EXPOSITION : La Licorne et le Bézoard, une histoire des cabinets de curiosités (musée Sainte-Croix de Poitiers)

 

Courez, volez voir l’exposition La Licorne et le Bézoard, une histoire des cabinets de curiosités au musée Sainte-Croix de Poitiers (18 octobre 2013-16 mars 2014): il y a un oiseau-lyre ! Quelle belle surprise de se retrouver face à ce merveilleux volatile, de manière si inattendue. Il va sans dire que les habitants de Poitiers et ceux qui passeront dans cette ville, sont invités à se rendre dans les méandres de béton de ce musée qui abrite des merveilles sous une carapace des plus ingrates. Il sera ici question de l’exposition principalement, mais l’Oiseau-Lyre signale aussi quelques oeuvres dignes d’intérêt qu’elle a pu apercevoir en flânant dans la collection permanente dont La Mort d’Ophélie de Léopold  Burthe (1862), La Sirène et le Poète de Gustave Moreau, la salle des Camille Claudel, les tableaux d’André Brouillet, la belle tête d’ange d’Amaury-Duval acquise récemment (voir notamment l’article de Didier Rykner du 1er octobre 2004), ou encore le somptueux Sérénité d’Edgar Maxence (1871).

Léopold Burthe (1823-1860) La Mort d’Ophélie, 1852 huile sur toile ©Poitiers, musée Sainte-Croix

On suit un parcours intimiste en passant de salles en salles comme si l’on ouvrait des tiroirs mystérieux. La plupart des œuvres de cette exposition ludique et passionnante appartiennent aux collections du Centre de Valorisation des Collections de l’Université de Poitiers (CVCU). Des crocodiles empaillés et une belle corne de narval sont suspendus au plafond, des coraux élèvent leurs bras ramifiés, des squelettes bizarres reposent sur des étagères. Le naturel et le superficiel se jouent l’un de l’autre dans ces reconstitutions ingénieuses qui empruntent leur scénographie aux cabinets de curiosité les plus célèbres depuis le Studiolo d’Urbino jusqu’au cabinet de Frederik Ruysch (1638-1731). 

Reliques, monstres et prodiges

La première pièce introduit le visiteur dans le monde du bizarre en présentant la célèbre « grande goule de Poitiers », monstre légendaire de la ville en bois sombre et polychrome par Jean Gargot (1677). Plutôt effrayante, la bestiole a une lointaine parenté avec les dragons chinois dans ses méandres et articulations. Dans un tableau, en face, des flèches empoisonnées de l’Oubanghi du XIXe siècle sont suspendues. Ailleurs se dresse un reliquaire contenant le cœur ridé et flétri d’Antoinette d’Orléans-Longueville (1618) qui appartenait à la congrégation des bénédictines du Calvaire. Une femme qui eut, sans doute, un cœur d’or.

Le Studiolo : pouvoir et savoir à la Renaissance 

Le grand Federico Da Montefeltro fait exécuter vers 1476 un ensemble décoratif qui relève du prodige, le superbe Studiolo du Palais d’Urbino, composé de panneaux de marqueterie de bois en trompe l’œil sur le thème des arts libéraux et d’allégories variées (justice, force, savoir, nature, etc.) Plusieurs hypothèses ont été émises quant aux auteurs des dessins exécutés probablement par l’atelier de Benedetto da Maiano. Le musée de Poitiers mérite d’être remercié et salué pour avoir eu l’excellente idée d’en reproduire quelques planches en grandeur nature grâce aux photographies de Fabrizio Fenucci.

Un cabinet XVIe siècle : l’idéal du microcosme 

Le goût du bizarre, de l’étrange et de la surprise est provoqué et renforcé par  les découvertes faites au cours des grandes explorations. Les savants et les érudits recensent avec étonnement les papillons, les grands lézards, les éponges de mer et les chauve-souris en reconsidérant la Création dans ses aspects les plus originaux. Voici des poignards du néolithique, des haches d’Irlande, une statuette égyptienne, des céramiques grecques, une lampe à huile à deux becs, des camées antiques, des fossiles et des empreintes d’animaux. Voilà le fameux bézoard, riche mythique qui guérissait, dit-on, la mélancolie et servait de contrepoison. Il s’agit d’une concrétion trouvée dans l’estomac des humains ou de certains animaux. Objet précieux acquis à grand prix, il avait une place de choix dans les cabinets de curiosité. Nul ne savait son exacte provenance, ni s’il s’agissait d’une matière animale ou minérale : à l’image de la licorne, il est le fruit des grands fantasmes médiévaux.

