Chutes, dichotomie, scansions, déséquilibres, couleurs, personnages, oppositions, contrastes : les images de la Résurrection des corps hantent l’imaginaire occidental depuis le Moyen-Âge en imposant des codes visuels où l’unité du cosmos est brisée et réinventée autour des corps humains déchus ou sauvés. En prenant le relais des théologiens, les artistes de l’Occident s’attaquent à ces représentations artistiques en rappelant que la foi chrétienne croit en deux types de résurrection : la résurrection de « vie » et la résurrection de « jugement » décrite par l’évangile de saint Jean, auteur de l’Apocalypse : « N’en soyez pas étonnés, car elle vient, l’heure où tous ceux qui sont dans les tombeaux entendront sa voix et sortiront : ceux qui auront fait le bien, pour une résurrection de vie, ceux qui auront fait le mal, pour une résurrection de jugement. » (5, 28-29) Le premier concile de Constantinople (381) valide le Credo qui se termine par : « Nous attendons la résurrection des morts et la vie du siècle à venir. Ainsi-soit-il », épisode fondateur qui a été dépeint sur le mur de l’église de Stavropoleos à Bucarest.
Les résurrections médiévales des corps
La pesée de l’âme par l’archange Michel montre que l’âme du juste allégée par le pardon de ses fautes, s’élève vers le ciel tandis que l’âme du pécheur, alourdie par ses vices, s’incline vers la terre, comme dans le Polyptyque du Jugement Dernier (fig.1 ; fig.6 ) du peintre flamand Rogier van der Weyden ou Le Jugement Dernier de Petrus Christus (1452, Berlin, Gemäldegalerie). Dès lors, l’âme sauvée retrouve un corps incorruptible alors que l’âme damnée se recouvre d’une chair dégradée. À la transparence de la vertu s’oppose l’opacité du vice. Le Jugement Dernier de Fra Angelico (fig.2) exalte la quiétude des bienheureux. Aux couleurs claires et apaisantes qui dominent le haut des peintures, symbole du Ciel, s’opposent les tons foncés et hurlants de l’Enfer, comme le représentent Dirk Bouts (La Chute des Damnés, v. 1470, Lille, musée des Beaux-Arts), ou Jérome Bosch dans ses Visions de l’Au-Delà (1505-1515, Venise, musée du Palazzo Grimani) qui décrivent en quatre panneaux de gauche à droite Le Paradis, La montée des bienheureux vers l’Empyrée, La Chute des Damnés et L’Enfer. Alors que les âmes glorieuses s’envolent vers la lumière, les âmes damnés adoptent les couleurs sombres du diable, en préludant à l’avènement de la résurrection des corps, lors du Jugement Dernier. Cette résurrection prend place sur le théâtre de l’Apocalypse où le rideau s’ouvre sur le dévoilement des cœurs, des âmes et des corps.Une véritable scénographie s’instaure très tôt en partitionnant les supports artistiques grâce à des espaces où les lignes horizontales et verticales sont chargées de symboles dans un environnement foisonnant qui se caractérise par son horror vacui, son horreur du vide.
Dès les alentours de l’an 1000, l’œuvre d’art est le support de la conversion du croyant appelé à méditer sur les fins dernières dans un contexte millénariste, marqué par les guerres et les conflits. Elle témoigne du rapport à la mort de la civilisation chrétienne occidentale médiévale.Artisans, architectes, sculpteurs ou enlumineurs, imaginent le mystère de la Résurrection des corps que l’on peut voir dans le catéchisme des tympans des églises romanes ou gothiques comme celui du Jugement Dernier de l’abbatiale Sainte Foy de Conques (fig.3) ou celui de la cathédrale Notre-Dame de Paris (vers 1220-1230).
