La splendeur de la scabieuse

Johann Georg Sturm (Peintre : Jacob Sturm) - Scabiosa columbaria, issue du livre Deutschlands Flora in Abbildungen, 1795

Johann Georg Sturm (Peintre Jacob Sturm) – Scabiosa columbaria, issue du livre Deutschlands Flora in Abbildungen, 1795

Bien que très ancienne la scabieuse demeure une fleur méconnue. Qui sait qu’elle fait partie des rares espèces florales retrouvées dans les vases des villages lacustres de l’âge de pierre? Vivace de la famille des Dipsacées (Dipscaceae), la scabiosa se pare de couleurs d’un raffinement aérien, en participant à enchanter les jardins d’été. On comprend sans peine qu’elle attire les papillons et abeilles, non seulement pour ses vertus mellifères mais pour ses douces teintes pastel ou ses sombres couleurs que l’on croirait trempées dans des pots de velours. Il n’est guère étonnant que cette coquette des jardins ait aussi retenu l’attention de l’écrivain Colette.

Description

Comptant environ 120 espèces au sein d’une famille nombreuse, la scabieuse s’épanouit de juin à septembre voire octobre. Il s’agit d’une plante herbacée qui présente une longue tige avec des feuilles opposées dentelées, des fleurs en capitules avec un involucre à la base, haute de 50 à 80 cm. Vivace, on la trouve en plaine, dans les prairies, sur les bords de route et jusqu’à 2000 m pour l’espèce commune. On la sème au printemps, on la plante/transplante en automne. Elle fait beaucoup d’effet à l’arrière d’une plate-bande, avec des salpiglossis, des lis de la Madone, à condition de tuteurer ces demoiselles qui ont une fâcheuse tendance à se pâmer avec leurs compagnes dès que le vent passe. Elles aiment aussi le soleil ou la mi-ombre, à condition que les rayons d’Apollon viennent les visiter au moins pendant une demi-journée.

Elise Bruyère, (née Lebarbier), Des Fleurs, 1ère moitié du 19ème siècle, Musée du Louvre, huile sur toile

Élise Bruyère (née Lebarbier), Des Fleurs, 1ère moitié du XIXe siècle, huile sur toile ©musée du Louvre

Excellente fleur à couper, la scabieuse tient bien en vase, en compagnie de pois vivaces, de roses et d’oeillets. Le peintre Elise Bruyère (1776-1842) en place dans son oeuvre luxuriante Des Fleurs, présenté au Salon des artistes français à Paris en 1836 (n°248) représentant un bouquet esthétique mais pour le moins fantaisiste car des espèces de saisons différentes s’y mêlent : il est toujours rare de cueillir du raisin avec des iris !  Enfin, c’est le symbole que l’artiste cherche, comme on le sait…Ici, le choix d’un vase attique à figures rouges est particulièrement intéressant. Ferait-il référence aux récentes découvertes archéologiques de l’Antiquité ? Pour favoriser l’apparition de nouvelles fleurs, le jardinier soigneux s’inquiétera de couper régulièrement ses fleurs fanées (tâche fastidieuse mais utile), de préférence en début de soirée pour ne pas déranger les insectes butinants.

Symbolique

La scabieuse a la réputation d’être la fleur du deuil et celle des veuves. Dans le roman Paul et Virginie de Bernardin-de-Saint-Pierre (1788), la jeune héroïne Virginie exilée à Paris envoie à Paul deux espèces de graines de violettes et de scabieuses en lui donnant des instructions sur les caractères de ces plantes et sur les lieux les plus propres à les semer : « La scabieuse donne une jolie fleur d’un bleu mourant, et à fond noir piqueté de blanc. On la croirait en deuil. On l’appelle aussi, pour cette raison, fleur de veuve. Elle se plaît dans les lieux âpres et battus des vents ».

La fée des scabieuses, Le jardin féerique, © The Estate of Cicely Mary Barker, 1990

La fée des scabieuses, in Le jardin féerique ©The Estate of Cicely Mary Barker, 1990

Quand la scabieuse monte en graine elle adopte une curieuse forme conique en coussin d’épingles ou « pelotes d’épingles vaporeuses » comme l’écrit si bien Cicely Mary Barker en évoquant son surnom anglais de « pincushion » dans son poème charmant et son illustration de « La fée des scabieuses ». La dessinatrice et poétesse anglaise parvient à résumer en quelques termes les caractéristiques de la danseuse Scabieuse dans l’ouvrage Le jardin féerique  :

La fée des scabieuses

Pelotes d’épingles vaporeuses,
Pour dames ou fées industrieuses,

Ballerines parées pour la danse,
Mes fleurs sur leurs tiges se balancent.

Elle saluent bien bas, avec espièglerie,
Les papillons volant dans les vertes prairies. (1)

Scabieuses en fleurs et en graines

Scabieuses en fleurs et en graines

 Variétés

Comme dans chaque familles de plantes, les scabieuses sont nombreuses. Distinguons quelques espèces :

-La scabieuse sauvage, scabieuse des prés, knautie des champs (Knautia arvensis) aussi surnommée « Oreille d’âne ».

-La scabieuse succise (Scabiosa succisa/ Succisa pratensis/Succisa praemorsa) est surnommée Herbe de Saint-Joseph mais aussi mors-du-diable. Ce nom vernaculaire vient de l’aspect mordillé de sa racine noire tronquée (« suc-cise »,  coupée par le bas). On dit qu’elle aurait été rongée par le diable dans un accès de rage contre la Vierge Marie. D’autres légendes racontées dans les chaumières courent à ce sujet (2).

-La scabieuse colombaire (Scabiosa columbaria) analysée et représentée par Johann Georg Sturm et le peintre Jacob Sturm dans le livre Deutschlands Flora in Abbildungen en 1795. Une fleur classique à la croisée de la knautie des champs et de la scabieuse du Caucase.

