LIRE ET RELIRE : De l’infinité d’amour de Tullia d’Aragon (1547)

« Quand on parle d’amour, on aborde un sujet si vaste et si profondément mystérieux que chaque mot fait naître une infinité de questions, dont chacune exigerait un temps et un savoir infinis. »

LE MYSTÈRE TULLIA

Figure méconnue de la Renaissance, Tullia d’Aragon est née à Rome vers 1510 et morte dans la même ville en 1556. Courtisane, salonnière, poétesse (poetessa), écrivain, c’est pour elle, dit-on, que le penseur Bentivoglio alla jusqu’à graver le nom de « Tullia » sur chaque arbre d’une des rivières du Pô ! Vers 1545-46, elle s’installe à Florence où elle rédige les Dialogues sur l’infini de l’amour (Dialogo dell’Infinita d’Amore, 1547). Il s’agit d’une étude sur l’amour inspiré par les théories du néoplatonisme, dédiée à Cosme de Médicis. L’attribution à Tullia de cet écrit a été contestée…et il est probable que Girolamo Muzio et Benedetto Varchi aient eu une part prenante dans l’élaboration de ce dialogue. Il est néanmoins certain que la courtisane intellectuelle a fort certainement inspiré la conversation et que l’ouvrage lui reste généralement associé. Tout ce qui touche à Tullia est encore auréolé de mystères, à l’image du tableau de Bonvicino.

En effet, le peintre Alessandro Bonvicino, dit Il Moretto da Brescia, a laissé un portrait présumé de Tullia personnifiée en Salomé, aujourd’hui conservé à Brescia. Elle est représentée en buste tenant un long sceptre, richement vêtue de fourrures et de velours. Ses cheveux tressés sont coiffés de réseaux de perles. Elle s’appuie sur une pierre gravée où l’on lit quoe sacru ioanis caput saltando obtinuit, c’est à dire « celle qui obtint la tête de Saint Jean en dansant ». Dans le fond du tableau se dresse un laurier. La description de ce portrait a été magnifiquement faite par Robert de la Sizeranne dans son article consacré aux portraits célèbres de la Renaissance italienne. L’allusion à Salomé laisse entendre que Tullia possédait le pouvoir de vaincre les sens et les esprits comme la femme fatale qui obtint d’Hérode la tête de Jean-Baptiste à cause de sa seule danse. On sait donc peu de choses sur Tullia d’Aragon mais elle laisse une empreinte poétique voire romanesque au sein de la Renaissance italienne, dans les arts et les lettres.

Alessandro Bonvicino dit Moretto da Brescia (1498-1554) Portrait présumé de Tullia d’Aragon en Salomé, vers 1537, huile sur bois, 56×39 cm
©Brescia, Pinacoteca Tosio Martinengo

UNE CONVERSATION HUMANISTE DU XVIe SIÈCLE

Dans le court opuscule De l’infinité d’amour, nous suivons donc une conversation à la fois galante et philosophique présentée sous la forme d’un entretien autour de trois personnages : Tullia elle-même, l’humaniste et poète Benedetto Varchi et messire Lattanzio Benucci, gentilhomme siennois. Il s’agit d’amis réels qui conversent avec élégance sur des sujets variés, autour de l’amour. Tullia va, tour à tour poser des questions en empruntant à Socrate la méthode de la maïeutique, tout en étant elle-même interrogée par ses interlocuteurs (par Varchi dans la majeure partie de l’ouvrage). La conversation adopte un ton familier et amusant de « taquinerie philosophique » pourrait-on dire : la courtisane n’hésite pas à leur reprocher avec humour leurs sophismes tout en badinant avec eux dans une joute où les mots et les concepts sont tour à tour magnifiés ou remis en question : « En un tournemain, ces logiciens entortillent la cervelle des autres ; ils disent « oui » et « non », puis veulent qu’on dise « oui » et « non » à leur place, et n’ont de cesse qu’ils n’aient fait triompher leur point de vue, à tort ou à raison ». Ces raffinements tournent parfois à l’argutie dans une langue si précieuse qu’elle en devient complexe mais la joute verbale est amusante à suivre. Les traits d’esprit se succèdent, les concepts et syllogismes sont convoqués quitte à remettre en question les assertions les plus logiques grâce à des ficelles...voire des fagots de dialectique. Chacun essaie de convaincre l’autre à travers des jeux de mots et des feintes rhétoriques (« Qui d’abord gagne finit par perdre »). L’argumentation devient badinage car, au fond, tous s’accordent sur l’amour du Beau, du Vrai et du Bien : « On ne se soucie guère d’échappatoire, quand on ne cherche que la vérité. »

Titien (1490-1576) Portrait de Benedetto Varchi, 1540, huile sur toile
©Vienne, Kunsthistorisches Museum

