Discours prononcé au Centre Universitaire Méditerranéen de Nice le samedi 17 mars 2018 par la poétesse Gabrielle de Lassus Saint-Geniès
Ce n’est pas sans émotion que je me trouve parmi vous aujourd’hui au magnifique Centre Universitaire Méditerranéen où je suis honorée de présenter mon cher recueil de poésie Hortus Conclusus, Les Litanies du Jardin, né en novembre 2017. Toute ma gratitude va aux responsables qui ont eu la grande courtoisie de m’inviter dans ce haut-lieu de la Pensée, intimement lié, vous le savez, à la personnalité du poète Paul Valéry qui voulut y défendre une « politique de l’esprit ». La « politique de l’esprit » ? Quel programme encore si actuel à une époque où l’on n’a jamais autant parlé, semble-t-il de politique, de l’art de gouverner les hommes et les femmes ! Pouvons-nous donc gouverner la Cité immatérielle des esprits comme on gouverne les corps charnels d’une Cité ? Quel type de salut le poète peut-il encore apporter à notre monde, car comme le disait Lamartine, qui fut lui-même député : « La poésie c’est l’idée ; la politique, c’est le fait ; autant l’idée est au-dessus du fait, autant la poésie est au-dessus de la politique. »
Toute poésie est d’abord incarnation. Je suis descendue, intrépide, dans l’écriture de ce recueil comme le poète descend dans le jardin de l’expérience. J’ai ainsi composé entre 2014 et 2016 plus de six-cent quatrains, chacun dédié, je dirai même marié, à des fleurs, des arbres, des végétaux, en un alphabet botanique, ou plutôt une vaste et patiente florigraphie, où sont égrenées les plantes comme les litanies d’antan.
Pourquoi Hortus Conclusus ? Car il s’agit d’une expression latine courante dans la mystique médiévale, qui signifie « jardin clos ». Qu’est-ce que le « jardin clos » pour le poète ? C’est le lieu par excellence du silence, où s’écoule le temps de la pleine intériorité. Paul Valéry le rappelait justement: « Un poème est une durée, pendant laquelle, lecteur, je respire une loi qui fut préparée ; je donne mon souffle et les machines de ma voix ; ou seulement leur pouvoir qui se concilie avec le silence. » Vous le savez depuis que Voltaire est passé sur cette planète, il faut cultiver son jardin, c’est-à-dire cultiver son esprit comme on cultive la terre !
Le jardin clos, lieu du silence et de l’intériorité
Le poète est descendu en son jardin ! Le jardin, quelle plus sublime métaphore et réalité concrète pour décrire l’âme avide de paix et de réflexion? Le vaste monde extérieur entrevu par le poète, le renvoie comme un miroir à sa propre âme. Soudain, il quitte ce monde, ouvre la porte de cet espace « clos » car il pressent qu’il y trouvera la «vie nouvelle», cette fameuse Vita Nova de Dante, capable de hisser son esprit vers la vérité et la Grâce qu’il cherche sans trêves. Comme Dante, toujours lui, il faut quitter la poésie « morte » du monde pour aller avec ardeur vers la poésie vivante, tel qu’il l’énonce dans l’invocation liminaire du Purgatoire de la Divine Comédie : « Désormais pour courir meilleures eaux la nef de mon esprit hisse la voile, laissant derrière soi mer si cruelle. Je chanterai ce deuxième royaume où l’âme humaine, en gravissant, se purge et de monter au ciel redevient digne. Revive ici la morte poésie puisqu’à vous je suis lige, ô saintes Muses ; (…) ».
