LIRE ET RELIRE L’Utopie par Thomas More

Portrait de Thomas More, Hans Holbein, 1527, Frick Collection, New York

Portrait de Thomas More, Hans Holbein, 1527, Frick Collection, New York

 » Mais, dites-moi, cher Morus, prêcher une pareille morale à des hommes qui, par intérêt et par système, inclinent à des principes diamétralement opposés, n’est-ce pas conter une histoire à des sourds ? « 

Qui n’a jamais rêvé d’utopie ? Cette « île de nulle part » bienheureuse, gouverné par un système politique idéal où régneraient l’abondance, la liberté, la justice et l’égalité sous l’égide d’un bon gouvernement ? Thomas More (1478-1535) s’efforce dans L’Utopie (1516) de présenter un territoire, qui, s’il n’est pas réalisable, incite à réfléchir sur les réformes nécessaires au gouvernement de son époque.

Thomas More 

Né à Londres en 1478 dans une famille bourgeoise anoblie, Thomas More est page dans la maison de Morton, futur chancelier d’Henry VII en 1487. Il étudie à Oxford en 1492, où il se passionne pour l’humanisme, la musique, la culture grecque et latine, le français et les Pères de l’Eglise. Il y rencontre Colet, Grocyn, Linacre et Erasme avec lequel il noue une profonde amitié. Ce dernier lui dédie L’Eloge de la folie (1509). Ensuite, Thomas se dirige dans une carrière de juriste et devient avocat à 21 ans. Jeune homme brillant, il monte les échelons de la société anglaise puisqu’en 1504 il est déjà membre du Parlement. Il se marie en 1505 avec Jeanne Colt (1). En 1509 c’est l’avènement d’Henry VIII. Le roi apprécie More pour ses grandes qualités diplomatiques et le nomme dans son Conseil. C’est malgré lui que Thomas More accepte peu à peu les charges honorifiques qui lui sont offertes car il tient avant tout à sa liberté et à son indépendance, comme l’écrit Erasme :  » (…)  personne n’a jamais déployé autant d’efforts pour entrer à la cour que More en a fait pour s’en tenir éloigné ».

Parallèlement à ses charges, Thomas More a une vie familiale heureuse dans sa maison de Chelsea, entouré de sa femme, son fils, ses filles, leurs maris et ses onze petits-enfants. En 1527 éclate la triste affaire du divorce d’Henry VIII. Thomas More est nommé Chancelier en 1529 à la place de Wolsey. Ayant assisté à la disgrâce du cardinal, et gardant certainement en mémoire l’histoire tragique de Thomas Beckett, il redoute fortement cette fonction : « Quand je regarde ce siège et que je considère quels grands personnages s’y sont assis avant moi, quand surtout je me rappelle l’homme qui l’a occupé le dernier, son étonnante sagacité, son expérience consommée, quelle fut sa haute fortune pendant quelques années et comment il finit par une chute si triste, mourant sans honneur et sans gloire, j’ai quelque raison de regarder les dignités humaines comme choses de peu de durée et la place de chancelier comme beaucoup moins désirable que ne le pensent ceux qui m’en voient honoré. C’est pour cela que j’y vais monter comme à un poste plein de trouble et de dangers, dépourvu de tout honneur véritable et solide, et d’où il faut d’autant plus craindre de tomber qu’on tombe de plus haut. » (2)

Comme Henry Plantagenêt, Henry VIII n’aime pas qu’on lui résiste ; comme Thomas Beckett, Thomas More jure « de penser d’abord à Dieu et après Dieu au roi et qu’il se tiendrait toujours à ce serment. » En 1532, il refuse l’annulation du mariage du roi mais aussi l’implicite emprise de la loi d’Etat sur la loi d’Eglise. Le chancelier  abandonne sa charge et démissionne. En 1533, l’Acte de Suprématie nomme Henry VIII le chef de l’Eglise d’Angleterre. C’est le triomphe d’Anne Boleyn et de sa fille Elizabeth. Le roi exige que son entourage lui prête un serment d’allégeance  afin de reconnaître sa suprématie spirituelle. Thomas More le refuse, aux côtés de l’évêque Fisher. Il est arrêté et enfermé dans la Tour de Londres pendant un an et résiste à toutes les injonctions royales, amicales et familiales l’invitant à se rétracter. En juin 1535 il est décapité après avoir dit à son bourreau, non sans humour : « Rassemble ton courage, camarade, et ne crains pas d’accomplir ton office. Mon cou est très court, prends garde de ne pas frapper de travers. » (3)

L’Utopie

Le mot « utopie » est entré dans le langage courant pour décrire une oeuvre fortement souhaitable mais difficilement réalisable, voire impossible. A la fois ouvrage de réflexion politique et sociale, mais aussi d’imagination, L’Utopie traite implicitement des effets néfastes du mouvement des enclosures qui touche l’Angleterre de la fin du Moyen-âge.

