LIRE ET RELIRE La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette (1678)

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« Que n’ai-je commencé à vous connaître depuis que je suis libre, ou pourquoi ne vous ai-je pas connue avant que d’être engagée ? Pourquoi la destinée nous sépare-t-elle par un obstacle invincible ? »

La Princesse de Clèves parut en 1678 chez Barbin. Il y eut beaucoup de bruit à la cour autour de l’ouvrage et de nombreuse discutions jaillirent au sujet de l’auteur qui n’était autre que Madame de La Fayette (1634-1693). Grande amie de Madame de Sévigné, celle-ci écrivit après sa mort : « Jamais nous n’avions eu le moindre nuage dans notre amitié. La longue intimité ne m’avait pas accoutumée à son mérite. Ce goût était toujours vif et nouveau. Jamais elle n’a été sans cette divine raison qui était sa qualité principale. » Toute la délicatesse d’âme et de sentiment de Madame de Lafayette transparaît dans ce livre commenté, lu, relu, expliqué et malheureusement tombé dans le purgatoire des études scolaires. Mais relire La Princesse de Clèves c’est revenir à une littérature de choix conjuguant la noblesse des sentiments, la beauté de l’écriture et une finesse d’analyse et de psychologie rarement atteintes. Ce chef d’œuvre, perle de la langue française, conserve sa fraîcheur car il exprime pleinement les dilemmes des cœurs humains qui n’ont guère changés pourvu qu’ils aiment la vertu.

Intrigues de cour

On se souvient de la célèbre phrase d’introduction dans laquelle la cour d’Henri II décrit de manière implicite celle de Louis XIV : « La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat que dans les dernières années du règne de Henri second. » Le roman commence comme un conte idéal : « Jamais cour n’eut tant de belle personnes et d’hommes admirablement bien faits ; et il semblait que la nature eût pris plaisir à placer ce qu’elle donne de plus beau, dans les plus grands princes. » La noblesse des caractères semble égaler la puissance de leurs lignages à l’exemple d’Elisabeth de France, de Marie Stuart, du roi de Navarre, de la duchesse de Valentinois, du Vidame de Chartres,de M.de Guise, etc. L’écrivain campe son récit avec une rigueur toute française, sans restriction ni surabondance de détails. L’action se trame donc, sérieuse et vraisemblable, assez proche de la vision shakespearienne de l’existence comme un théâtre. L’entrée de Mademoiselle de Chartres, future princesse de Clèves, bouleverse la situation initiale: « Il parut alors à la cour une beauté qui attira les yeux de tout le monde, et l’on doit croire que c’était une beauté parfaite, puisqu’elle donna de l’admiration dans un lieu où l’on était si accoutumé à voir de belles personnes. » La jeune fille blonde rencontre Monsieur de Clèves chez un joailler italien. Celui-ci, plus âgé qu’elle, tombe aussitôt amoureux. D’autres hommes le suivront dans ce précipice des coeurs. La cour idéale du début est ensuite décrite avec un esprit plus critique, afin de montrer dans quel univers de tentations nos héros évoluent. Ambitions, intrigues et galanteries l’animent : « L’ambition et la galanterie étaient l’âme de cette cour, et occupaient également les hommes et les femmes. Il y avait tant d’intérêts et tant de cabales différentes, et les dames y avaient tant de part, que l’amour était toujours mêlé aux affaires, et les affaires à l’amour. Personne n’était tranquille, ni indifférent ; on songeait à s’élever, à plaire, à servir ou à nuire ; on ne connaissait ni l’ennui, ni l’oisiveté, et on était toujours occupé des plaisirs ou des intrigues. » Le mariage de M. de Clèves avec la jeune Mademoiselle de Chartres est décidé mais celui-ci fait l’erreur de se marier avec une femme qui n’a pour lui que de l’estime et du respect : « Mais elle n’avait aucune inclination particulière pour sa personne (…) M.de Clèves ne trouva pas que mademoiselle de Chartres eût changé de sentiments en changeant de nom. La qualité de mari lui donna de plus grands privilèges ; mais elle ne lui donna pas une autre place dans le cœur de sa femme. Cela fit aussi que, pour être son mari, il ne laissa pas d’être son amant, parce qu’il avait toujours quelque chose à souhaiter au delà de sa possession, et, quoiqu’elle vécut parfaitement bien avec lui, il n’était pas entièrement heureux. Il conservait pour elle une passion violente et inquiète qui troublait sa joie : la jalousie n’avait point de part à ce trouble ; jamais mari n’a été si loin d’en prendre, et jamais femme n’a été si loin d’en donner. » Madame de Lafayette construit ses phrases en maîtrisant parfaitement la langue française qu’elle manie avec une exquise austérité et un art consommé de la litote.