Bien sûr, théologie et philosophie ne sont guère éloignées dans cet opus du XVIe siècle. Les Anciens sont cités comme Socrate, Platon ou Aristote mais aussi les plus modernes comme Pétrarque, Pietro Bembo ou Marsile Ficin. Parler de l’Amour c’est aussi parler du nombre et de l’infini, de la matière et de l’intellect, du visible et de l’invisible, du noble et du vil et l’on va de prémisses en prémisses pour en tirer inférences et conclusions. Tullia expose sa propre conception de l’autonomie amoureuse et des deux « régimes » de l’amour : l‘amour « déshonnête » et l’amour « honnête ». Le premier amour, vulgaire, serait suscité par le désir de jouir de l’être aimé sans autre pensée ni nul souci. Quand le but désiré est atteint, aussitôt l’amant s’arrête et n’aime plus. Son amour peut même se changer en haine. Le second amour, propre aux êtres nobles qui ont l’âme délicate et vertueuse, qu’ils soient pauvres ou riches, souhaite l’union et la transformation spirituelle de l’être aimé.

UN FLORILÈGE DE QUESTIONS

Voici un florilège de questions autour des thèmes chers au milieux lettrés de Florence qui émaillent le dialogue de Tullia :

  •  » Est-ce qu’aimer peut avoir un terme « ? « 
  • « Est-ce qu’amour et aimer sont mêmes choses ? « 
  • « Qui selon vous, a le plus de noblesse : l’amant ou l’aimé ? »
  • « Y-a-t-il plus de dignité à être père ou à être fils ?« 
  • « Trouvez-vous plus de perfection dans la forme seule, sans la matière, ou dans la forme avec la matière ?  »
  • « Qu’est-ce qui a le plus de dignité : l’âme en elle-même sans le corps, ou l’âme jointe au corps ? »
  • « L’amour le plus fort est-il celui qui vient du destin ou celui qui résulte de notre propre choix ? »
Titien (1490-1576) L’Amour sacré et l’Amour profane (Amor sacro e Amor profano), huile sur toile, 1512-15 ©Rome, Galerie Borghèse

CITATIONS

Enfin, beaucoup de citations seraient à noter. En voici quelques unes dignes d’intérêt et de mémoire :

  • « Vous n’ignorez pas le pouvoir que les femmes – en certains domaines, sinon en tous – ont exercé, exercent et exerceront toujours sur les hommes, en vertu de leur esprit et surtout des beautés de leurs corps : remarque qui vaudrait pour vous seule, si je n’avais jamais bien vu ni écouté d’autres femmes que vous. »
  • « J’affirme donc que l’équivoque, les noms dont on confond le sens et l’inintelligence des termes sont la cause de nombreuses erreurs, car celui qui ne comprend pas les mots ne pourra jamais comprendre les choses. »
  • « Quand on parle d’amour, on aborde un sujet si vaste et si profondément mystérieux que chaque mot fait naître une infinité de questions, dont chacune exigerait un temps et un savoir infinis. »
  • « Je suis prête à tout. Un désir m’a embrasée, tellement vif, que s’il en était encore temps, je voudrais à tout prix apprendre la logique et ne m’attacher à rien d’autre. « 
  • « Qu’Amour est infini, non en acte mais en puissance, et qu’aimer ne peut avoir de termes : c’est-à-dire que les désirs des amants sont infinis et que rien ne les apaise jamais. Après une chose, ils en veulent une autre, puis une autre encore, et ainsi de suite ; jamais ils ne sont satisfaits, selon la remarque que Boccace s’applique à lui)même au début de ses cent nouvelles. De sorte que les amants rient ou pleurent tour à tour ; ou plutôt (ce qui n’est pas seulement plus prodigieux, mais tout à fait impossible aux autres hommes), ils pleurent et rient en même temps, ils espèrent et redoutent, brûlent et gèlent, veulent et ne veulent pas pareillement, embrassant tout sans étreindre jamais rien ; ils voient sans yeux, n’ont pas d’oreilles mais entendent, sans langue poussent des cris, volent immobiles, vivent en mourant, et enfin disent et font tout ce qu’écrivent d’eux les poètes unanimes, à commencer par Pétrarque, à qui personne ne se peut ni ne se doit comparer quant aux passions amoureuses.« 
  • « Amour est un dieu, et c’est un grand dieu qu’Amour : plus les hommes ont été savants ou puisants, plus ils lui ont témoigné de fidélité et d’obéissance. »
  • « Et pour qui saint qu’Amour est partout et gouverne toutes choses, il est clair que ce qu’on peut en dire et les honneurs qu’on lui rend seront toujours incomparablement au-dessous de ses mérites ».
  • « Qui ne veut encourir aucun blâme ne devrait rien entreprendre »

Le livre de Tullia d’Aragon est une belle promenade dans le jardin d’Amour néoplatonicien et de ses multiples perspectives qui élèvent l’âme et l’illuminent.

©GLSG, le 11 octobre 2021

Descriptif du livre : Tullia d’Aragona, De l’infinité d’amour, Paris, Payot et Rivages, 1997, préface, traduction et annotation par Yves Hersant.