angélique d’Ingres. Encore des femmes-muses, des nobles sentiments, de la grâce et cette inévitable nostalgie d’un âge d’or, à l’image de Crenaia, la nymphe de la rivière Dargle de Leighton, nymphe de la rivière irlandaise impeccablement idéale.

Salle 8, Le culte de la beauté

John William Godward, Erato jouant de la lyre, 1895, huile sur toile

fig.9 John William Godward (1861-1922) Erato jouant de la lyre, 1895, huile sur toile ©collection Pérez Simon

La joueuse de Saz et Valeria de William Clarke Wontner sont charmantes et faciles, comme les beautés de Godward aux coloris surexposés (L’absence fait grandir l’amour, 1912 ; Erato jouant de la lyre, 1895, fig.9). Un nuage passe (1895-1908) d’Arthur Hugues est plein de délicatesse victorienne. Charles Edward Perugini, peintre méconnu mais remarquable, a créé Toucher la main disparue (1896, titre original inspiré d’un poème de Tennyson : «But O for the touch of a vanish’d hand / And the sound of a voice that is still»). Oui, il y a beaucoup de préciosité, de sentimentalisme et de décors chez ces peintres mais il y a toujours un idéal sinon une intuition qui soutient la structure de leurs œuvres. Parfois superficielles au premier abord, elles finissent toujours par éveiller une étincelle heureuse dans l’âme qui s’y intéresse.

« La consigne c’est la consigne » rugit le rigide gardien. «O non déjà ? J’ai tout vu trop vite. Je veux recommencer». «Non !» La barbarie de notre époque revient toujours au galop quand on la chasse. Un horaire de musée est supérieur à la contemplation émerveillée. Voilà bien le drame de l’Ève que j’étais expulsée du Paradis Préraphaélite par le glaive de ce vilain archange moderne.

Bien je pars, je file, je m’envole. Pour pénitence, je n’achèterai rien à la boutique.

Gabrielle de Lassus Saint-Geniès, le 20 décembre 2013

*Si nous recensons les dernières expositions présentées en France concernant l’art britannique de cette période, nous trouvons  notamment :

Edward Burne-Jones (1833-1898) Un maître anglais de l’imaginaire (Musée d’Orsay, 4 mars-6 juin 1999)
L’Art anglais dans les collections de l’Institut de France, (Chantilly Musée Condé, 13 octobre 2004-28 février 2005)
William Blake, Le génie visionnaire du romantisme anglais (Petit Palais, 2 avril -28 juin 2009)
Turner et ses peintres (Grand Palais, 24 février 2010-24 Mai 2010)
-Une ballade d’amour et de mort : photographie préraphaélite en Grande Bretagne, 1848-1875 (Musée d’Orsay, 8 mars-29 mai 2011)
Beauté, morale et volupté dans l’Angleterre d’Oscar Wilde (Musée d’Orsay, 13 septembre 2011-15 janvier 2012)