Troubles d’amour

Vient alors le bouleversement amoureux, le coup de foudre entre le beau Nemours et la Princesse, qui se rencontrent lors d’un bal : « Ce prince était fait d’une sorte, qu’il était difficile de n’être pas surpris de la voir quand on ne l’avait jamais vu, surtout ce soir là, où le soin qu’il avait pris de se parer augmentait encore l’air brillant qui était dans sa personne ; mais il était aussi difficile de voir madame de Clèves pour la première fois, sans avoir un grand étonnement. M. de Nemours fut tellement surpris de sa beauté, que, lorsqu’il fut proche d’elle, et qu’elle lui fit la révérence, il ne put s’empêcher de donner des marques de son admiration. Quand ils commencèrent à danser, il s’éleva dans la salle un murmure de louanges. Le roi et les reines se souvinrent qu’ils ne s’étaient jamais vu, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître.» Embarrassée, surprise, la Princesse se confie à Madame de Chartres, sa vertueuse mère qui la met en garde contre l’hypocrisie de la cour : « Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci, vous serez toujours trompée : ce qui paraît n’est presque jamais la vérité. »

Mais il est déjà trop tard : l’amour est entré dans le cœur de chacun. La description de leurs tourments est telle que Mme de Lafayette n’a sans doute pu écrire cela que parce qu’elle en avait elle-même ressenti les affres. Comme dans Roméo et Juliette où le temps devient l’ennemi des amants, Nemours et la Princesse de Clèves se sont connus trop tard. Les voilà obligés de boire au même calice d’amertume qui ne sera exprimé pleinement que le jour de leur dernière entrevue :« Que n’ai-je commencé à vous connaître depuis que je suis libre, ou pourquoi ne vous ai-je pas connue avant que d’être engagée ? Pourquoi la destinée nous sépare-t-elle par un obstacle invincible ? » Une forte impression naît dans leurs cœurs mais ce sont deux personnes qui ne peuvent s’atteindre : « La passion de M.de Nemours pour madame de Clèves fut d’abord si violente, qu’elle lui ôta le goût, et même le souvenir de toutes les personnes qu’il avait aimées, et avec qui il avait conservé des commerces pendant son absence. Il ne prit pas seulement le soin de chercher des prétextes pour rompre avec elles ; il ne put se donner la patience d’écouter leurs plaintes, et de répondre à leurs reproches. » Quand à Madame de Clèves, « elle ne pouvait s’empêcher d’être troublée de sa vue, et d’avoir pourtant du plaisir à le voir ; mais, quand elle ne le voyait plus, et qu’elle pensait que ce charme qu’elle trouvait dans sa vue était le commencement des passions, il s’en fallait peu qu’elle ne crût le haïr par la douleur que lui donnait cette pensée. »