Dans L’Utopie, Thomas More raconte sa rencontre avec le personnage principal de l’oeuvre, un certain Raphaël Hythloday, nommé dans le sous-titre du livre: « discours du très excellent homme Raphaël Hythloday sur la meilleure constitution d’une république par l’illustre Thomas More vicomte et citoyen de Londres noble ville d’Angleterre ». L’ouvrage est partagé en deux livres : Livre premier (expliquant le contexte de création de l’oeuvre et abordant certaines thématiques de la bonne et mauvaise gestion des gouvernements) et Livre second (description de l’Ile d’Utopie). Il a un succès considérable en Europe lors de sa parution en 1516 (en latin chez Thierry Martens à Louvain), puis à Paris, Londres, Bâle, Florence, Venise, Vienne.

Livre premier 

Thomas More est envoyé par Henry VIII dans les Flandres, pour arranger un démêlé avec Charles de Castille, le futur Charles Quint. Il est accompagné par le maître des Archives royales Cuthbert Tunstal (1474-1559). A Bruges, tous deux trouvent les envoyés du prince Charles mais un délai s’écoule avant que les ambassadeurs ne trouvent un accord. Thomas More profite donc de ce temps pour aller à Anvers. Il y rencontre Pierre Gilles, secrétaire de la ville, avec qui il lie une amitié d’honnête homme : «  (…) mais aucune liaison ne me fut plus agréable que celle de Pierre Gilles, Anversois d’une grande probité. Ce jeune homme, qui jouit d’une position honorable parmi ses concitoyens, en mérite une des plus élevées, par ses connaissances et sa moralité, car son érudition égale la bonté de son caractère. Son âme est ouverte à tous ; mais il a pour ses amis tant de bienveillance, d’amour, de fidélité et de dévouement, qu’on pourrait le nommer, à juste titre, le parfait modèle de l’amitié. Modeste et sans fard, simple et prudent, il sait parler avec esprit, et sa plaisanterie n’est jamais blessante. »

Pierre Gilles présente alors à More un mystérieux étranger d’un certain âge, au teint basané, portant une longue barbe comme le  patron d’un navire, en lui confiant : « Il n’y a pas sur terre un seul vivant qui puisse vous donner des détails aussi complets et aussi intéressants sur les hommes et sur les pays inconnus. » L’étranger se nomme Raphaël Hythloday (note : sans doute du grec bavardage et adroit). Erudit, philosophe, il connaît le latin et le grec à la perfection. Originaire du Portugal, il a quitté sa terre natale pour suivre le célèbre Améric Vespuce (1451-1519) et a ensuite parcouru de nombreux pays.

Intrigué et émerveillé par les connaissances de l’inconnu, Thomas More l’invite chez lui. Ils s’assoient sur le gazon du jardin où ils prolongent leur conversation dans laquelle Raphaël fait le récit de ses voyages. Ce qui intéresse plus particulièrement More c’est la façon de vivre des hommes, leurs institutions, leur manière de s’organiser en sociétés et leurs mœurs. Raphaël décrit et analyse plusieurs types de régimes en leur donnant des noms de fantaisie. Il évoque par exemple les Polylérites (réflexion sur les pénalités à l’égard du vol), les Achoriens (impossibilité de gouverner deux royaumes), les Macariens (gouvernement par un roi qui s’engage à ne pas avoir plus de mille livres d’or), avant d’aborder les Utopiens, objet d’étude principal de cet ouvrage. More fait part des leçons tirées de sa propre expérience en citant de vrais pays et de vrais personnages (France, Portugal, Italie, Angleterre, le Chancelier Jean Morton, Platon, Denys le Tyran, etc.) au sein de cette fiction. Dans une époque marquée par les guerres d’Italie, le partage des pouvoirs entre la France, l’Espagne et l’Angleterre, il aborde en politicien humaniste les sujets touchant à la bonne manière de gouverner les hommes :  liberté, royauté, bien-commun, guerre, paix, lois divines et lois humaines, rôle de l’Etat, justice et injustice, système pénitentiaire, argent.