Les corps nus, ou revêtus de leurs suaires, surgissent de leurs tombes en gloire, en s’opposant à la débâcle des corps grimaçants voués à l’enfer. Il s’agit de montrer un monde où les bonnes et mauvaises actions déterminent l’être dès la vie temporelle pour la vie éternelle. La peur de la damnation engendre des images terribles où les corps disloqués sont avalés par l’Enfer, symbolisé par une bouche monstrueuse comme dans L’Entrée de l’Enfer du Psautier enluminé d’Henri de Blois (fig.4). Les bibles en image se couvrent d’enluminures et de dessins montrant le voile du Temple qui se déchire, la trompette de l’ange sonner, et les justes se lever de leurs suaires et sortir de leurs tombeaux vers la Lumière divine (Le voile du Temple déchiré et résurrection des corps de saints, Bible en images de Pampelune, 1197, Amiens, Bibliothèque municipale ; Le Jugement, carte de jeu de tarot, 1475-1500, BnF).
Le corps habillé évoque le péché tandis que la nudité glorieuse rappelle la Vérité sans tache du Paradis originel rendu par le Christ, évoquée par saint Augustin dans La Cité de Dieu que les ateliers recopient et illustrent comme Maître François, actif à Paris entre 1460 et 1480 dans L’ascension des âmes, une miniature sur parchemin exécutée pour illustrer La Cité de Dieu de Saint Augustin (fig.5). On cherche à donner des exemples lisibles et concrets, comme dans les fameux « Mystères » où les fins dernières sont représentées sur les places publiques et les parvis d’église sous forme de scènes théâtrales. Le peuple chrétien, acteur et spectateur, est ainsi sensibilisé à la clémence et à la justice du Christ.
Les enluminures médiévales, puis les peintures à l’huile de la Renaissance reprennent ces thématiques en les déployant au profit de vastes scènes où tous les éléments sont ordonnés autour de la justice divine dans un environnement où règnent à la fois l’ordre et le chaos : astres, étoiles, chairs, animaux, lune, soleil, étoiles, arc en ciel, nature, saints, anges, diables et Vierge. Ici, il n’y a pas de coulisses pour se cacher! La voix de saint Paul (fig.7), résonne avec vigueur dans ces œuvres imprégnées par la terreur du Dies Irae et par l’étonnement de la régénérescence des chairs (Co, I, 15, 50-53) :
« Je l’affirme, frères : la chair et le sang ne peuvent hériter du Royaume de Dieu, ni la corruption hériter de l’incorruptibilité. Oui, je vais vous dire un mystère : nous ne mourrons pas tous, mais tous nous serons transformés. En un instant, en un clin d’œil, au son de la trompette finale, car elle sonnera, la trompette, et les morts ressusciteront incorruptibles, et nous, nous serons transformés. Il faut, en effet, que cet être corruptible revête l’incorruptibilité, que cet être mortel revête l’immortalité.«
Hans Memling dans Le Jugement Dernier (v.1467-71, Gdansk, musée Narodowe, Pologne) imagine sur le volet gauche du triptyque la fournaise de l’Enfer avec les pleurs et les grincements de dents. Sur le volet droit, les justes sont accueillis par saint Pierre et par les anges qui les revêtent des tuniques « blanchies dans le sang de l’Agneau », aux portes de la Jérusalem Céleste, qui prend la forme d’un édifice gothique aux marches de cristal, selon les textes de l’Apocalypse.
Certains gisants sculptés comme les transis de Louis XII et d’Anne de Bretagne à la basilique Saint Denis (fig.8), présentent les corps squelettiques et décharnés des souverains, allongés dans le sommeil de la mort, dans un réalisme effrayant. On voit même la couture du ventre provoquée par l’éviscération des cadavres ! Ces sculptures mortuaires, appelés aussi « transis », symbolisent la chair corruptible, avec, en parallèle, leurs doubles sculptés en attitude d’orants revêtus des attributs de la royauté. Il s’agit, certes, d’un rappel de leur ascendance royale mais ce mausolée témoigne implicitement de la croyance en la résurrection des corps appelés à entrer dans la béatitude des justes : les souverains auront une chair restaurée car rachetée par le Christ. Corps terrestre et corps céleste sont semblables, excepté que l’un est créé corruptible et l’autre incorruptible.