La mère de la Princesse de Clèves a deviné la passion de sa fille. Mourante, elle la met en garde dans une dernière conversation qui résume tout le livre : « Il faut nous quitter, ma fille ; le péril où je vous laisse, et le besoin que vous avez de moi, augmentent le déplaisir que j’ai de vous quitter. Vous avez de l’inclination pour M.de Nemours ; je ne vous demande point de me l’avouer : je ne suis plus en état de me servir de votre sincérité pour vous conduire. Il y a déjà longtemps que je me suis aperçue de cette inclination ; mais je ne vous en ai pas voulu parler d’abord, de peur de vous en faire apercevoir vous-même. Vous ne la connaissez que trop présentement ; vous êtes sur le bord du précipice : il faut de grands efforts et de grandes violences pour vous retenir. Songez à ce que vous vous devez à vous-même, et pensez que vous allez perdre cette réputation que vous vous êtes acquise, et que je vous ai tant souhaitée. Ayez de la force et du courage ma fille ; retirez-vous de la cour ; obligez votre mari de vous emmener ; ne craignez point de prendre des partis trop rudes et trop difficiles ; quelque affreux qu’ils vous paraissent d’abord, ils seront plus doux dans la suite que les malheurs d’une galanterie. Si d’autres raisons que celles de la vertu et de votre devoir vous pouvaient obliger à ce que je souhaite, je dirais que, si quelque chose était capable de troubler le bonheur que j’espère en sortant de ce monde, ce serait de vous voir tomber, comme les autres femmes ; mais si ce malheur doit vous arriver, je reçois la mort avec joie, pour n’en être pas le témoin. »

Combats vertueux

N’ayant plus la protection de sa mère, la Princesse de Clèves se trouble, agitée par les tourments de l’amour. La douceur et la timidité de M.de Nemours la perturbent malgré elle : « L’inclination qu’elle avait pour ce prince lui donnait un trouble dont elle n’était pas maîtresse. Les paroles les plus obscures d’une homme qui plaît, donnent plus d’agitation que des déclarations ouvertes d’un homme qui ne plaît pas. » Modèle de sincérité, elle essaie de ne pas l’aimer, elle le fuit et combat les sentiments qui l’animent par respect pour son époux : « Elle ne se flatta plus de l’espérance de ne le pas aimer ; elle songea seulement à ne lui en donner aucune marque. C’était une entreprise difficile, dont elle connaissait déjà les peines ; elle savait que le seul moyen d’y réussir était d’éviter la présence de ce prince, et, comme son deuil lui donnait lieu d’être plus retirée que de coutume, elle se servit de ce prétexte pour n’aller plus dans les lieux où il pouvait la voir. Elle était dans une tristesse profonde ; la mort de sa mère en paraissait la cause, et l’on n’en cherchait point d’autre. »

Mais après le prétexte du deuil de sa mère, elle est dans l’obligation de revenir et de paraître à la cour. Lors d’une séance de pose pour faire son portrait en présence de la Dauphine et de sa suite, Nemours dérobe une miniature de la Princesse de Clèves qui le voit avec embarras mais qui garde le silence. Dilemmes et scrupules l’agitent davantage : « elle retomba dans l’embarras de ne savoir quel parti prendre. » Divers évènements et incidents se succèdent, tissant les liens de l’intrigue romanesque. Vient un tournois organisé par le roi en l’honneur du mariage de la princesse Elisabeth. M. de Nemours fait une chute de cheval. La Dauphine accourt avec ses dames tandis que la Princesse de Clèves est pleine d’anxiété et prise de pitié à son égard. Nemours retrouve ses esprits et la voit. Elle souffre en réalisant qu’elle ne parvient plus à être maîtresse de ses sentiments. Puis, une lettre tombe de la poche de M. de Nemours, venant d’une femme. La Dauphine la donne à Madame de Clèves qui la lit le soir. Frappée d’une jalousie qu’elle ne pensait pas avoir, elle croit qu’elle sera guérie de cette passion en réalisant que cet homme la séduit par galanterie, pour flatter sa vanité et son amour-propre. Mais cette lettre appartient en fait au Vidame de Chartres. M. de Nemours vient lui expliquer la situation. Sur ordre de la Dauphine, les voilà tous les deux obligés de réécrire ensemble une lettre d’amour malgré eux. L’après-midi qu’ils passent côte à côte est joyeuse mais les scrupules la rattrapent le soir, à travers une admirable description de la tragédie intérieure qui anime la Princesse. Toute la terrible gradation de l’amour est ici analysée : « Quand elle pensait qu’elle s’était reproché comme un crime, le jour précédent, de lui avoir donné des marques de sensibilité que la seule compassion pouvait avoir fait naître, et que, par son aigreur, elle lui avait fait paraître des sentiments de jalousie qui étaient des preuves certaines de passion, elle ne se reconnaissait plus elle-même ; quand elle pensait encore que M.de Nemours voyait bien qu’elle connaissait son amour, qu’il voyait bien aussi que, malgré cette connaissance, elle ne l’en traitait pas plus mal en présence même de son mari ; qu’au contraire, elle ne l’avait jamais regardé si favorablement ; qu’elle était cause que M.de Clèves l’avait envoyé quérir, et qu’ils venaient de passer une après-midi ensemble en particulier, elle trouvait qu’elle était d’intelligence avec M.de Nemours, qu’elle trompait le mari du monde qui méritait le moins d’être trompé, et elle était honteuse de paraître si peu digne d’estime aux yeux même de son amant. Mais ce qu’elle pouvait moins supporter que tout le reste était le souvenir de l’état où elle avait passé la nuit, et les cuisantes douleurs que lui avait causées la pensée que M.de Nemours aimait ailleurs, et qu’elle était trompée. Elle avait ignoré jusqu’alors les inquiétudes mortelles de la défiance et de la jalousie ; elle n’avait pensé qu’à se défendre d’aimer M.de Nemours, et elle n’avait point encore commencé à craindre qu’il en aimât une autre. »