Le seigneur-poète est descendu dans son jardin, ou plutôt, comme Pétrarque escalade le Mont Ventoux, il est monté dans ce jardin, sis sur une montagne, lieu de solitude et de silence, qui oppose le haut avec le bas. La pédagogie de l’ascèse ne change pas de siècles en siècles. Vous savez que l’étymologie hébraïque du terme « montagne » har l’assimile phonétiquement à la grossesse hârâh. C’est le lieu qui symbolise la gestation et l’enfantement. Le poète, héroïque, guidé par son intuition, quitte le monde superficiel pour entrer dans le monde essentiel, il passe du naturel au surnaturel. Il doit nécessairement s’isoler, chercher la simplicité et la sobriété, non par haine de son prochain, non par contemptus mundi, c’est-à-dire par mépris du monde, mais par amour de sa vocation active et contemplative : « Quitte tout, mon enfant, et tu trouveras tout » dit Pierre Corneille. Puis, le poète arrive au Jardin Clos, à l’Hortus Conclusus dont il ouvre la porte avec une clef unique, emblème de sa personnalité unique, qu’il cache dans son sein béni pour que nul ne puisse toucher à cette clef sans lui arracher le cœur. Il y entre pieds-nus, en laissant ses chaussures à l’entrée, comme les prophètes sur les sommets pour parler à la Divinité. Oui, le poète a « des semelles de vent » et les « poches crevées », parce que le feu de l’inspiration porte ses pas enflammés, à l’image du voyant Rimbaud. Et il referme la porte sur ce cloître symbolique qui abrite sa bohème car il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, comme le dirait Musset et car il faut une « chambre à soi » comme le dirait Virginia Woolf.
Quel chevalier peut partir au combat sans avoir prêté serment à son Seigneur ? Quel poète peut entrer dans le jardin de poésie sans avoir prêté serment à sa muse ? Bien que solitaire par nature, le poète est toujours précédé par la clarté des flambeaux ou des archanges qui le guident. À l’entrée du jardin clos, il est invité à se soumettre à toutes les fameuse Muses, il doit prêter serment à sa Dame et se laisser guider par Virgile parce qu’il ne peut assumer seul les visions qu’il va entendre et contempler. Le personnage légendaire de Dame Clémence Isaure, qui préside depuis 1323 l’Académie des Jeux Floraux, l’une des plus anciennes sociétés littéraires d’Occident, prend ici toute sa signification, comme l’explicite la dédicace du recueil : « À Dame Clémence Isaure, Maîtresse Ès-Arts, à ses poètes et à ses muses, à ceux qu’Amour en Son Jardin constamment mène ». La poésie est une quête ! Le poète, conscient de sa faiblesse, se fait obéissant dans sa partance et suit avec confiance les génies qui deviennent ses compagnons de route, sans lesquels il serait totalement vulnérable, car le jardin est aussi le lieu des dangers, des mauvais fruits de tentation qu’il ne sait pas discerner de son propre chef. Il prête allégeance pour recevoir protection en retour.
Toute la France se souvient que c’est dans un jardin que Jeanne d’Arc, poétesse de l’innocence, entend ses voix lumineuses, comme en attestent les minutes du procès-verbal qui fut dressé le jeudi 22 février 1431 à Rouen, lors de sa deuxième audience publique. Cette page ressemble à un éclair scintillant d’or au milieu de la grisaille juridique : « Et vint cette voix environ l’heure de midi, au temps de l’été, dans le jardin de mon père, en un jour de jeûne ». Ainsi résonne la voix intérieure du poète, cette injonction qui éveille son âme en l’intimant de se lever pour sauver la patrie charnelle, qui est aussi patrie spirituelle. L’une n’est rien sans l’autre ! Il suit l’allée centrale en comprenant le sens de l’effort et de la volonté. C’est le temps des Chants d’Innocence et des Chants d’Expérience chers à William Blake. Comme le jardinier, il remonte ses manches et prend ses outils, la lyre et la plume. Il n’a pas d’autres armes que l’épée de son écriture, le casque de son raisonnement, l’armure de son dévouement et l’étendard de sa passion. Il lève des armées avec ses idées en trempant son stylo dans la forge de son cerveau et dans le feu de son cœur pour combattre et agir, « le regard fixe dans une solitude d’encre » comme le dit Paul Éluard. Le poète a un caractère actif. Il est à la peine ! Il n’y a pas de place pour la mollesse ni pour la paresse sur ce chemin. Il travaille, noble abeille toute entière adonnée à sa besogne, enchaîné à son bureau comme le lierre épouse son mur avec pour devise : « Je meurs là où je m’attache ». Dès lors, il avance sans se retourner de peur d’être pétrifié par les regrets stériles comme la femme de Loth, en suivant le paysage qui adopte peu à peu le relief de sa quête et la minéralité de ses impressions. Le jardin traduit physiquement et métaphysiquement ses états psychologiques, tantôt domestiqués, tantôt sauvages comme la nature humaine : « L’œuvre de ma destinée me lasse comme un travail et me tourmente comme une passion » s’exclame Mme de Staël.