Seule la Vierge, créature immaculée, n’a pas besoin de ressusciter. Son corps monté au Ciel intact au moment de sa mort, appelée aussi Dormition, est couronné par la Trinité. Elle est assise à la droite de son fils et intercède pour les croyants au moment du Jugement Dernier, comme le montre Enguerrand Quarton dans Le Couronnement de la Vierge (fig.9, fig.10). C’est la femme de l’Apocalypse glorieuse dont la beauté du corps est aussi imputrescible que celle de son âme.
De vastes compositions artistiques pour un grand questionnement théologique
Représenter la Résurrection des corps est une gageure à laquelle seuls les artistes candides des tympans romans ou gothique ou les artistes sublimes, ayant le sens de la terribilità comme Michel-Ange dans son Jugement Dernier de la Chapelle Sixtine (fig.11) ont pu parvenir. En effet, cette scène requiert habileté et sensibilité. Pour représenter ce panorama métaphysique, ce grand drame de la destinée humaine, il faut avoir le génie des grands espaces architecturaux comme à la Cathédrale d’Albi, où la fresque du Jugement Dernier recouvre 300 m2 à la fin du XVe siècle. Il faut avoir la science des vastes compositions picturales comme au Duomo de Florence où Giorgio Vasari et Federico Zuccari peignent une fresque de 4000 m2 dans la vaste coupole de la Cathédrale Santa Maria del Flore sur ce thème (Le Jugement Dernier, 1574).
L’artiste doit imaginer l’aspect des corps glorieux tout autant que l’apparence des corps déchus. La nudité est évidente pour l’époque médiévale et la Renaissance comme dans La Résurrection de la Chair (fig.12) de Luca Signorelli, où les corps masculins et féminins musclés et gracieux, sortent de terre revêtus d’une perfection toute néo-platonicienne. L’artiste représente les squelettes se recouvrir d’une chair nouvelle et se dresser avec fierté sous les trompettes des anges de l’Apocalypse. Le corps glorieux répond aux normes des proportions harmonieuses, dans un esprit humaniste qui s’inspire d’études anatomiques de plus en plus fidèles à la réalité (fig.13).
Le célèbre Jugement Dernier de Michel Ange à la chapelle Sixtine (1536-1541, Rome, Vatican) est particulièrement intéressant. La puissance de l’artiste se manifeste dans son choix de représenter les corps suspendus au Jugement du Christ dans une nudité à la fois idéalisée et à la fois réaliste. Il exprime la beauté saine du corps humain appelé à ressusciter intégralement dans toute sa force en montrant la vigueur des musculatures et la vérité des chairs. L’argile modelée par Dieu, et habitée par l’étincelle de son Esprit devient un sujet de méditation en accompagnant la prière et le culte, car la fresque surplombe l’autel de la chapelle. D’ailleurs, Michel-Ange a presque « trop » humanisé les corps de sa peinture dans un lieu de dévotion. L’épisode du Braghettone mérite d’être évoqué en comparant un dessin original conçu par Michel-Ange pour Le Jugement Dernier et sa comparaison avec la restauration entreprise par Daniele da Volterra après 1564. En effet, après la mort de Michel Ange en 1564 et dans la lignée du Concile de Trente (1545-1563), il a été jugé plus décent de couvrir les nudités des corps dans les peintures religieuses. Le peintre Daniele da Volterra est alors sollicité pour couvrir de draperies les parties intimes des corps et rhabiller les saints de Michel-Ange, comme Sainte Catherine d’Alexandrie et Saint Blaise (fig.14)! Cela vaudra au peintre le surnom comique de « Braghettone » c’est-à-dire le « faiseur de culottes » !
Pourtant, Michel-Ange, comme son époque tentait de répondre implicitement à la question théologique : comment les corps ressusciteront ? Agrippa d’Aubigné dans son poème épique Les Tragiques (1615), qui dénonce les guerres de religion, fait appel au jugement de Dieu dans son dernier chapitre intitulé « Jugement ». Il imagine la scène de la résurrection des corps dans une tirade foisonnante en indiquant que les corps ressusciteront à l’âge idéal celui de la mort du Christ, c’est-à-dire trente-trois ans, en reprenant l’argument de saint Augustin (1).