Sommets tragiques

Et voilà alors le sommet, le nœud gordien de l’intrigue, l’un des Everest sublime du livre, celui du monologue intérieur de la princesse face à sa passion : « Qu’en veux-je faire ? Veux-je la souffrir ? Veux-je y répondre ? Veux-je m’engager dans une galanterie ? Veux-je manquer à M.de Clèves ? Veux-je me manquer à moi-même ? Et veux-je enfin m’exposer aux cruels repentirs et aux mortelles douleurs que donne l’amour ? Je suis vaincue et surmontée par une inclination qui m’entraîne malgré moi ; toutes mes résolutions sont inutiles ; je pensai hier tout ce que je pense aujourd’hui, et je fais aujourd’hui tout le contraire de ce que je résolus hier. » Que de souffrances en ce cœur délicat ! Une seule solution s’offre à elle alors : la fuite ! Elle part à la campagne, dans leur maison de Coulommiers, à une journée de Paris. Mais le roi part à Compiègne et Nemours va chasser chez Madame de Mercoeur et s’égare dans la forêt pour parvenir non loin de Coulommiers. Il entre dans le pavillon où il se cache, et aperçoit M. et Mme de Clèves se promenant, avec des domestiques. La discussion qui s’ensuit est un autre « sommet » où la passion de l’amour conjugal se dispute à la passion de l’amour idéal. On songe à l’immortelle scène du film de Jean Delannoy avec la sublime Marina Vlady et le touchant Jean Marais. Jean Cocteau en a adapté les dialogues et participé au scénario.

Si on peut reprocher à ce film de découdre l’intrigue du roman en éludant beaucoup de scènes et de personnages, on ne peut qu’admirer la beauté de cette scène dont le dialogue mérite d’être retranscrit :

Mr de Clèves
« Mais pourquoi ne voulez-vous point revenir à Paris ? Qui vous peut retenir à la campagne ? Vous avez depuis quelque temps un goût pour la solitude qui m’étonne et qui m’afflige, parce qu’il nous sépare. Je vous trouve même plus triste que de coutume, et je crains que vous n’ayez quelque sujet d’affliction.

Mme de Clèves
– Je n’ai rien de fâcheux dans l’esprit, mais le tumulte de la cour est si grand, et il y a toujours un si grand monde chez vous, qu’il est impossible que le corps et l’esprit ne se lassent, et que l’on ne cherche du repos.

Mr de Clèves
– Le repos n’est guère propre pour une personne de votre âge. Vous êtes chez vous et dans la cour, de manière à ne vous pas donner de lassitude, et je craindrais plutôt que vous ne fussiez bien aise d’être séparée de moi.

Mme de Clèves
– Vous me feriez une grande injustice d’avoir cette pensée : mais je vous supplie de me laisser ici. Si vous y pouviez demeurer, j’en aurais beaucoup de joie, pourvu que vous y demeurassiez seul, et que vous voulussiez bien n’y avoir point ce nombre infini de gens qui ne vous quittent presque jamais.