Le jardin, lieu de l’éblouissement
Que contemple le poète dans son Jardin ? Tout d’abord, le jardin est symbole d’art parfait car il est le lieu où les cinq sens sont ensemble convoqués : l’ouïe, l’odorat, le toucher, la vue et le goût. Les éléments s’y rassemblent : l’eau des sources, l’air du vent, le feu des astres, et bien sûr, la terre compacte et puissante, socle du cadran solaire du temps. Il y trouve les Saisons qu’il se plaît à énumérer quand elles s’offrent à lui : Printemps, Été, Automne, Hiver. Il y croise Apollon qui ordonne le jeu des Trois Grâces et les silhouettes des muses sur le Parnasse, il y rencontre les arts libéraux et le souvenir des grands hommes et des femmes de lettres. C’est le lieu de l’Âge d’Or, de la « Jeunesse folle » de Clément Marot, de la sainte Fortune, de la féconde Corne d’Abondance, des vertus et de la Renommée. On y trouve Bacchus couronné de pampres et l’on y entend l’hymne des vendanges. Le jardin de poésie se délecte d’amour, de séduction, de plaisirs, de jouissances, de musique et de danse. On y embarque pour Cythère. Le poète rit et sourit au Carpe Diem. C’est le Green de Verlaine : « Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches/Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous ». Il embrasse l’aube d’été. Ce sont les Fêtes Galantes de Verlaine, les Éblouissements d’Anna de Noailles. Orphée, s’y promène avec Eurydice encore vivante et palpable. Virgile y scande ses Géorgiques. Ronsard y célèbre Hélène, Cassandre et Marie auprès des roses écloses. Baudelaire y rêve d’un voyage en dénouant la chevelure de Jeanne Duval. Ovide y lit ses Métamorphoses. Le poète remplit le flacon de son cœur du jasmin de mémoire, de l’essence de l’écriture, de l’arôme de ses sentiments, qui, passés au creuset de l’inspiration, font éclore le parfum fulgurant de la poésie répandu comme une mer aux pieds du vaste monde.
Le jardin est le lieu où les animaux s’ébattent, où La Fontaine se promène aux côtés d’Ésope, où Daphnis et Chloé font paître leur troupeau, où Aragon chante les yeux d’Elsa. C’est le lieu d’Emblème. On y lit la carte du Tendre. Témoin des serments, c’est la place où se nouent les promesses, où l’on s’échange les vœux, où l’on tresse des couronnes de lauriers avec hardiesse. La Chevalerie y fait des processions en portant la Dame-aimée sur ses couleurs comme un signal, le troubadour y tient Cour d’Amour à genoux. « Il est jour : levons-nous, Philis ;/Alllons à notre jardinage/ Voir s’il est, comme ton visage,/semé de roses et de lis. » chante Théophile de Viau. La poésie est l’art par excellence où la Grâce se love comme le papillon se roule dans le nectar du lys. Le jardin est signe de plénitude et de l’entente paisible des amants : « Fille, viens la rose cueillir/Tandis que sa fleur est nouvelle » chante Antoine de Baïf. L’homme y expérimente le bonheur dont les cordes « vibrent en rendant des sons pleins » comme le décrit Balzac.
Le poète y tient sa lyre, lyre d’Apollon, lyre d’Orphée, lyre de Sappho. Jean Cocteau l’avait si bien compris comme en témoigne son obsession pour Orphée et sa lyre ! Cet instrument à corde, hautement symbolique, possède une force quasi-alchimique. Depuis des siècles ses cordes, mais aussi celles du luth, de la harpe et de la guitare font retentir leurs vibrations sacrées, car elles sont capables d’étreindre l’être au plus profond de lui-même, en faisant entendre à son oreille les résonnances de son cœur : « Ô luth plaintif, viole, archet et voix ! » décrit si bien la poétesse Louise Labé. Veine métallique ou animale, la corde transporte le flux des émotions, elle poursuit le cheminement de la pensée en la prolongeant par le bras, la main, les doigts qui la guident, en accordant le son avec le riff de l’affect. Le mouvement large du musicien est donc, par nécessité, interprétation. C’est lui qui transmet le primo mobile, le « premier mouvement », en laissant ensuite la corde pincée par sa main devenir incantation en transmettant son vertige : « L’esprit invente, les sens examinent, la main exécute » écrit Chateaubriand. L’accord, les arpèges, les gammes, expriment sa joie et sa douleur, de même que la pensée, le cœur et la main sont unis quand le poète écrit. C’est pourquoi musique et poésie sont si liées. La pensée poétique, quand elle est pure, se fait nécessairement musique et la musique ne serait-elle pas dès lors, la quintessence de la pensée ?