La conversation se termine avec le Livre premier. Ils vont dîner puis reviennent écouter le récit de Raphaël.

Portrait d’Erasme par Hans Holbein

Livre second

Le Livre second est consacré à l’île d’Utopie. Il commence avec un descriptif géographique du lieu en forme de croissant, ayant un large bassin qui sert de port. Au milieu s’élève un rocher avec un fort protégé par un garnison. Le littoral est flanqué de phares et de rochers cachés sous l’eau pour duper les ennemis. D’autres forts défendent la partie opposée du territoire. L’île d’Utopie est a priori inaccessible et prête à faire face aux dangers externes. On apprend qu’autrefois elle était un continent qui s’appelait Abraxa, qui est aussi le nom de la ville des fous dans L’Eloge de la Folie d’Erasme. C’est après sa victoire sur la population sauvage, que le conquérant Utopus lui donna son nom et la transforma en île en faisant couper l’isthme qui rejoignait le continent, se donnant pour mission de civiliser cette terre. Les Annales de la ville remontent à 1760 années. Selon Raphaël, l’Utopie contient cinquante-quatre grandes villes magnifiques bâties sur le même plan. Le langage, les mœurs, les institutions et les lois y sont identiques. La capitale Amaurote a une position centrale. Tous les ans, trois députés sont nommés par les villes et envoyés  dans la capitale pour traiter des affaires principales.

Un terrain est assigné à chaque ville pour la culture. Au milieu des champs se trouvent des maisons avec des instruments d’agriculture pour les travailleurs que la ville envoie périodiquement à la campagne. Ici les habitants sont des fermiers et non des propriétaires puisque le sol n’appartient à personne. Chacun travaille pour le bien-commun grâce au système de « famille agricole ». Une famille agricole se compose au moins de quarante individus, hommes, femmes et esclaves, sous la direction d’un père et d’une mère de famille. Trente familles sont dirigées par un philarque. La vie agricole est primordiale pour le peuple utopien qui forme  tous ses habitants dès leur plus jeune âge afin d’en faire des hommes et des femmes de la terre.

Des villes d’Utopie et particulièrement de la ville d’Amaurote

Hythloday parle ensuite plus précisément de la capitale d’Amaurote, siège du gouvernement et du sénat où il a vécu cinq ans : « Qui connaît cette ville les connaît toutes, car toutes sont exactement semblables, autant que la nature du lieu le permet ».  Placée à flanc de colline, la cité a une forme carrée. Elle est parcourue par le fleuve Anydre (nom comique car il signifie « sans eau » en grec !) La marée qui monte et descend influence la densité du fleuve qui s’adoucit en offrant une eau potable, purifiée par une source fortifiée.  Les Amaurotains sont aussi ravitaillés en eau grâce à des citernes et des tuyaux de briques. Des murailles, des tours et des forts protègent la ville composée d’édifices élégants et propres. Les rues, larges de vingt pieds très exactement, doivent être « commodes ».  Comme il n’y a guère de possession commune ni de propriété individuelle, les Utopiens changent de maison tous les dix ans par tirage au sort. Chaque maison possède des fenêtres vitrées (grande modernité pour l’époque !), donne sur la rue et possède un jardin à l’arrière. Les Utopiens accordent un grand intérêt aux jardins, comme le souligne le narrateur : « Les habitants de la ville soignent leurs jardins avec passion ; ils y cultivent la vigne, les fruits, les fleurs et toutes sortes de plantes. Ils mettent à cette culture tant de science et de goût, que jamais je n’ai vu ailleurs plus de fertilité et d’abondance réunies à un coup d’œil plus gracieux. Le plaisir n’est pas le seul mobile qui les excite au jardinage ; il y a émulation entre les différents quartiers de la ville, qui luttent à l’envi à qui aura le jardin le mieux cultivé. Vraiment l’on ne peut rien concevoir de plus agréable ni de plus utile aux citoyens que cette occupation. Le fondateur de l’empire l’avait bien compris, car il appliqua tous ses efforts à tourner les esprits vers cette direction. »

Des magistrats

Trente familles élisent tous les ans un magistrat : le philarque (ou syphogrante). Dix philarques obéissent à un protophilarque (ou transbore). Enfin les syphograntes choisissent au scrutin secret un prince  (au sens premier, il s’agit davantage d’un maire de la ville) parmi les quatre  citoyens proposés par le peuple car la ville est partagée en quatre sections et chaque quartier présente son élu au sénat.  La principauté est à vie sauf s’il y a des menaces de tyrannie de la part du prince.