Mr de Clèves
– Ah ! madame ! votre air et vos paroles me font voir que vous avez des raisons pour souhaiter d’être seule ; je ne les sais point, et je vous conjure de me les dire.

Mme de Clèves
– Ne me contraignez point à vous avouer une chose que je n’ai pas la force de vous avouer, quoique j’en aie eu plusieurs fois le dessein. Songez seulement que la prudence ne veut pas qu’une femme de mon âge, et maîtresse de sa conduite, demeure exposée au milieu de la cour.

Mr de Clèves
– Que me faites-vous envisager, madame ! Je n’oserais vous le dire de peur de vous offenser.

(Silence de Madame de Clèves)

– Vous ne dites rien, et c’est me dire que je ne me trompe pas.

Mme de Clèves (se jetant à ses genoux, en larmes)
Et bien, monsieur, je vais vous faire un aveu que l’on n’a jamais fait à un mari ; mais l’innocence de ma conduite et de mes intentions m’en donne la force. Il est vrai que j’ai des raisons pour m’éloigner de la cour, et que je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n’ai jamais donné nulle marque de faiblesse, et je ne craindrais pas d’en laisser paraître, si vous le laissiez la liberté de me retirer de la cour, ou si j’avais encore madame de Chartres pour aider à me conduire. Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d’être à vous. Je vous demande mille pardons, si j’ai des sentiments qui vous déplaisent : du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que, pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d’amitié et plus d’estime pour un mari que l’on en a jamais eu : conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous pouvez.

Mr de Clèves (la relevant et l’embrassant, hors de lui-même)
Ayez pitié de moi, vous-même, madame, j’en suis digne, et pardonnez si dans les premiers moments d’une affliction aussi violente qu’est la mienne, je ne réponds pas comme je dois à un procédé comme le vôtre. Vous me paraissez plus digne d’estime et d’admiration que tout ce qu’il y a jamais eu de femmes au monde ; mais aussi je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais existé. Vous m’avez donné de la passion dès le premier moment que je vous ai vue ; vos rigueurs et votre possession n’ont pu l’éteindre, elle dure encore : je n’ai jamais pu vous donner de l’amour, et je vois que vous craignez d’en avoir pour un autre. Et qui est-il, madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ? Depuis quand vous plaît-il ? Qu’a-t-il fait pour vous plaire ? Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre coeur ? Je m’étais consolé en quelque sorte de ne l’avoir pas touché, par la pensée qu’il était incapable de l’être. Cependant un autre fait ce que je n’ai pu faire : j’ai tout ensemble la jalousie d’un mari et celle d’un amant ; mais il est impossible d’avoir celle d’un mari après un procédé comme le vôtre. Il est trop noble pour ne pas me donner une sûreté ; il me console même comme votre amant. La confiance et la sincérité que vous avez pour moi sont d’un prix infini : vous m’estimez assez pour croire que je n’abuserai pas de cet aveu. Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari ; mais, madame, achevez, et apprenez-moi qui est celui que vous voulez éviter.

Mme de Clèves
– Je vous en supplie de ne me le point demander ; je suis résolue de ne pas vous le dire, et je crois que la prudence ne veut pas que je vous le nomme.

Mr de Clèves
– Ne craignez point, madame ; je connais trop le monde pour ignorer que la considération d’un mari n’empêche pas que l’on ne soit amoureux de sa femme. On doit haïr ceux qui le sont, et non pas s’en plaindre ; et encore une fois, madame, je vous conjure de m’apprendre ce que j’ai envie de savoir.

Mme de Clèves
– Vous m’en presseriez inutilement ; j’ai de la force pour taire ce que je ne crois pas devoir dire. L’aveu que je vous ai fait n’a pas été par faiblesse, et il faut plus de courage pour avouer cette vérité que pour entreprendre de la cacher. (…) Il me semble que vous devez être content de ma sincérité ; ne m’en demandez pas davantage, et ne me donnez point lieu de me repentir de ce que je viens de faire : contentez-vous de l’assurance que je vous donne encore, qu’aucune de mes actions n’a fait paraître mes sentiments, et que l’on ne m’a jamais rien dit dont j’ai pu m’offenser.