Le jardin, lieu du chaos
Puis, imaginez soudain le premier jour de l’humanité, quand se brisa la première corde, cassée par le premier joueur de lyre. La première corde brisée ! La première corde rompue ! Avez-vous déjà assisté à cette scène terrible d’une corde qui se casse ? Il se produit une pénible césure dans l’harmonie, une torsion et une distorsion, qui font le désespoir du luthier, du luthiste et qui navrent Baudelaire : « La poésie lyrique s’élance, mais toujours d’un mouvement élastique et ondulé. Tout ce qui est brusque et cassé lui déplaît et elle le renvoie au drame ou au roman de mœurs. »
Pourtant, le poète doit connaître la rupture, le chant qui se brise, la corde de la harpe qui se casse jusqu’à fendre le bois de la caisse de résonnance et affronter la perte des illusions. Il n’est aucun homme ni aucun jardin qui ne soit épargné par l’hiver, il n’est aucun champ semé de bon grain qui ne soit clairsemé d’ivraie. Le poète doit par nécessité existentielle monter dans l’odieuse barque de Charon et passer par l’Enfer, c’est-à-dire la souffrance, la mort, le désespoir. C’est en ce sens que la Divine Comédie est le poème le plus métaphorique de la vocation poétique : Dante va de l’Enfer au Paradis en passant par le Purgatoire. Le poète assiste impuissant au chaos de ce monde et au tohu–bohu de son cœur : « Le vrai trésor de l’humanité est la verte jeunesse/Le reste de nos ans ne sont que des hivers. » soupire Ronsard dans ses Dernières Stances. « Je vous rends la fleur d’ancolie. Je suis en grande mélancolie » soupire Christine de Pisan. Il voit la chute fugace des roses : « Quand leur jeunesse s’est montrée/Leur vieillesse accourt à l’instant » se lamente Antoine de Baïf. Il regarde s’écrouler les Empires qui se font et se défont comme les araignées s’acharnent à tisser leurs toiles sur les rosiers, comme Du Bellay contemple les ruines de Rome. Il voit les pucerons des blasphèmes, les vers des injures, les nécroses des idéologies mortifères, les ténèbres de la culture, ses propres faiblesses et lâchetés : « Belle, sanglote un peu…Chaque fleur qui se fane,/C’est un amour qui meurt » écrit Apollinaire. Il voit la vermine des génocides, les branches cassées des morales amorales, les déchets humains entassés comme des feuilles mortes. Il voit le pouvoir de la matière qui toujours cherche à anéantir le pouvoir de l’intellect comme la tempête veut briser l’ordonnance d’un parterre. Il voit le drame de la guerre qui désosse les corps comme le vent déchire les fragiles pavots. Il voit les fausses révolutions comme les plantes qui font des promesses de fleurs mais qui ne donnent jamais de fruits. Il voit la lèpre de la mesquinerie qui ravage les cœurs. Il voit la superficialité relativiste de la politique, incapable de donner la paix à une humanité qui la réclame depuis si longtemps, comme les adventices repoussent inexorablement sur le même lieu de leur arrachage. « Pleurez, fleur de la chevalerie ! » sanglote Eustache Deschamps sur la grandeur perdue des âmes fortes.