Après Giotto, Memling, Van der Weyden, de nombreux artistes s’essaient à ce thème qui devient peu à peu un « classique » de la grande peinture d’histoire comme comme Jan Provost (fig.15), Pierre-Paul Rubens, La Chute des Damnés, 1620, Munich, Pinacothèque) Jacob Jordaens (fig.16), et tant d’autres. L’artiste qui traite cette scène doit pourvoir rendre l’instantané, la simultanéité, le « clin d’œil » et le « en un instant » de saint Paul. Maître de ce tohu-bohu inversé où la création est reformée, il doit en une seule œuvre présenter la chute de l’orgueilleux, l’extase du bienheureux, la tristesse du réprouvé, le crapaud de la luxure, la béatitude du saint, les charniers des méchants, le sourire des chérubins, le squelette de l’avarice, le tumulte des astres, le chaos de la nature, l’imbrication des corps, les entrailles de la terre, la chute vertigineuse des corps damnés, la lévitation des corps sauvés, l’ordre et le désordre, le calme de Dieu et la tempête des diables.
Or, l’œil exige de l’art qu’il ne lui montre pas toutes les merveilles et toutes les vicissitudes de l’humanité en un seul tableau. Il a besoin d’intellectualiser, de digérer et de comprendre. Le rythme de la résurrection des corps n’est déjà plus de ce monde puisque nous sommes à la fin des temps, à la fin « du » temps. La représentation d’un miracle du Christ, ou d’une Annonciation demeurent simples et compréhensibles en s’adaptant au rythme de l’œil.
En revanche, le spectateur et l’artiste n’étant pas omniscients toute représentation de la fin du monde et de la résurrection des corps dépasse la perception humaine forcément limitée car il s’agit d’un événement, à juste titre, inimaginable. C’est-à-dire que l’imagination la plus poussée ne peut l’envisager sans tomber parfois dans des extrémités caricaturales, maladroites, risibles. Or la résurrection des corps n’est pas une réincarnation, ni une fantaisie ni une fantasmagorie : c’est une vérité de la foi chrétienne. La difficulté réside là et entre art et l’artifice, il n’y a qu’un pas.
Jérôme Bosch brouille les pistes dans son triptyque du Jardin des Délices (fig.17), mystérieux tableau où il représente La Création d’Adam et d’Éve sur le premier volet gauche, Le Jardin des Délices au centre et L’Enfer à droite. Il y mélange les thèmes religieux, la mythologie, la farce, l’humour et l’effroi dans une composition satirique au symbolisme très hermétique, liée à l’iconographie de l’humanité pécheresse avant le Déluge.
Plutôt que de représenter la résurrection des corps comme corollaire du Jugement Dernier, il imagine le Paradis retrouvé comme un jardin où l’humanité est régénérée autour de la fontaine de vie. Les constructions bizarres, les couleurs vives et les multiples scènes anecdotiques contribuent à faire de cette œuvre un chef d’œuvre unique où l’humanité sauvée continue de jouir de l’existence d’une manière à la fois apaisée et chaotique quoique colorée. Quant à l’enfer, il grouille de personnages déformés, d’animaux étranges, de chimères et de créatures diaboliques.