Mr de Clèves
– Ah ! madame, je ne vous saurais croire. Je me souviens de l’embarras où vous fûtes le jour que votre portrait se perdit. Vous avez donné, madame, vous avez donné ce portrait qui m’était si cher, et qui m’appartenait si légitimement ; vous n’avez pu cacher vos sentiments ; vous aimez, on le sait ; votre vertu, jusqu’ici , vous a garantie du reste.

Mme de Clèves
– Est-il possible que vous puissiez penser qu’il y a quelque déguisement dans un aveu comme le mien, qu’aucune raison ne m’obligeait à vous faire ! Fiez-vous à mes paroles ; c’est par un assez grand prix que j’achète la confiance que je vous demande. Croyez, je vous en conjure, que je n’ai point donné mon portrait : il est vrai que je le vis prendre ; mais je ne voulus pas faire paraître que je le voyais, de peur de m’exposer à me faire dire des choses que l’on ne m’a pas encore osé dire.

Mr de Clèves
– Par où vous a-t-on donc fait voir qu’on vous aimait, et quelle marques de passion vous a-t-on données ?

Mme de Clèves
– Epargnez-moi la peine de vous dire des détails qui me font honte à moi-même de les avoir remarqués, et qui ne m’ont que trop persuadée de ma faiblesse.

Mr de Clèves
– Vous avez raison, madame, je suis injuste ; refusez-moi toutes les fois que je vous demanderai de pareilles choses ; mais ne vous offensez pourtant pas si je vous les demande. »

La débâcle des cœurs

M. de Nemours, caché apprend cette nouvelle avec joie et peine : « Il trouvait de la gloire à s’être fait aimer d’une femme si différente de toutes celles de son sexe ; enfin il se trouva cent fois heureux et malheureux tout ensemble. » De retour à la cour, M. de Clèves devine rapidement que Nemours est l’objet de l’amour de sa femme. S’ensuivent divers quiproquos et ragots où toutes les intentions des uns et des autres sont mal interprétées car tous sont aveuglés sur leurs intentions. Survient le tournoi funeste durant lequel le roi Henri II est blessé mortellement par Montgommery. La cour change de visage. La reine Mère reprend ses droits, fait chasser Diane de Poitiers, en assurant la toute-puissance du cardinal de Lorraine et du duc de Guise. M.de Clèves est de plus en plus tourmenté par la jalousie et en proie aux soupçons les pires. Il ne sait plus être maître de lui-même et toutes ses certitudes sont ébranlées : « Je ne me trouve plus digne de vous ; vous ne me paraissez plus digne de moi. Je vous adore, je vous hais ; je vous offense, je vous demande pardon ; je vous admire, j’ai honte de vous admirer. Enfin, il n’y a plus en moi de calme ni de raison. »

Madame de Clèves parvient à s’éloigner quelques temps à Coulommiers dans la solitude, tandis que la cour part à Reims pour le sacre du nouveau roi, avant de se rendre à Chambord. Nemours ne peut s’empêcher de partir un soir pour essayer d’apercevoir Mme de Clèves dans son jardin, sans en être vu. M. de Clèves, pris de soupçons, le fait suivre discrètement par un gentilhomme ami. Nemours s’approche du pavillon et aperçoit la princesse, rêveuse, entrelacer des rubans à ses couleurs autour d’une canne des Indes, et s’approcher secrètement de tableaux représentant des scènes de victoires avec les hommes vaillants de la cour, parmi lesquels se trouve son portrait. Hésitant, il n’ose s’approcher d’elle et fait du bruit malgré lui. Elle se retourne, troublée et confuse et rentre immédiatement dans la pièce où se trouvent ses domestiques. Il revient le lendemain soir. Tout est fermé mais il demeure dans le jardin tout occupé à ses pensées amoureuse. Le gentilhomme de M. de Clèves ne le voit revenir qu’au petit jour. Il rapporte en quelques mots à son maître ce qu’il a vu. Ce dernier en a le cœur brisé, croyant à l’infidélité de sa femme : « Le gentilhomme fut contraint de laisser son maître abandonné à son désespoir. Il n’y en a peut-être jamais eu un plus violent, et peu d’hommes d’un aussi grand courage et d’un cœur aussi passionné que M. de Clèves ont ressenti en même temps la douleur que causent l’infidélité d’une maîtresse et la honte d’être trompé par une femme. » Il tombe malade et accuse sa femme de l’avoir trompé. Elle lui prouve son innocence mais il expire quelques jours après. Elle devient folle de douleur et de culpabilité. Quelques mois passent. Sa conscience est tourmentée, partagée entre son désir d’épouser Nemours maintenant qu’elle est libre et la fidélité à son mari défunt. Que d’atermoiements dans ce cœur ! (« (…) elle revint chez elle, persuadée qu’elle devait fuir sa vue comme une chose entièrement opposée à son devoir. Mais cette persuasion, qui était un effet de sa raison et de sa vertu, n’entrainait pas son cœur. »)