« La chair est triste » se lamente Mallarmé ! Le poète voit les cadavres figés ! Sa lyre se teinte de sang, un sang que l’on ne peut effacer comme la femme de Barbe Bleue cherche en vain à ôter le sang de la clef défendue. Rimbaud passe « une saison en enfer », Victor Hugo révolté écrit Les Châtiments, Agrippa d’Aubigné publie les Tragiques. Une fois de plus, dans un monde obscurci, amnésique de son histoire, le poète passe et lève son flambeau dans la nuit, il regarde sa destinée droit dans les yeux, sans peur de l’ennemi, sans crainte des vociférations, des critiques ni des râlements. Il marche, pieds-nus, en laissant l’empreinte ensanglantée de ses pas, il passe entre les balles, et montre au monde le scandale ontologique de la déconstruction de l’Être, car c’est dans ce jardin-là que se trouve son devoir et nulle part ailleurs. Les poètes souffrent des mêmes maux de génération en génération, dévorés par les furies, et renaissant toujours comme les Phénixs parce que c’est la Loi de la Poétique ! Coupez la tête d’un poète, il en naîtra dix autres ! Le poète, comme le prophète, sait qu’il doit être martyre de la malédiction du monde, ou il n’est pas poète, ou faux-poète, ou demi-poète : Orphée est déchiré par les ménades. John Keats et Shelley meurent prématurément. Gérard de Nerval se pend par désespoir. Péguy meurt pendant la guerre de 14-18. Baudelaire est victime du spleen. La bien–aimée du Cantique des Cantiques traverse la Nuit. Sappho se jette dans le vide. Socrate boit la cigüe. Dante est exilé. Hélène est « bien vieille au soir à la chandelle ». Charles d’Orléans est fait prisonnier des Anglais après la bataille d’Azincourt. Ovide relégué à Tomes écrit les Tristes. Garcia Lorca est assassiné. Qui ignore encore les catacombes poétiques qui ont été construites sous les totalitarismes ? Combien d’idéologies ont cherché à enfermer la poésie, enfant de Bohème, qui toujours s’est échappée, comme l’Amour libre par essence, pour revenir toujours se loger dans ce jardin clos, cet Hortus Conclusus inaccessible à ceux qui refusent d’en aimer le mystère ? Oui, libre, car peu lui importe la voix de la société dans laquelle il vit (société qui sera autre demain), peu importe qu’il soit une minorité perpétuellement menacée, il est le grand habitué des persécutions. Comme le dit Saint-John Perse la poésie « n’attend rien des avantages du siècle ». Le poète vit « content de sa fortune, / Il est sa cour, sa faveur et son roi » dit Philippe Desportes. Il sait parfaitement, comme Shakespeare, que « La vertu même n’échappe pas aux coups de la calomnie ». Il invoque Orphée qui marche toujours dans ce jardin historique, arpentant avec lui les gouffres des enfers à la recherche de son Eurydice, comme l’homme marche dans les ténèbres à la recherche de son seul désir, avide de la grâce et de la béatitude perdues. Car la certitude du poète n’a rien de commun avec la certitude de l’homme du monde. Le poète est enclos dans son jardin, l’homme « du monde » vit aussi dans la nature, mais derrière la porte du jardin clos qu’il refuse souvent d’ouvrir. La poésie, la gratuité, l’idéal ne l’intéressent pas, peu ou plus. Pourtant, l’exhortation d’Orphée « l’Admirable » comme le qualifie Paul Valéry, est toujours actuelle. Le poète d’hier est le même qu’aujourd’hui et le même que demain, il ne sait faire qu’une seule chose : ouvrir la porte de ce jardin clos et montrer la lyre, instrument de l’homme et des dieux depuis le commencement ! Seule la lyre d’Orphée est encore capable d’attendrir les bêtes sauvages, métaphore de la musique, du chant et de l’art qui chassent la barbarie, l’inculture et toutes les formes de dévotion au mal, c’est à dire à l’inhumanité.
Mais cela, uniquement à condition que l’homme et la femme entrent dans l’Hortus Conclusus et prient le poète. Car c’est au monde de demander le don de la poésie. La Grâce poétique ne se prend pas : elle se donne. Alors le poète s’inclinera pour élever le monde à lui, et non l’inverse : « Exilé sur la terre, ses ailes de géant l’empêchent de marcher » souvenez-vous de la sentence implacable de l’Albatros de Baudelaire ! La place du poète est dans le jardin de l’inspiration et nulle part ailleurs. C’est là son honneur, il y est heureux, occupé à ses visions. D’autre part, il connaît, tout prophète qu’il est, le syndrome de Cassandre : personne ne l’écoutera dehors s’il parle sans qu’on le lui demande. Il sait qu’on le brûlera s’il montre son cœur sur la place publique. Il sait que les rares fois où ce prince s’exile de son jardin clos pour aller dans le monde, il doit se faire mendiant, se vêtir de pauvreté, quêter en silence, se faire chasser par l’amertume des créanciers, subir le dédain des marchands, verser son murmure dans le monde comme l’eau du ruisseau qui passe et que nul n’écoute plus. Sa sébile se remplit rarement d’aumônes. C’est une voix qui crie dans le désert : Vox clamantis in deserto.