De l’époque romantique au XXe siècle
Chateaubriand (fig.18) consacre un chapitre du Génie du Christianisme, paru en 1802, au Jugement Dernier et à la résurrection des corps en rappelant les divers arguments théologiques selon la tradition patristique. Puis, il se fait visionnaire en imaginant la résurrection des corps dans une verve romanesque et exaltée :
« Rien n’est plus frappant et plus formidable que ce moment de la fin des siècles annoncé par le christianisme. En ce temps-là des signes se manifesteront dans les cieux : le puits de l’abîme s’ouvrira ; les sept anges verseront les sept coupes pleines de colère ; les peuples s’entretueront ; les mères entendront leurs fruits se plaindre dans leur sein, et la Mort parcourra les royaumes sur son cheval pâle. Cependant la terre chancelle sur ses bases, la lune se couvre d’un voile sanglant, les astres pendent à demi détachés de leur voûte : l’agonie du monde commence. Tout à coup l’heure fatale vient à frapper ; Dieu suspend les flots de la création, et le monde a passé comme un fleuve tari. Alors se fait entendre la trompette de l’ange du jugement ; il crie : Morts, levez-vous ! Surgite, mortui ! Les sépulcres se fendent, le genre humain sort du tombeau, et les races s’assemblent dans Josaphat. Le Fils de l’homme apparaît sur les nuées ; les puissances de l’enfer remontent du fond de l’abîme pour assister au dernier arrêt prononcé sur les siècles ; les boucs et les brebis sont séparés, les méchants s’enfoncent dans le gouffre, les justes montent dans les cieux ; Dieu rentre dans son repos, et partout règne l’éternité. »
Il y a pourtant peu de représentations de Jugement Dernier à l’époque romantique. Pour quelles raisons ?
- Premièrement, l’ombre de Michel-Ange plane sur ce thème dont il est devenu le plus grand exemple artistique, copié et admiré par tous les écoles d’art occidentales. Après son exploit miraculeux, le grand thème du Jugement Dernier semble indépassable. Des artistes s’y essaient mais certaines compositions apparaissent maladroites, car l’imaginaire occidental est hanté par le tour de force de la Sixtine. Le Jugement Dernier (fig.19) du peintre nazaréen Peter von Cornelius s’inspire clairement de l’œuvre du Vatican, mais malgré son talent, il peine à égaler la virtuosité de Buonarotti. L’étagement des personnages demeure statique et manque du dynamisme qui habite la fresque de Michel-Ange.
- Deuxièmement, il ne faut guère perdre de vue l’immense influence du Paradis Perdu de John Milton et de La Divine Comédie de Dante au XIXe siècle, traduit entre autres par Félicité de Lamennais (1863, édition posthume). Ces textes et leurs images s’adressent au croyant comme à celui qui doute. Citons par exemple les prodigieuses gravures de Gustave Doré comme L’Empyrée (fig.20) ou Dante et Virgile devant Farinata (1861), ou bien la célèbre spirale infernale du Cercle des Luxurieux (fig.21) de l’artiste anglais William Blake. L’influence du scientisme, de l’évangélisme et les bouleversements de la Révolution transforment la croyance absolue en la résurrection des corps en une espérance à la fois incarnée et désincarnée. Les représentations consensuelles de La Divine Comédie ont quasiment remplacé celle de l’Apocalypse dans l’art occidental à cette période, tout en offrant le même vocabulaire graphique des fins dernières, qui mêlent les couleurs de la gloire aux obscurités de la terreur, au service d’une méditation métaphysique.
- Troisièmement, le thème de la Résurrection des corps pose problème à l’époque romantique en révélant sociologiquement un autre rapport au corps, beaucoup plus pudique voire empreint de pruderie. Le tableau d’Émile Signol intitulé Réveil du Juste, réveil du méchant (fig.22) daté de 1835, illustre à bien des égards la conception décente et morale de la résurrection de la chair, directement liée à l’idée de rétribution. Ici, les corps ressuscités, qu’ils soient du côté de la vertu ou du vice, sont tous chastement drapés à l’antique dans un espace désertique où le Christ et les saints ont disparu. Seuls demeurent les anges.
Pour imaginer la résurrection des morts, on préfère retenir la parole du Christ aux Sadducéens : « À la résurrection en effet, on ne prend ni femme ni mari, mais on est comme des anges dans le ciel. » (Matt. 22-30) Cet argument permet d’éviter toute indécence dans une scène religieuse, c’est-à-dire que les scènes de fin des temps présentent rarement des corps nus à cette période. Les peintres préfèrent choisir de grandes descriptions morales en faisant appel à la conscience et au libre-arbitre du spectateur à l’instar d’Émile Signol ou comme dans le tableau de Victor Orsel, daté de 1832, gravement intitulé Le Bien et le Mal (fig.23).