Des arts et métiers 

Hommes, femmes et enfants apprennent tous l’art de l’agriculture. C’est un devoir imposé à tous, puis chacun se dirige vers l’apprentissage de métiers plus spécialisés comme le tissage du lin ou de la laine, la maçonnerie ou la poterie, le travail du bois ou du métal. Il existe une classe des lettrés parmi lesquels sont choisis les ambassadeurs, les prêtres, les tranibores et le prince. ll est avant tout important que chacun exerce le métier qui lui convient le mieux.

More va jusqu’à s’occuper de la garde-robe de ses habitants imaginaires ! Chaque famille confectionne ses habits dans cette contrée où la paresse et l’oisiveté sont expressément défendues. Les vêtements ont une forme invariable, élégante et commode, qui est la même pour tous, à part les distinctions suivantes : homme, femme, célibataire et marié… Ils se prêtent aux mouvements du corps, protègent de la chaleur en été et du froid d’hiver.

Vient ensuite la division du temps qui s’organise en vingt quatre heure (jour et nuit). Thomas More se fait visionnaire et avant-gardiste en accordant autant d’importance aux loisirs qu’au travail : « Le but des institutions sociales en Utopie est de fournir  d’abord aux besoins de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun le plus de temps possible pour s’affranchir de la servitude du corps, cultiver librement son esprit, développer ses qualités intellectuelles par l’étude des sciences et des lettres. C’est dans ce développement complet qu’ils font consister le vrai bonheur. » Six heures sont employées aux travaux matériels : trois heures de travail le matin, repas, deux heures de repos l’après-midi, trois heures de travail, puis souper. Le soir a lieu une heure de divertissements, l’été dans les jardins et l’hiver dans les salles communes. Il s’agit de musique et de conversations. Sont interdits les dés, les cartes et les jeux de hasard, à l’exception de deux jeux de société : La bataille arithmétique, Le combat des vices et vertus. L’Utopien se couche à neuf heures et dort neuf heures, avant d’avoir la possibilité d’assister à des cours d’instruction publique le matin, avant le lever du soleil.

Vaste programme…

Des rapports mutuels entre les citoyens

Raphaël décrit dans ce chapitre les méthodes d’organisation sociale de l’île : « La cité se compose de familles, la plupart unies par des liens de parenté.  Le plus ancien membre d’une famille en est le chef, etc… » Divers cas sont envisagés comme la création de colonie, la maladie, la guerre. La vision demeure originale et traditionnelle. Autour de chaque ville se trouvent quatre hôpitaux spacieux, modernes et confortables. Curieusement, More conserve des esclaves dédiés aux basse besognes dans ce système. Les repas apparaissent très codifiés dans le placement de table et leur déroulement. Le souper « ne se passe jamais sans musique et sans un dessert copieux et friand. Les parfums, les essences odorantes, rien n’est épargné pour le bien-être et la jouissance des convives. Peut-être en ceci accusera-ton les Utopiens d’un penchant excessif au plaisir. Ils ont pour principe que la volupté qui n’engendre aucun mal est parfaitement légitime. »