Non, ne demandez pas au poète d’adopter les manières du monde, ne le revêtez pas du manteau sans couture des stérilités intellectuelles, sous peine qu’il ne perde l’oiseau-lyre de l’inspiration et ne retrouve plus le chemin de l’Hortus Conclusus. Montez plutôt sur sa montagne et suivez son astre ! Ayez confiance en lui car le poète a grande pitié des hommes ! Il est tellement familier des trois Parques comme Ronsard se lamente sur la mort de Marie : « La Parque t’a tuée, et cendre tu reposes ». Rien ne lui est caché. Il sait voir le plus profond du cœur ! Il a la science de la douleur ! Il sait faire « une perle d’une larme » comme dirait Musset. C’est le consolateur le plus véritable, car il sait mieux que tout autre, en vertu de ses propres plaies, que l’être humain malade, asphyxié, a besoin d’être brancardé et soigné par le souffle de l’esprit, vital comme l’oxygène. Non, jamais le poète ne refusera d’abriter dans son jardin les êtres qui lui demanderont de jouer pour eux de sa lyre car il voit quotidiennement le combat d’Eros et de Thanatos. Il voit dans son miroir de Vérité, sans cesse, la souffrance de l’être humain, malade dans ses relations sociales, conjugales, familiales. Il voit cet être humain toujours plus boulimique des richesses de la matière qui ne comblent jamais sa solitude au lieu d’être riche en vue de l’Esprit.
Et le poète est inévitablement suspect car il est trop irrationnel pour Monseigneur Progrès et Madame Science, la Géométrique Marâtre, l’hydre de Lerne qui a des réponses toutes-faites, qui se gorge d’algorithmes et de chiffres, et dont les têtes mathématiques repoussent quand on les coupe aussi. Ces « despotiques ennemis de toute poésie » comme les qualifient Baudelaire étendent leurs tentacules dans l’Histoire et la vie en cherchant à enfermer l’Être et la Totalité dans des cases de finitudes. Lamartine aussi haïssait et dénonçait le culte des mathématiques qu’il surnomme les « chaînes de la pensée humaine » ainsi que le culte du chiffre qui « ne raisonne pas ». Pour lui le chiffre est le « merveilleux instrument passif de tyrannie qui ne demande jamais à quoi on l’emploie, qui n’examine nullement si on le fait servir à l’oppression du genre humain ou à sa délivrance, au meurtre de l’esprit ou à son émancipation (…) j’abhorre le chiffre, cette négation de toute pensée, et il m’est resté contre cette puissance des mathématiques exclusive et jalouse le même sentiment, la même horreur qui reste au forçat contre les fers durs et glacés rivés sur ses membres et dont il croit éprouver encore la froide et meurtrissante impression quand il entend le cliquetis d’une chaîne. »
Ce que l’homme réussit laborieusement à expliquer avec ses statistiques lui cache toute la masse phénoménale de ce qu’il ignore encore, dans l’ordre de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, car la connaissance est illimitée : « Ô fécondité de l’esprit et immensité de l’univers ! » s’écrie Rimbaud. Quand bien même l’être humain se procurerait l’immortalité en jouant à l’apprenti-sorcier, en imitant Faust ou le cher Frankenstein, il serait le jouet de sa propre finitude en perdant la notion de sacrifice de soi puisque l’homme immortel renonce au privilège de pouvoir donner sa vie. La nature le sait mieux que quiconque, elle qui naît au printemps, mûrit en été, sommeille en automne et meurt en hiver. Suivons son rythme en y accordant nos rimes ! On le sait, les moindres perturbations de saisons, le réchauffement climatique sont des mises en péril pour son développement et celui de l’écosystème. Le cycle du jardin est à l’image de la vie de l’homme et de la femme. C’est leur finitude qui fait leur gloire ! « La science ne peut de la mort se défendre,/Et savoir bien mourir, c’est être savant » dit Pierre Matthieu. La poétesse Emily Dickinson clame : « Dans cette Vie brève qui ne dure qu’une heure / Tant de choses-si peu- sont en notre pouvoir ». Et comment ne pas citer Blaise Pascal: « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature ; mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser : une vapeur, une goutte d’eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui ; l’univers n’en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser (…) Ce n’est point de l’espace que je dois chercher ma dignité, mais c’est du règlement de ma pensée. Je n’aurai pas davantage en possédant des terres : par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point : par la pensée, je le comprends. » Imaginez