Le photographe Karl Blossfeldt, amoureux du végétal

« La plante devrait être considérée comme une structure artistique et architecturale en même temps. En plus de sa forme ornementale, porteuse de rythmes, primitive et puissante, que l’on retrouve partout dans la nature, la plante contient des formes qui sont structurées selon le besoin et la fonction. Mais pourtant il ne faut pas penser à la plante seulement comme à un organisme fonctionnel (…). Sa forme approche les plus hauts critères artistiques ».

Karl Blossfeldt

Le photographe Karl Blossfeldt (1865-1932) © Karl Blossfeldt/Artists Rights Society (ARS)

Qui ne connaît pas le prodigieux photographe Karl Blossfeldt (1865-1932) ne peut qu’être intrigué par la silhouette de cet artiste amoureux des plantes, rien qu’en considérant attentivement son portrait en pied photographique daté de 1895.

L’homme est debout, le regard à la fois perçant et pensif, tourné vers le lointain. Il est âgé d’une trentaine d’année et porte un élégant costume trois-pièces avec un gilet à imprimé à carreau. La main gauche négligemment glissée dans sa poche, la main droite piquant son parapluie dans le sol, il pose avec une nonchalance fin-de-siècle. Nous avons affaire à un « gentleman » allemand portant barbe et moustache, mais surtout à un très fin observateur.

Ce qui fascine le plus dans cette photo réside dans l’amoncellement de graminées, d’avoine folle, d’orge sauvage et autres spécimens de la nature des bords des chemins au premier plan. Et pour cause ! Blossfeldt a toute sa vie, depuis son enfance en plein air, observé avec un oeil d’esthète la nature pour en tirer des photographies extraordinaires. Son souhait le plus profond était de montrer au monde à quel point toutes les formes de l’art sont présentes dans cette végétation qui nous entoure.

  • La structure des plantes magnifiée par la photographie
Karl Blossfeldt, Planches des Formes originelles de l’art (Urformen der Kunst), 1928, photographies ©The Walhter Collection, Courtesy Karl Blossfeldt Archiv / Ann und Jürgen Wilde.

Mais remontons un peu le temps ! Né à Schielo (Harz), le jeune Blossfeldt travaille d’abord comme mouleur dans une fonderie avant d’obtenir une bourse qui lui permet d’effectuer des études à l’École d’arts appliqués de Berlin. En 1890, il voyage à Rome et étudie avec le peintre et dessinateur Moritz Meurer (1839-1916). Ce dernier est lui-même très influencé par l’Essai sur la métamorphose des plantes de Goethe (1829) et la notion d' »organe primaire » chère à l’auteur de Faust : « La plante primaire sera la créature la plus merveilleuse du monde et la nature même me l’enviera. Avec ce modèle clé, on pourra inventer des modèles à l’infini ». Blossfeldt s’intéresse à la photographie des plantes et voyage en Italie, en Afrique du Nord, en Grèce, en Egypte où il en profiter pour collecter et accumuler des spécimens botaniques variés. À partir de 1899, après son retour en Allemagne, il enseigne à l’Université des arts de Berlin et se marie en 1912 avec la chanteuse lyrique Helena Wagener.

Chrysanthemum parthenium, 1928-29, photographie © Karl Blossfeldt/Artists Rights Society (ARS) / Gallica

Blossfeldt est un passionné des formes de la nature qui, selon lui « approche les plus hauts critères artistiques ». Dans un but pédagogique il invente un appareil avec des plaques de verre dont l’agrandissement sur le mur lui permet de montrer les détails des plantes à ses élèves et lors de ses conférences. Puis, il se lance dans une extraordinaire aventure qui va devenir personnelle et artistique pendant une trentaine d’années : créer un inventaire des structures végétales en recensant les formes et motifs variés des plantes, des feuillages, des tiges, des vrilles, des racines et de la multitude de schémas botaniques visibles ou moins visibles à l’oeil nu.

Phacelia tanacetifolia, 1928-29, photographie © Karl Blossfeldt/Artists Rights Society (ARS)

Grâce à l’agrandissement volontaire des spécimens parfois jusqu’à douze ou quarante fois leur taille (macro), il développe une « systématique » des formes des plantes à travers ses photographies en noir et blanc. Ces dernières contribuent à montrer avec précision la structure géométrique des végétaux de familles botaniques diverses afin de donner à voir leur complexité ou leur sobriété. Il s’agit en effets d’extraordinaires clichés qui présentent les architectures naturelles des plantes en exploitant leurs mille nuances grâces aux jeux délicats des ombres et des lumières entre régularité et irrégularité. L’oeil se régale de suivre la courbe des tiges fragiles, le découpage des feuillages, l’avers et le revers des folioles, les enroulements des crosses des fougères, la capsule de la nigelle, les piquants de la cardère laciniée, les pétales cireux de la passiflore ou les vrilles élastiques de la citrouille. Cela conduit Blossfeldt à accumuler une collection de plusieurs centaines de clichés botaniques.

