« J’ai cherché plutôt à faire rire qu’à mordre ».
C’est avec un éclat de rire que l’on ouvre et que l’on referme l’Éloge de la Folie d’Érasme, délicieuse satire qui n’a pas pris une ride depuis sa publication en 1511 et ses innombrables traductions jusqu’à l’édition luxueuse de Diane de Selliers illustrée par les peintres de la Renaissance du Nord. On comprend aisément pourquoi il s’agit de l’ouvrage le plus lu de cet auteur, burlesque philosophe qui joue avec les mots, fait des cabrioles avec les concepts et tourne la farce de l’« humaine fourmilière » en dérision. Luther n’a pas encore publié les 95 thèses de Wittenberg (31 octobre 1517) mais on devine l’effervescence intellectuelle et philosophique qui agite l’Europe. La concision de la satire égale sa densité.
Né à Rotterdam en 1467, Érasme (Desiderius Erasmus Roterodamus) a passé une grande partie de sa vie à parcourir l’Europe, entre le diocèse d’Utrecht, Paris, Londres, Oxford, Bruxelles, Bologne, Venise, Fribourg, Rome, avant de revenir mourir à Bâle en 1536. Ses expériences sont nombreuses : il a fait son noviciat au couvent des chanoines réguliers de Stein (diocèse d’Utrecht). À Paris, il est nommé secrétaire d’Henri de Berghes, évêque de Cambrai. En 1506 il devient docteur en théologie à Bologne. Il passe par Venise où il est correcteur dans l’imprimerie d’Alde Manuce. Il écrit des ouvrages théologiques, des traités de morale, il correspond avec les intellectuels de toutes les obédiences, enseigne le grec à Oxford… Il y a quelque chose de picaresque, d’unique, d’original chez cet auteur dont l’esprit semble cousiner avec celui du pantagruélique Rabelais et du bizarre Jérôme Bosch, auteur de la Nef des fous (fig.2, fig.3).
Son premier voyage en Angleterre date de 1497. C’est dans ce pays qu’il a commencé à écrire vers 1509 L’Éloge de la folie. Il noue une amitié avec Thomas More qu’il surnomme l’« homme de toutes les heures » et à qui il dédie son ouvrage. En 1526 il lui recommande le peintre Holbein qui l’avait portraituré (fig.1). Il se lie aussi avec l’évêque John Fischer, Thomas Cranmer, William Warham et Henry VIII. Sensible à la question de la Réforme, il écoute les avis des catholiques comme des protestants en discutant avec les uns et les autres. En esprit libre et indépendant, il joue sur l’ambiguïté en rendant son opinion insaisissable. D’une part, il se méfie du protestantisme instauré progressivement par Luther, en lui reprochant de remplacer une orthodoxie par une autre orthodoxie. D’autre part, il critique l’Église catholique avec une liberté effrontée parce qu’Érasme est adonné au bon sens avant tout autre précepte : l’Éloge de la folie le montre de façon coruscante. Si le livre est fort mal reçu par les théologiens et le clergé, le pape Léon X en aurait rit et dit fort à propos: « Notre Érasme aussi a son grain de folie ». Tout est question de ce que nous nommons vulgairement aujourd’hui « premier et second degré ».
Érasme reconnaît avec sincérité son objectif: « J’ai cherché plutôt à faire rire qu’à mordre » mais il prévoit aussi que cet ouvrage ne plaira pas aux tristes prélats, comme il le dit dans sa préface où il anticipe les critiques qui pleuvront: « Comme il n’y a rien de plus puéril que de traiter puérilement les choses graves, il n’y a rien de plus ridicule que de traiter sérieusement des plaisanteries. Il n’appartient qu’au public de juger mon ouvrage ; cependant, si l’amour-propre ne m’aveugle, je n’étais pas tout à fait fou en faisant l’Éloge de la Folie. » En vérité, il faut comprendre à quel point l’auteur est imprégné des auteurs grecs et latins. Sa satire se veut un exercice facétieux inspiré par Ovide, Lucien, Virgile, et autres auteurs antiques qui s’étaient illustrés dans ce genre littéraire [1].
C’est la Folie qui parle !