Ici deux jeunes filles sont tentées. À gauche, celle vêtue de vert écoute la voix de la sagesse et du Bien, symbolisée par un ange gardien défenseur. À droite, celle vêtue de rouge écoute la voix du vice et du Mal, symbolisée par un démon qui tend la corne des séductions du monde à son oreille. Chacune aura un destin différent, conséquence de ses actes sous l’œil du Christ-Juge qui préside le haut du tableau. Le rebord est orné d’illustrations qui décrivent le chemin parcouru par chacune avant d’arriver au Ciel. La première parvient à la résurrection de vie après un chemin vertueux guidé par la Providence, sous le signe de la Pudeur, du Mariage, de la Maternité et du Bonheur (« Pudicita », « Matrimonium », « Maternitas », « Felicitas »). La seconde ressuscite pour un terrible jugement, conséquence de son libertinage, de l’abandon de son amant, de la malédiction paternelle, du meurtre de son enfant et de son suicide (« Libido », « Contemptio », « Angor », « Desperatio »). Le Jugement Dernier, tout en faisant appel à l’universel est ici fortement individualisé dans un angle manichéen et dualiste (fig.24).
On observe d’autre part à cette période un abondant développement du culte des anges, de la prière pour les âmes du Purgatoire, confiées à la protection de la Vierge comme au sanctuaire Notre-Dame de Montligeon dédié à la prière pour les défunts. La sculpture de l’artiste italien Giulio Tadolini y représente Marie Libératrice des âmes enchaînées au Purgatoire (installée en 1919). À cette époque, les nombreuses apparitions mariales comme à la Rue du Bac ou à Lourdes, les visions d’Anne-Catherine Emmerich participent à rendre visible l’Invisible et à renforcer la croyance entre la communion de l’église militante (les âmes sur la terre), l’église souffrante (les âmes du purgatoire) et l’église triomphante (les âmes des saints et bienheureux). Les ouvrages, catéchismes et les images pieuses diffusent à grande échelle les récits et les images de ces évènements, supports de la méditation des croyants.
On préfère représenter l’âme asexuée et neutre, envolée dans des espaces lumineux indistincts comme dans Le vol de l’âme, issu du cycle du Poème de l’âme de Louis Janmot (fig.25). Plutôt que d’évoquer les corps restaurés « en chair et en os » comme dans les transis du Moyen-Age, le XIXe siècle souhaite insister sur l’état de transience vers l’Au-Delà. Parce que l’Église « attend » la résurrection des morts et la vie du monde à venir, la scène du Jugement dernier est moins « à la mode » artistiquement parlant, au profit de nombreuses peintures et images pieuses où le corps est dans un état « intermédiaire ».
On préfère montrer l’espérance de la résurrection plus que la résurrection en tant que tel. Si le corps a quitté la terre par sa mort, il n’a pas encore revêtu sa chair glorieuse et il prie en attente de son jugement comme le montre la Figure d’ange représentant Mademoiselle de Montblanc après sa mort (fig.26) par Ary Scheffer. Il ne s’agit pas dans ce cas précis d’une image de la résurrection des corps mais de la présentation d’une étape de la transformation de l’âme, à mi-chemin entre corps humain et corps angélique, telle qu’elle pouvait être conçue dans la piété romantique.
À la fin du siècle, le peintre britannique Frederic Leighton choisit de présenter une scène de l’Apocalypse dans son œuvre étrange et inquiétante Et la mer rendit les morts qu’elle gardait (fig.27), où les lois de la pesanteur sont défiées avec la représentation des défunts morts en mer, qui surgissent des flots.