Des voyages des Utopiens

L’Utopien ne part pas en voyage sans le consentement des syphograntes, des transbordes et de sa famille. Il faut qu’il achète et paye sa nourriture en travaillant avant le dîner et le souper autant qu’on le fait dans les lieux où l’on s’arrête. L’oisiveté et la paresse sont impossibles dans ce pays « où il n’y a ni tavernes, ni lieux de prostitution, ni occasions de débauches, ni repaires cachés, ni assemblées secrètes.(…) La mendicité et la misère y sont des monstres inconnus. » Le passage sur l’or et l’argent est particulièrement intéressant : « En Utopie, l’on ne se sert jamais d’espèces monnayées, dans les transactions mutuelles, on les réserve pour les évènements critiques dont la réalisation est possible, quoique très incertaine. L’or et l’argent n’ont pas en ce pays , plus de valeur que celle que la nature leur a donnée ; l’on y estime ces deux métaux bien au-dessous du fer, aussi nécessaire à l’homme que l’eau et le feu. En effet, l’or et l’argent n’ont aucune vertu, aucun usage, aucune propriété dont la privation soit un inconvénient naturel et véritable. C’est la folie humaine qui a mis tant de prix à leur rareté. La nature, cette excellente mère, les a enfouis à de grandes profondeurs, comme des productions inutiles et vaines, tandis qu’elle expose à découvert l’air, l’eau, la terre, et tout ce qu’il y a de bon et de réellement utile. » La description des Ambassadeurs d’Anémolie qui suit est particulièrement savoureuse et amusante.

Les Utopiens font de la philosophie, de l’astronomie et des lettres. Ils se questionnent surtout sur le thème du bonheur, de la vertu et du plaisir : quelle est la condition unique, ou les conditions diverses du bonheur de l’homme ? Pour eux l’âme est immortelle. Dieu est bon et l’a créée pour être heureuse. « Le bonheur, disent-ils, n’est pas dans toute espèce de volupté ; il est seulement dans les plaisirs bons et honnêtes. C’est vers ces plaisirs que tout, jusqu’à la vertu, même, entraîne irrésistiblement notre nature ; ce sont eux qui constituent la félicité. Ils définissent la vertu : vivre selon la nature. Dieu, en créant l’homme, ne lui donna pas d’autres destinée. L’homme qui suit l’impulsion de la nature est celui qui obéit à la voix de la raison, dans ses haines et dans ses appétits. Or la raison inspire d’abord à tous les mortels l’amour et l’adoration de la majesté divine, à laquelle nous devons l’être et le bien-être. En second lieu, elle nous enseigne et nous excite à vivre gaiement et sans chagrin, et à procurer les mêmes avantages à nos semblables, qui sont nos frères. »

Suit une liste des caractères et des plaisirs qui déplaisent aux Utopiens : les vaniteux, les nobles paresseux, les amateurs de pierreries, les avares, les jeux de hasard et la chasse (réservée aux bouchers). Ils distinguent plusieurs sortes de vrais plaisirs : ceux des voluptés de l’âme et ceux des voluptés du corps. Le terme volupté a un sens très précis pour eux. C’est « tout état ou tout mouvement de l’âme et du corps, dans lesquels l’homme éprouve un délectation naturelle. Ce n’est pas sans raison qu’ils ajoutent le mot  naturelle, car ce n’est pas seulement la sensualité, c’est aussi la raison  qui nous attire vers les choses naturellement délectables ; et par là il faut entendre les biens que l’on peut rechercher sans injustice, les jouissances qui ne privent pas d’une jouissance plus vive, et qui ne traînent à leur suite aucun mal. »

Quelques lignes évoquent le goût pour la philosophie et la médecine des Utopiens ainsi que leur curiosité naturelle pour les choses de l’esprit.

Des esclaves 

La servitude est dédiée principalement aux condamnés à mort d’autres pays qui fuient la rigueur de leurs gouvernements pour s’embaucher en Utopie. Les esclaves traités avec le plus de rigueur sont les scélérats utopiens qui ont reçu la vertu en éducation mais qui ont lui préféré le crime. Les esclaves peuvent aussi être des journalisers pauvres des pays voisins qui sont certains de trouver du pain et du travail en Utopie.