un figuier qui donne toujours des fruits, une hellébore qui soit sans cesse en fleur, un platane qui ne perde jamais ses écorces ! Vouloir faire de ce monde un paradis prématuré en élevant insensiblement des veaux d’or et des tours de Babel est une dangereuse vassalité qui ne peut aboutir qu’à une terre artificielle, mutilée de sa conscience et de sa mort, sœurs pourtant nécessaires à la vie. Nul n’est invincible ici bas : « Le monde n’est qu’abusion » déplore François Villon. L’admirable sermon de Bossuet sur le brièveté de la vie retentit à nos oreilles : « C’est bien peu de chose que l’homme, et tout ce qui a fin est bien peu de chose. Le temps viendra où cet homme qui nous semblait si grand ne sera plus, où il sera comme l’enfant qui est encore à naître, où il ne sera rien. Si longtemps qu’on soit au monde, y serait-on mille ans, il en faut venir là.(…). J’entre dans la vie avec la loi d’en sortir, je viens faire mon personnage, je viens me montrer comme les autres ; après il faudra disparaître. J’en vois passer devant moi, d’autres me verront passer ; ceux-là même donneront à leurs successeurs le même spectacle ; et tous enfin se viendront confondre dans le néant. »
Passons outre ! À quoi sert une réalité augmentée si l’on diminue avec indifférence le sens des réalités intérieures qui ne se marchandent pas ? Qui parmi-vous peut prétendre ici pouvoir acheter ce qui fait la saveur de l’existence : l’amour, l’esprit, la santé, la mémoire, la pensée, l’amitié, la joie, la pureté, la force d’âme, la prudence, la justice, la tempérance, l’espérance, le respect, l’audace ? Voilà le seul défi de notre époque : choisir entre l’économie de marché et l’économie de la liberté intérieure. Et souvenez-vous qu’on jugera sévèrement les siècles qui n’auront pas écouté leurs poètes !
Le jardin, lieu de rédemption
« Et les hommes avaient ce tableau déchirant :/ Le front sanglant d’un dieu porté par une fée./La muse au fond des bois pleurait la mort d’Orphée. » (Jean Lorrain). Le poète meurt. Mais le miracle se produit alors. Car, même après sa mort, sa tête continue de chanter, entre les cordes de sa lyre. On croyait l’avoir achevé mais maintenant il poursuit sa mélodie, qu’il n’est plus possible d’empêcher sans offenser l’Au-Delà. La fin du poète n’est que celle de la fin des douleurs de l’enfantement. Fils de Mnémosyne, mère des muses et personnification de la Mémoire, le poète poursuit sa mission qui n’a de sens qu’à l’instant où il s’est sacrifié. Il expérimente la mort et la résurrection dans la nudité. Alors les muses interviennent pour rééquilibrer sa chute et réordonner le chaos de sa disparition. Comme le souligne Ronsard, la philosophie du poète est de « changer de forme en en vêtant une autre » : « Que l’homme est malheureux qui au monde se fie !/ Ô Dieux, que véritable est la Philosophie,/Qui dit que toute chose à la fin périra, / Et qu’en changeant de forme une autre vêtira. » La fontaine du jardin s’est arrêtée un instant de couler mais voici que son jaillissement revient plus fort, plus puissant, plus viril comme Atlas soutient la voûte des cieux, plus féminin comme Vénus naît de l’onde ! Tant que l’eau coule dans un jardin il y a la vie, tant que la poésie irrigue ce monde, l’homme est digne de l’espérance. Le corps du poète est enterré mais son âme murmure dans la fontaine de l’Hortus Conclusus. C’est à cette fontaine, le Fons Hortorum, que les autres poètes puisent le sens de leurs mots, que leurs langues s’y délectent et qu’ils apaisent leur soif, que leur voix goûtent l’harmonie, qu’elles en avalent la beauté. C’est une fontaine de jouvence qui rend le poète éternellement jeune, en vertu de l’intemporalité de la poésie : « Dès lors, je me suis baigné dans le Poème ! » s’écrie Rimbaud ! C’est « la mer, la mer toujours recommencée » s’exclame Paul Valéry. Le poète court, vole, il est dans la joie, il est libre, et rien ne l’arrête. Rien ne lui pèse, rien ne lui coûte, il tente plus qu’il ne peut car il garde son âme d’enfant. Comme Antigone il « s’éprend de l’impossible » parce qu’il n’est « pas né pour partager la haine, /Mais l’Amour. » Il croit que l’Amour du Verbe est tout-puissant car « Au nom de la voix vient la Clarté ». Oui, il n’y a plus ni classique, ni moderne, ni contemporain, ni ancien, il n’a plus d’École, ni de mouvement, ni de classification littéraire. Il n’y a plus que l’incorruptibilité de cette eau vitale qui tisse le manteau de la civilisation et qui purifie la conscience des œuvres mortes.