Nemours prend le parti de se confier au Vidame de Chartres son ami et cousin de Mme de Clèves. Il faut qu’il la voie. Ils organisent une rencontre dans un face-à-face où elle lui fait l’aveu de son amour : « (..) je vous avoue que vous m’avez inspiré des sentiments qui m’étaient inconnus avant de vous avoir vu, et dont j’avais même si peu d’idée, qu’ils me donnèrent d’abord une surprise qui augmentait encore le trouble qui les suit toujours. Je vous fais cet aveu avec moins de honte, parce que je le fais dans un temps où je puis faire sans crime, et que vous avez vu que ma conduite n’a pas été réglée par mes sentiments. » D’une inexorable rigueur, elle lui fait part des scrupules de la mort de son époux, causée par la sincérité qui blesse et tue. Le lecteur s’exclame avec Nemours : « Ah Madame, quel fantôme de devoir opposez-vous à mon bonheur ? Quoi, madame, une pensée vaine et sans fondement vous empêchera de rendre heureux un homme que vous ne haïssez pas ? » Mais alors la délicatesse toute féminine de la princesse argumente. Ce n’est pas tant le respect de la mémoire de son époux qui l’empêche de céder que la crainte de voir s’étioler cet amour idéal. Elle craint l’avenir : « (…) je ne saurais vous avouer sans honte que la certitude de n’être plus aimée de vous, comme je le suis, me paraît un si horrible malheur, que, quand je n’aurais point de raisons de devoir insurmontables, je doute si je pourrais me résoudre à m’exposer à ce malheur. Je sais que vous êtes libre, que je le suis, et que les choses sont telles, que le public n’aurait peut-être pas sujet de vous blâmer, ni moi non plus, quand nous nous engagerions ensemble pour jamais ; mais les hommes conservent-ils de la passion dans ces engagements éternels ? » Il se jette à ses pieds mais en vain. La conduite doit elle être guidée par la raison ou les sentiments ? La princesse s’impose une loi trop dure ! Mais elle est assez clairvoyante sur le fait que la passion ne dure point.  Tourmentée par ses sentiments, elle en redoute l’aveuglement et l’issue. Elle craint la disposition du prince pour la galanterie, pour la séduction, pour le succès. Son amour ne passera-t-il pas avec le temps ? La question de Mme de Clèves retentit encore aujourd’hui : « Mais les hommes conservent-ils de la passion dans ces engagements éternels ? »

Tous deux se quittent. Elle va voyager, s’éloigner, tomber en une maladie de langueur et se retirer dans une maison religieuse, toute entière tournée vers l’éternité, seule consolation capable de sublimer son amour. Ils ne se reverront pas mais après une vie douloureuse éblouie un instant par la lumière de l’amour, l’aveu de la Princesse résonne comme une promesse jusqu’à la mort : « Ayez cependant le plaisir de vous être fait aimer d’une personne qui n’aurait rien aimé, si elle ne vous avait jamais vu : croyez que les sentiments que j’ai pour vous seront éternels, et qu’ils subsisteront également, quoi que je fasse. »

Un grand livre en vérité ! Mais où sont les neiges d’antan ?

G.L.S.G., le 26 décembre 2013