Suivent ensuite des réflexions sur le mariage. Les filles ne peuvent se marier avant dix-huit ans ; les garçons avant vingt-deux. La polygamie est interdite. C’est dans ce paragraphe que l’on trouve la célèbre et amusante coutume des Utopiens qui consiste à présenter le jeune homme et la jeune femme qui sont fiancés d’une manière très originale (à  replacer dans le contexte d’une époque terrorisée par les maladies vénériennes) : « Une dame honnête et grave fait voir au futur sa fiancée, fille ou veuve, à l’état de nudité complète ; et, réciproquement, un homme d’une probité éprouvée montre à la jeune fille son fiancé nu. Cette coutume singulière nous fit beaucoup rire, et même nous la trouvions passablement stupide ; mais, à toutes nos épigrammes, les Utopiens répondaient qu’ils ne pouvaient se lasser d’admirer la folie des gens des autres pays. « Lorsque vous achetez un bidet, affaire de quelques écus, vous prenez des précautions infinies. L’animal est presque nu, cependant vous lui ôtez la selle et le harnais, de peur que ces faibles enveloppes ne cachent quelque ulcère. Et quand il s’agit de choisir une femme, choix qui influe sur tout le reste de la vie, et qui en fait un délice ou un tourment, vous y mettez la plus profonde incurie ! Comment ! vous vous liez d’union indissoluble à un corps tout enveloppé de vêtements qui le cachent, vous jugez de la femme entière par une portion de sa personne large comme la main, puisque son visage seul est à découvert ! Et vous ne craignez pas de rencontrer après cela quelque difformité secrète, qui vous force à maudire cette union aventureuse ! (…) Il est certain que la plus brillante parure peu couvrir la plus dégoûtante difformité ; alors le coeur et les sens de l’infortuné mari repousseront bien loin la femme dont il ne pourra plus se séparer de corps ; puisque, si la vérité n’apparaît qu’après la consommation du mariage, elle n’en détruit pas l’indissolubilité, et qu’il ne reste plus qu’à ronger son frein. »

Plusieurs lois sont évoquées dans une Utopie où le divorce est rarement permis et où l’adultère est puni d’esclavage. (et la récidive d’adultère de peine de mort !). Les maries châtient leurs femmes et les parents leurs enfants. Mais surtout et par-dessus tout, Thomas More s’élève contre l’accumulation de lois inutiles dans la civilisation occidentale. Chez les Utopiens, au contraire,  « Les lois sont en très petit nombre, et suffisent néanmoins aux institutions. Ce que les Utopiens désapprouvent surtout chez les autres peuples, c’est la quantité infinie de volumes, de lois et de commentaires, qui ne suffisent pas encore à l’ordre public. Ils regardent comme une injustice suprême d’enchaîner les hommes par des lois trop nombreuses, pour qu’ils aient le temps de les lire toutes, ou  bien trop obscures, pour qu’ils puissent les comprendre. » En effet, « Les lois sont promulguées, disent les Utopiens, à seule fin que chacun soit averti de ses droits et de ses devoirs. Or, les subtilités de vos commentaires sont accessibles à peu de monde, et n’éclairent qu’une poignée de savants ; tandis qu’une loi nettement formulée, dont le sens n’est pas équivoque et se présente naturellement à l’esprit, est à la portée de tous. »  C’est l’humaniste ici qui parle : « Les Utopiens ont pour principe qu’il ne faut tenir pour ennemi que celui qui se rend coupable d’injustice et de violence. La communion a la même nature leur paraît un lien plus indissoluble que tous les traités. L’homme, disent-ils, est uni à l’homme d’une façon plus intime et plus forte par le cœur et la charité que par des mots et des protocoles. »

De la guerre 

Le Utopiens ont horreur de la guerre mais homme et femmes s’exercent à la discipline militaire pour être habiles aux combats en cas de conflit. Ce sont des pacifistes qui n’entreprennent de batailles que sous de graves motifs : défendre leurs frontières, repousser une invasion ennemie sur les terres de leurs alliés, ou délivrer de la servitude d’un tyran un peuple opprimé par le despotisme. Est alors cité l’exemple de la guerre qu’ils entreprirent contre les Alaopolites, en faveur des Néphélogètes.

Les Utopiens préfèrent négocier que se battre. La force de l’intelligence est supérieure à la force physique pour eux. C’est pourquoi ils « pleurent amèrement sur les lauriers d’une victoire sanglante ; ils en sont même honteux, estimant absurde d’acheter les plus brillants avantages au prix du sang humain. Pour eux, le plus beau titre de gloire, c’est d’avoir vaincu l’ennemi à force d’habileté et d’artifices. C’est alors qu’ils célèbrent des triomphes publics, et qu’ils dressent des trophées, comme après une action héroïque ; c’est alors qu’ils se vantent d’avoir agi en hommes et en héros, toutes les fois qu’ils ont vaincu par la seule puissance de la raison, ce que ne peut faire aucun des animaux, excepté l’homme. Les lions, disent-ils, les ours, les sangliers, les loups, les chiens, et les autres bêtes féroces ne savent employer pour se battre que la force du corps ; la plupart d’entre elles nous surpassent en audace et en vigueur, et toutes cependant cèdent à l’emprise de l’intelligence et de la raison. » En cas de guerre ils emploient essentiellement des mercenaires, ils observent les trêves conclues avec l’ennemi, ils ne ravagent pas les terres, ne brûlent pas les moissons, évitent les pillages.