Un engouement européen 

Les réseaux intellectuels de l’Europe médiévale se resserrent davantage à la Renaissance. Médecins, écrivains, princes, savants et curieux correspondent, échangent et achètent des objets pour compléter leurs collections et poursuivre leurs études zoologique et botanique. Une carte présente de façon très pédagogique les grands lieux d’Europe où l’on trouve des cabinets de curiosité. Des animaux rares sont représentés sur des gravures à partir d’originaux empaillés (tatou, raie, toucan). On voit une momie de chat, des souvenirs du Canada lointain. Puis l’on entend des lectures d’extraits de descriptions de cabinets par Bertrand Farge et Dominique Moncond’huy en passant dans un couloir au son d’inventaires qui font vagabonder l’imagination.

Le Cabinet Princier

Les princes, les aristocrates et les lettrés ont fait du cabinet de curiosité un symbole de culture, de richesse mais aussi de pouvoir. La pièce, ou le meuble, de curiosité devient un petit cosmos, une sorte de résumé du monde et des terres lointaines. On peut observer une noix de coco sculptée sur une monture, un automate, un hanap, un drageoir de jaspe, un œuf d’autruche gravé, le portrait de la célèbre femme à barbe Antonietta Gonzalez ou Gonzalvus peint par Lavinia Fontana (1552-1614) vers 1594, des armes orientales, un cabinet en ébène, des  yatagans, des dagues et des olifants.

Un cabinet d’apothicaire entre XVIe et XVIIe siècle tourné vers l’Atlantique 

À l’époque ou la médecine naturelle n’était guère éloignée d’une médecine surnaturelle, apothicaires et pharmaciens se procuraient des poudres et des épices aux noms étranges qui entraient dans la composition de remèdes parfois très célèbres. On pense à la thériaque par exemple. Le cabinet de l’apothicaire poitevin Paul Contant a été reconstitué (voir à ce sujet). Il est également évoqué par son jardin qui contenait de nombreuses plantes rares et encore mystérieuses comme les plantes à bulbes (tulipes, lis, fritillaires, narcisses). Une planche gravée en 1600 représente une immense composition végétale constituée de 58 plantes et d’un poème de 900 alexandrins où l’œil circule entre botanique et poétique.

Le cabinet de Chevalier

Un autre personnage, Nicolas Chevallier, s’est distingué pour son commerce spécialisé d’épices rares, de médailles et de statuettes. Il a laissé un descriptif de son cabinet vers 1674, ici reconstitué sous la forme d’une chambre des raretez (sic) comprenant un ensemble de médailles, de naturalia et d’exotica. Nous avons ici affaire à un marchand qui unit à son goût pour le bizarre, son talent de médailliste, sans perdre de vue l’aspect lucratif de ses marchandises.

Vers la spécialisation du cabinet, type Ruysch

Le cabinet du médecin et obstétricien Frederick Ruysch (1638-1731) se caractérise par ses nombreuses curiosités anatomiques: squelette d’enfant, écorchés, bocaux avec d’étranges éléments dont on ne sait pas s’il s’agit d’organes dans du formol, de méduses ou de coraux. On peut aussi voir une pièce susceptible de plaire aux amateurs de tératologie avec un veau à deux têtes, un mouton à huit pattes et des moutons siamois.

Une  « idée de cabinet » au XXIe siècle

La dernière pièce laisse songeur. Il fallait paraît-il poursuivre l’expérience des cabinets de curiosité jusqu’à nos jours en tentant d’exprimer ce que notre époque pourrait conserver dans ses boîtes et ses étagères à l’heure d’Internet mais aussi de la nouvelle fascination pour les cabinet d’étrangetés. On nous met une boîte verte de Marcel Duchamp, une photo de Madonna de David LaChapelle, une vitrine de Jan Fabre, une corne de rhinocéros sur boules de verre par Othoniel, des memorabilia du mariage de Kate et William…

Pourquoi pas ? Il semble que la nature ne nous étonne plus guère mais que la starification nous fascine plus que tout. Nous sommes devenus les entomologistes du star-system en disséquant les insectes des tapis rouges et en conservant dans les bocaux de nos écrans les nouvelles idoles que nous vénérons et haïssons avec la même violence. On regrette seulement qu’il n’ait pas été fait appel à l’artiste Géraldine Cario qui a fait  un remarquable travail sur les cabinets de curiosité en réinterprétant avec intelligence le concept des naturalia et artificialia au service des memorabilia modernes. Elle propose une réflexion sur l’objet rangé, conservé, sérialisé, littéralement « mis en boîte » dans des cadres qui ne sont que le symbole du « cabinet de la mémoire », cette curiosité qui se loge quelque part sous le crâne en recelant nos émotions les plus secrètes.

©Gabrielle de Lassus Saint-Geniès, le 23 novembre 2013