Cucurbita (vrilles de citrouilles), 1928-29, photographie © Karl Blossfeldt/Artists Rights Society (ARS)
  • Les Formes originelles de l’art (Urformen der Kunst), un livre-clé dans l’histoire de la photographie

Sous l’impulsion du collectionneur et galeriste Karl Nierendorf, une sélection de tirages de Blossfeldt sont exposés dès 1926, salués par le critique d’art Walter Benjamin. Nierendorf publie dans la foulée, en 1928, un ouvrage de photographie portant le nom Les Formes originelles de l’art (Urformen der Kunst). Il y présente 120 planches photographiques soigneusement choisies parmi les tirages de Blossfeldt. Ce livre marque profondément l’histoire de la photographie par sa qualité et son approche nouvelle, unissant à la fois l’art, la nature et la technicité moderne. On comptera par la suite Blossfeldt parmi les membres de la Nouvelle Obectivité (Neuen Sachlichkeit), grâce à sa contribution à ce mouvement artistique hybride de l’Allemagne du début du XXe siècle.

Page de titre d’Urformen der Kunst (Les Formes originelles de l’art) 1928 © Karl Blossfeldt/Artists Rights Society (ARS)

L’analyse des 120 tirages montre que Blossfeldt fait preuve d’un sens aigu du détail autant que d’un talent de photographe précis et minutieux. Il procède par l’electio, le choix. Il parvient à faire s’interroger le spectateur et à semer la confusion dans son esprit : s’agit-il d’un objet ? D’un motif ? D’une architecture ? Est-ce bien de la nature ou de la pierre ? De la céramique, une sculpture ou un dessin humain ? En brouillant volontairement le regard, il oblige à reconsidérer la plante dans son infiniment grand et son infiniment petit. Un simple détail de pissenlit devient une ornementation extraordinaire, créant une rupture avec la banalité de la plante telle qu’on la connaît. D’ailleurs, l’on sait que Blossfeldt avait une prédilection pour les spécimens sauvages de bords de routes, des friches et se refusait à utiliser les plantes souvent hybrides des fleuristes, des horticulteurs ou des jardins botaniques, préférant conserver les spécimens les plus « naturels » possibles face à la végétation trafiquées par les hommes. Ne voulait-il pas aussi faire réfléchir à l’artiste divin derrière cette nature simple et nue, sinon faire observer la perfection scientifique du monde végétal ainsi dévoilé par cet herbier photographique ?

  • Sélection de planches botaniques photographiées conçues par Karl Blossfeldt

Vous trouverez ci-dessous une sélection de planches botanico-photographiques de Blossfeldt. Il suffit de faire descendre votre écran pour en admirer les détails.

Adiantum pedatum, 1928-29, photographie © Karl Blossfeldt/Artists Rights Society (ARS), Gallica
Nigella damascena, 1928-29, photographie © Karl Blossfeldt/Artists Rights Society (ARS)
Sanguisorba canadensis, 1928-29, photographie © Karl Blossfeldt/Artists Rights Society (ARS)/ Gallica
Cirsium canum, 1928-29, photographie © Karl Blossfeldt/Artists Rights Society (ARS)/ Gallica
Abutilon, 1928-29, photographie © Karl Blossfeldt/Artists Rights Society (ARS)
Dipsasus laciniatus, 1928-29, photographie © Karl Blossfeldt/Artists Rights Society (ARS)
Passiflora, 1928-29, photographie © Karl Blossfeldt/Artists Rights Society (ARS)

Polystichum munitum, 1928-29, photographie © Karl Blossfeldt/Artists Rights Society (ARS)
Saxifraga willkommniana, 1928-29, photographie © Karl Blossfeldt/Artists Rights Society (ARS)
Trollius europaeus, 1928-29, photographie © Karl Blossfeldt/Artists Rights Society (ARS)
Delphinium larkspur, 1928-29, photographie © Karl Blossfeldt/Artists Rights Society (ARS)
Convolvulus sepium, 1928-29, photographie © Karl Blossfeldt/Artists Rights Society (ARS)

Pour poursuivre cet aperçu, je ne peux que recommander au lecteur de consulter directement son fabuleux ouvrage en cliquant sur ce lien en complément :

Lien d’accès aux 120 planches numérisées des Formes originales de l’art de Karl Blossfeldt

©GLSG, le 14 février 2022