Dès 1914, on tombe rapidement dans l’abstraction. Le jugement dernier, la résurrection sont généralement évoqués par les artistes de manière non figurative, ce qui exclut toute représentation stricto sensu. Toutefois, certains reprennent ces thèmes de façon concrète comme l’artiste britannique Stanley Spencer qui effectue une série de peintures de résurrections marquées par le traumatisme des guerres mondiales. Dans l’une d’entre elles intitulée Résurrection, Ré-Union (fig.28), il insiste sur l’idée de communion fraternelle entre les êtres vivants ressuscités. La fin des temps permet de retrouver les êtres chers perdus injustement dans les conflits. Plus récemment, Peter Howson (né en 1958) peint en 1999 le tableau Résurrection (Londres, The Ingram Collection) en imaginant la débâcle des corps surgissant de la terre dans une intention symbolique d’inspiration religieuse moderniste.
Enfin le tableau victorien d’Henry Alexander Bowler (1824-1903) intitulé Le Doute : « Ces os pourront-ils revivre ? » (fig.29) est particulièrement intéressant par le questionnement métaphysique induit par son titre. Il récapitule les questionnements du théologien, de l’artiste et du spectateur. Sinistre en apparence, il révèle une multitude de symboles optimistes malgré le pessimisme du thème. Une jeune femme accoudée sur une stèle tombale observe des ossements dans la terre en s’interrogeant sur la possibilité pour ses os de renaître à la vie, comme le dit Dieu au prophète Ezéchiel (37, 3-5):
« Il me dit: Fils de l’homme, ces os pourront-ils revivre ? Je répondis: Seigneur Eternel, tu le sais. Il me dit: Prophétise sur ces os, et dis-leur: Ossements desséchés, écoutez la parole de l’Éternel! Ainsi parle le Seigneur, l’Éternel, à ces os: Voici, je vais faire entrer en vous un esprit, et vous vivrez ;… » .
La jeune femme, comme Ezéchiel s’interroge sur le devenir de ces os desséchés. C’est alors que l’on voit un papillon bleu sur le crâne, puis un rayon de soleil se glisser sur la tombe jumelle et éclairer le mot « Resurgam » (« Je ressusciterai »). Un marron germe sur les lettres gravées, présage de renaissance éternelle. Cette parole évangélique est rappelée sur la stèle: « I am the Resurrection and the Life » (« Je suis la Résurrection et la vie »). Au fond, deux papillons volent parmi le cimetière, exprimant que le doute ne peut ôter la vertu d’espérance.
Entre les captivants jugements derniers du Moyen-Age, les ors de Memling, les belles musculatures de Michel Ange et le Poème de l’âme de Louis Janmot, l’artiste occidental fait preuve d’une grande liberté artistique et d’imagination pour accompagner visuellement les textes bibliques et canoniques traitant du mystère de la Résurrection des corps, mystère inséparable de la notion du salut de l’âme. Ces images rappellent que l’art occidental a donné chair à la mystique chrétienne grâce à un dialogue fécond entre la cellule et l’atelier, une intense confrontation des idées et des pinceaux, une incessante circulation des œuvres de l’église au musée. À partir de codes formels et d’une iconographie bien identifiée, théologiens et artistes ont élaboré des schémas variés qui témoignent de leurs questionnements et de leurs réponses. Après tout, quel artiste, s’il est un peu démiurge, ne pourrait pas être sensible à la résurrection des corps, lui qui cherche sans cesse à reconstruire et ressusciter l’univers dans ses œuvres ?
©Gabrielle de Lassus Saint-Geniès
Colloque sur la résurrection de la chair
19 – 20 mai 2017, ICT, Toulouse
(1) Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, chapitre « Jugement »
« (…) Le curieux s’enquiert si le vieux et Pensant
Tels qu’ils sont jouiront de l’état triomphant,
Leurs corps n’étant parfaits ou défaits en vieillesse :
Sur quoi, la plus hardie ou plus haute sagesse
Ose présupposer que la perfection
Veut en l’âge parfait son élévation,
Et la marquent au point des trente-trois années
Qui étaient en Jésus closes et terminées
Quand il quitta la terre et changea, glorieux,
La croix et le sépulcre au tribunal des cieux.
Venons de cette douce et pieuse pensée
À celle qui nous est aux saints écrits laissée. (…) »