Des religions de l’Utopie

Les religions, en Utopie, varient d’une province à l’autre. Il y a une diversité de croyances qui sont toutes respectées. Ils conviennent néanmoins qu’il existe un seul Dieu « éternel, immense, inconnu, inexplicable, au-dessus des perceptions de l’esprit humain, remplissant le monde entier de sa toute-puissance et non de son étendue corporelle. Ce Dieu, ils l’appellent Père ; c’est à lui qu’ils rapportent les origines, les accroissants, les progrès, les révolutions, et les fins de toutes choses. C’est à lui seul qu’ils rendent les honneurs divins. » Cet être est désigné sous le nom de Mythra. Ils ont aussi reçu la doctrine chrétienne et lui accordent une grande faveur. L’intolérance et le fanatisme sont punis d’exil ou d’esclavage. Les Utopiens méprisent les matérialistes. Ils croient en une vie après la mort. Ils vouent un culte aux morts illustres et vertueux ainsi qu’à leurs ancêtres à qui ils sont unis « par les liens de l’amour et de la charité ». Pour eux, les morts se mêlent à la société des vivants et sont témoins de leurs actions et de leurs discours. Il existe un collège sacerdotal qui rassemble les prêtres des villes d’Utopie. C’est une sorte de magistrature réservée à une élite. Il y a des temples magnifiques en Utopie, des jours de fête dédiés au culte de la divinité et un moment réservé au Grand Pardon où les familles se réconcilient. Ils n’immolent pas d’animaux dans leurs sacrifices.

Protecteur des arts* et homme cultivé, Thomas More accorde une grande importance à la musique utopienne : « Les instruments de la musique utopienne ont en grande partie d’autres formes que celles que nous voyons chez nous. La plupart sont plus harmonieux que les nôtres, et quelques-uns ne peuvent pas même leur être comparés. Mais ce qui donne à la musique utopienne, soit instrumentale, soit vocale, une supériorité incontestable, c’est qu’elle imite et qu’elle exprime toutes les affections de la nature avec une rare perfection. Les Utopiens accomodent si bien le son à la chose, ils peignent si vivement les supplications de la prière, la joie et la pitié, le trouble,le deuil et la colère ; en un mot, la forme de leur mélodie représente avec une telle vérité les sentiments les plus intimes, que l’âme de l’auditeur en est merveilleusement émue, pénétrée, enflammée. »

 Conclusion

En conclusion, notre Raphaël récapitule et résume les bienfait de la république d’Utopie : « En Utopie, où tout appartient à tous, personne ne peut manquer de rien, une fois que les greniers publics sont remplis. Car la fortune de l’Etat n’est jamais injustement distribuée en ce pays ; l’on n’y voit ni pauvre ni mendiant, et quoique personne n’ait rien à soi, cependant tout le monde est riche. Est-il, en effet, de plus belle richesse que de vivre joyeux et tranquille, sans inquiétude ni souci ? Est-il un sort plus heureux que celui de ne pas trembler pour son existence, de ne pas être fatigué des demandes et des plaintes continuelles d’une épouse, de ne pas craindre la pauvreté pour son fils, de ne pas s’inquiéter de la dot de sa fille ; mais d’être sûr et certain de l’existence et du bien-être pour soi et pour tous les siens, femme, enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants, jusqu’à la plus longue postérité dont un noble puisse s’enorgueillir ? »

Le principal obstacle de l’établissement de cette république idéale est pour lui l’orgueil : « Mais l’orgueil, passion féroce, reine et mère de toute plaie sociale, oppose une résistance invincible à cette conversion des peuples. L’orgueil ne mesure pas le bonheur sur le bien-être personnel, mais sur l’étendue des peines d’autrui. L’orgueil ne voudrait pas même devenir Dieu, s’il ne lui restait plus de malheureux à insulter et à traiter en esclaves, si le luxe de son bonheur ne devait plus être relevé par les angoisses de la misère, si l’étalage de ses richesses ne devait plus torturer l’indigence et allumer son désespoir. L’orgueil est un serpent d’enfer, qui s’est glissé dans le coeur des hommes, qui les aveugle par son venin, et qui les fait reculer loin du sentir d’une vie meilleure. Ce reptile s’attache de trop près à leurs chairs pour qu’on puisse facilement l’en arracher. » 