Final
Il y a aujourd’hui parfois grande pitié au royaume de France. Le même puits est donné à tous mais il arrive que beaucoup refusent de boire et meurent de soif à côté de cette fontaine qui menace de se tarir. On voit parfois se lever autant de faux-poètes que de faux-prophètes qui livrent aux assoiffés une eau empoisonnée et polluée. Il n’y a que les Narcisse qui sont capables de se contempler dans cette rivière dangereuse. Mais le jardin de France, où se sont produits tant de miracles historiques de littérature et de poésie, sera toujours irrigué ! Il ne se dessèchera jamais ! Il ne creusera jamais cette pente dangereuse qui l’éloignerait de sa destinée singulière. La France, mère des arts, des armes et des lois, se rappellera toujours de la source qui nourrit son inspiration. « France, que mon cœur aimer doit » écrit Charles d’Orléans durant son exil outre-mer. « Ô bienheureuse France, abondante et fertile !/(…) Je te salue, heureuse et seconde maison, / Qui fleuris en tout temps sans perdre ta saison, Mère de tant de Rois, de tant de riches villes,/ Et de tant de troupeaux par les plaines fertiles… » s’exclame Ronsard. Aragon lui voue le même amour : « Vous pouvez condamner un poète au silence/Et faire d’un oiseau du ciel un galérien/Mais pour lui refuser le droit d’aimer la France/Il vous faudrait savoir que vous n’y pouvez rien. » Nous voulons poursuivre notre destin en continuant d’être fidèles au sillage des poètes qui ont donné leur vie pour ce pays en ne bouchant jamais le puits d’inspiration qu’ils nous ont transmis et qui pourrait abreuver ceux qui gémissent. Dans cet enjeu civilisationnel, nous voulons servir, défendre et non faire périr la langue française. Nous voulons aimer l’inspiration solaire et non le néant banal de la pensée. Nous voulons aimer le Verbe et non le verbiage car la Poésie, comme la fleur, s’élève vers le ciel à partir de l’humilité de la terre en résistant aux fausses lumières et aux pollutions intellectuelles, coûte que coûte, vaille que vaille. Lamartine l’avait prophétisé dans son ouvrage sur Les Destinées de la Poésie : « Je ne vois aucun signe de décadence dans l’intelligence humaine, aucun symptôme de lassitude ni de vieillesse ; je vois des institutions vieillies qui s’écroulent, mais des générations rajeunies que le souffle de vie tourmente et pousse en tous sens, et qui reconstruiront sur des plans inconnus cette œuvre infinie. (…) La poésie aura de nouvelles, de hautes destinées à remplir ». Dès lors fixons cette Étoile aussi solide qu’immuable qui, unissant la terre à l’azur, ordonne sa loi pour consoler le cœur de notre Europe parfois triste afin de lui insuffler la pulsation de l’Art pour la Grâce ! C’est un devoir, un service, une mission, un engagement, un pacte total pour que le cœur sacré de la France continue de palpiter, quelque soit la situation où elle se trouve, afin qu’elle puisse résister et s’écrier, librement : « Tout est perdu, fors l’honneur d’écrire ! »
©Gabrielle de Lassus Saint-Geniès