Scabia_bleue

Scabiosa caucasica « Fama » (deep blue) ©Chiltern Seeds

-La scabieuse du Caucase (Scabiosa caucasica) au sein desquelles on trouve des variétés aux coloris délicieux. Citons la scabieuse pourpre (Scabiosa atropurpurea) surnommée la « fleur de veuve », que l’on plantait dans les cimetières et qui signifie « je vous abandonne ». Barbey d’Aurevilly en place dans le boudoir de la veuve madame d’Artelles dans son roman Une Vieille Maîtresse (« Des profusions de scabieuses et de violettes des bois, emplissaient les vases des consoles, car madame d’Artelles ne voulait autour d’elle que des fleurs de deuil, versant aux imaginations par les sens des inspirations mélancoliques.« )

Scabiosa ochroleuca

Scabiosa ochroleuca

À cela s’ajoute la scabieuse jaune (Scabiosa ochroleuca, variété Columbaria) qui présente une curieuse sphère lorsqu’elle graine. La scabieuse « Fama » (deep blue) possède une couleur exceptionnelle proche d’un dessin d’Eugène Delacroix. On la trouve en vente chez le grainetier britannique Chiltern Seeds qui propose aussi la superbe « Beaujolais Bonnet » aux tons pourpre, mauve et lie de vin, la « Fata Morgana » aux coloris fleur de beurre-abricot.

Eugène Delacroix (1798-1863), étude de scabieuse, Musée du Louvre, dessin

Eugène Delacroix (1798-1863), étude de scabieuse, Musée du Louvre, dessin

Bref, une multitude d’espèces et de cultivars s’offrent aux amateurs de blanc pur (« Alba », « Miss Willmott »), de bleu-nuit (« Nachtfalter »), de bleu clair (« Clive Greaves »), de mauve ou de noir comme la « Black knight », guerrière et sombre fleur au violet tendu de deuil.

Vertus

Quand on parle des vertus médicales de la scabieuse, il s’agit de la scabieuse sauvage, l’espèce commune des champs. Elle avait autrefois la réputation d’être diurétique, sudorifique, stimulante. Toutefois son grand mérite était de soigner les maladies de peau, comme le rappelle son nom scabieux (« gale », de scabere, « se gratter ») car elle était employée pour lutter contre cette maladie. On prenait ses feuilles en décoction ou en jus bouilli dans du vinaigre avec de l’huile et  du molène bouillon-blanc (Verbascum) au Moyen-âge. On appliquait cette infusion en compresses sur la peau, sur le visage, ou en la versant dans l’eau du bain. La scabieuse distillée entre aussi dans la composition d’une eau de toilette cosmétique ou Eau de beauté. La célèbre Ecole de Salerne en vante les vertus expectorantes:

GRANDVILLE, Jean Ignace Isidore Gérard (dit), Fleurs de scabieuse, campanule, oeillet, une araignée et une vanesse de l'ortie, 2ème quart du 19ème siècle,Musée des Beaux-Arts de Nancy

Jean Ignace Isidore Gérard (dit Grandville), Fleurs de scabieuse, campanule, oeillet, une araignée et une vanesse de l’ortie, 2ème quart du XIXe siècle ©Musée des Beaux-Arts de Nancy

« Le citadin frivole ignore sa valeur:
La scabieuse rend au poumon sa chaleur,
A ce poumon que glace une morne vieillesse;
D’un côté douloureux amortit la faiblesse;
Attendrit du poumon la sèche aridité.
Dans du vin qu’on la boive, un virus redouté
Avec elle s’écoule; à la molle apostume,
Qu’elle ouvre doucement, elle ôta l’amertume.
De son emploi l’esprit approuve le succès:
Des troupeaux languissants elle guérit l’accès;
Sur un antrhrax que d’elle un topique demeure,
Le fléau disparaît après la troisième heure. »
(2)

Au XVIIIe siècle, André Honoré dans L’Agenda de santé, préconise d’en faire un sirop et de bassiner les plaies avec une décoction de scabieuse adjointe d’eau-de-vie camphrée.

La scabieuse demeure une belle plante décorative à semer largement dans les jardins bohèmes pour réjouir l’oeil artiste qui aime s’attarder sur les splendeurs de la nature. A cet égard, les études de Grandville témoignent de l’émerveillement causé par cette fleur aux formes royales et aux coloris riches.

Il ne reste plus au jardinier qu’à prendre un crayon, un pinceau et de l’aquarelle pour cueillir à son tour l’inspiration qui se cache dans le coeur de cette princesse énamourée.

Fleur de scabieuse

Fleur de scabieuse colombaire (Scabiosa columbaria)

Gabrielle de Lassus Saint-Geniès, juillet 2014

(1) Cicely Mary Barker, Flower Fairies, (1923-1948) 2004, Pierre Dubois, traduction des poèmes : Béatrice Vierne, Hoëbeke, p.41.
(2) Voir notamment Le Conte de la scabieuse in Marie Gevers, L’herbier légendaire, Stock, (1961) 1991, pp.184-188.
(3) L’École de Salerne [Regimen sanitatis Salernitanum] traduction en vers français par M. Ch. Meaux Saint-Marc… ; [introduction de C. Daremberg] J.-B. Baillière et fils (Paris),1880, p.156, voir http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30300432m
(4) André Honoré, Agenda de santé ou Nouveau recueil portatif des plantes, arbres et arbustes… rangées, non sous leur ordre alphabétique accoutumé, mais sous celui des maladies qu’elles concernent,… par M. André Honoré…, impr. de P.-D. Pierres Paris, 1777, p.99, voir http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5822773d