 Thomas More fait ensuite son auto-critique, en ayant bien conscience de l’impossibilité d’établir pareil régime : « Dès que Raphaël eut achevé ce récit, il me revint à la pensée grand nombre de choses qui me paraissaient absurdes dans les lois et les moeurs des Utopiens, telles que leurs système de guerre, leur culte, leur religion, et plusieurs autres institutions. Ce qui surtout renversait toutes mes idées, c’était le fondement sur lequel s’est édifiée cette république étrange, je veux dire la communauté de vie et de biens, sans commerce d’argent. Or, cette communauté détruit radicalement toute noblesse et magnificence, et splendeur et majesté, choses qui, aux yeux de l’opinion publique, font l’honneur et le véritable ornement d’un Etat. Néanmoins, je n’élevai à Raphaël aucune difficulté, parce que je le savais fatigué de sa longue narration. En outre, je n’étais pas bien sûr qu’il souffrît patiemment la contradiction. Je me rappelais l’avoir entendu censurer vivement certains contradicteurs, en leur reprochant d’avoir peur de passer pour imbéciles, s’ils ne trouvaient quelque chose à opposer aux inventions des autres.

Je louai donc les institutions utopiennes et son discours. Puis je le pris par la main pour le faire entrer souper, lui disant qu’une autre fois nous aurions le loisir de méditer plus profondément ces matières, et d’en causer ensemble avec plus de détails. Plaise à Dieu que cela m’arrive un jour ! Car si, d’un côté, je ne puis consentir à tout ce qui a été dit par cet homme, du reste fort savant sans contredit et très habile en affaires humaines, d’un autre côté, je confesse aisément qu’il y a chez les Utopiens une foule de choses que je souhaite voir établies dans nos cités. Je le souhaite plus que je ne l’espère. »

« Je le souhaite plus que je ne l’espère ».

Nous ne pouvons que rejoindre notre illustre écrivain sur ce point. Si beaucoup de principes utopiens semblent désirables, d’autres laissent perplexes, à commencer par le statut de la femme, certes considérée comme égale de l’homme mais encore passible de châtiments corporels. Ce qui nous intéresse est la critique politique et sociale du capitalisme marchand qui émerge à cette époque. Unissant morale chrétienne, néo-platonisme (on note l’influence de La République de Platon), humanisme, Thomas More cherche à résoudre l’éternel problème de l’égalité économique des hommes. Il n’hésite pas à employer le registre de la satire et de l’humour, dont est dénué un ouvrage politique comme Le Prince de Machiavel (1532), à titre de comparaison. Sa vision d’une société imaginaire influence par la suite indirectement nombres de penseurs, d’idéalistes et autres « utopistes ». Nous pensons à Thomas Hobbes (Léviathan, 1651), Fénelon (Télémaque, 1699), Jonathan Swift (Les voyages de Gulliver, 1726), Voltaire (Candide, 1758), William Morris (News from Nowhere, 1891), Aldous Huxley (Brave New World, 1932) ou encore George Orwell (1984, 1949).

Thomas More fut un rêveur sans cesse ancré dans la réalité. Penser à un monde idéal ne l’empêcha pas de verser son sang pour rester fidèle à sa liberté intérieure : « Je fus fidèle serviteur du Roi, mais je demeure avant tout celui de Dieu » . Il défendit la clause d’inviolabilité de la conscience, en prouvant par sa mort que celle-ci n’était pas une vaine utopie.

G.L.S.G.

(1) Jane More meurt en 1514. Thomas se remarie avec Alice Middleton.
(2) Cité par Marcelle Bottigelli in introduction de L’Utopie de Thomas More, traduction de Victor Stouvenel. Messidor, Editions sociales, Paris, 1966, 1982.
(3) Thomas More est canonisé en 1935, avec l’Evêque John Fisher et d’autres martyrs anglais.
* C’est par l’entremise de Thomas More que le peintre Holbein devint peintre de la Couronne d’Angleterre.