« Moi qui vous parle, la Folie, j’ai plus d’un détracteur ici-bas, même parmi les plus fous. »
« C’est la Folie qui parle » comme le précise Érasme en exergue avec un humour tout humaniste. Tout l’ouvrage se présente sous forme d’un long monologue déclamé (Stultitiae laus) où la Folie personnifiée s’adresse au lecteur en lui vantant ses bienfaits et son utilité, tout en dénigrant dieux et humains. Il s’agit d’une satire de l’humanité mais aussi de la société de l’époque. Le discours direct la rend familière. Elle se dresse comme une allégorie espiègle et impertinente: «Je porte ma personnalité écrite en toutes lettres sur mon front. Si quelqu’un s’avisait de me prendre pour Minerve ou la Sagesse, mon seul aspect le détromperait bien vite, sans même qu’il me fût nécessaire de faire usage de la parole, ce miroir si menteur des mouvements de l’âme. Pas de fard sur ma figure, elle ne dit rien qui ne soit dans mon coeur. Partout et toujours on me trouve identique à moi-même ; personne ne parvient à me dissimuler, pas même ceux qui mettent toute leur ambition à passer pour des sages. »
Non sans une certaine misogynie, appelée à être re-contextualisée dans la pensée d’alors, Érasme souligne le féminin de la Folie (symbole de passion) par opposition à l’homme (symbole de raison)[2]. La Folie se dit fille de Plutus, née dans les Iles fortunées, nourrie au sein de deux nymphes l’Ivresse, fille de Bacchus et l’Ignorance, fille de Pan. Elle compte dans ses suivantes l’Amour-propre (Philautie), la Flatterie, l’Oubli, la Paresse, la Volupté, la Démence, la Bonne Chère. Deux dieux les accompagnent, Comus et Morphée. La Folie préside au banquet des dieux et montre sa puissance sur la terre comme au ciel en clamant sa supériorité sur Jupiter, Cupidon, Priape, Mercure, Vénus, Vulcain et tous ceux qui ont été touchés par la Folie, ou qui ont besoin de ses services pour en venir à leur fin. Sur terre, même la Nature « en mère prévoyante a pris soin que tout ici-bas fût assaisonné d’un grain de folie. »
Toute l’humaine condition passe entre les doigts de la Folie qui dénonce les ennuyeux, les ennemis du plaisir et la nécessité de son « grain de sel ». Vices et vertus sont soumis à ses lois: « En définitive, sans moi pas de société possible, par de rapports solides et agréables dans la vie ; sans moi, le sujet serait bientôt las de son prince, le valet de son maître, la servante de sa maîtresse, le disciple de son précepteur, l’ami de son ami, le mari de sa femme, l’hôte de son hôte, le camarade de son camarade. Il est donc nécessaire que tout cela se trompe, se flatte, use de complaisance ; en résume, qu’ils se frottent réciproquement du miel de la folie. » On rit, on jubile avec les comparaisons saugrenues choisies par Érasme, les effets burlesques, les figures de style, l’ironie maniée habilement, le comique de situation, le sens du ridicule et du grotesque.
Même si Érasme se moque de son travail qu’il qualifie de « pot-pourri », l’ouvrage se caractérise par sa structure logique qui respecte la progression rhétorique du discours. Grâce à la finesse pleine d’intelligence de l’écrivain, l’Éloge de la folie devient implicitement un «Éloge du bon sens» par l’emploi de l’ironie, de la litote, de la prolepse, des métaphores et comparaisons. Le rire aurait-il des vertus moralisatrices ou une fonction de « maïeutique » ? Érasme, docteur en théologie, n’était pas si fou en se risquant à faire l’éloge de la folie sur un ton caustique et moqueur. Il voyait plus loin que ses contemporains puisque nous le lisons encore aujourd’hui et que son humour cum grano salis reste universel. En témoigne sa conclusion, illustrée par Holbein (fig.4) : « Vous vous attendez à une conclusion, je le vois bien. Triples fous que vous êtes ! Croyez-vous donc que je me souviens d’un seul mot du pot-pourri que je viens de débiter ? – Les anciens disaient : « Je hais un convive qui a trop bonne mémoire. » Et moi, je vous dis : je hais un auditeur qui se souvient de tout. Adieu donc, applaudissez, vivez en joie, et buvez sec, illustres adeptes de la Folie ! »
Quelques citations
Érasme passe en revue toute la société civile et religieuse, en analysant aussi bien les ivrognes, les amoureux, les fainéants, les gloutons, les avares, les marchands, les courtisans, le pape, les cardinaux, les évêques, etc. que l’orgueil des nations (Anglais, Français, Ecossais, Romains, Parisiens, Juifs, Espagnols, Allemand). Il termine son opuscule par un commentaire de la Folie dans la Bible.
- Sur les vieillards
« Bref, je me montre si libérale que, bien loin de vouloir quitter la vie, lorsque la Parque arrive au bout de son fil et que la vie les quitte, presque tous invoquent, pour se rattacher à elle de toute leur énergie, les raisons mêmes qui devraient les engager à la quitter. Grâce à moi, on voit ces vieux Nestors, qui ont à peine encore forme humaine, bégayant, radotant, brèche-dents, blanchis ou chauves, et, pour emprunter le reste de ma description à Aristophane, sordides, cassés, ridés, glabres et impuissants ; grâce à moi, dis-je, on les voit encore prendre plaisir à la vie et vouloir paraître jeunes. L’un fait changer en ébène les neiges de son chef, l’autre cache son crâne pelé sous des cheveux d’emprunt. Celui-ci se garnit la bouche avec les dents d’autrui ; celui-là meurt d’amour pour une jouvencelle, et lui marque plus d’extravagance que n’importe quel jeune fils. Qu’un vieillard épouse sur le bord de la tombe une péronnelle sans sou ni maille, qui fera le bonheur des autres, c’est chose si commune de nos jours, qu’on s’en vante pour ainsi dire. »
- Sur les vieilles femmes
« Mais ce qui, à tout prendre, est bien plus divertissant, c’est de voir ces vieilles que leur longévité semble avoir retranchées depuis longtemps du nombre des humains, ces faces cadavériques qu’on dirait échappées des enfers, vanter sans cesse les douceurs de la vie ! Elles brûlent, et, lascives comme des chèvres, elles en arrivent à payer quelque nouveau Phaon qui apaise leurs ardeurs. Se plâtrer le visage, passer des journées entières devant leur miroir, et chercher à réparer les outrages que les années ont faits à leurs appas (sic) les plus secrets, c’est là toute leur vie. Elles n’épargnent rien pour réveiller la vigueur de leurs amants. Elles étalent complaisamment leurs antiques mamelles dans toute leur flaccidité, chevrottent de leur voix cassée quelque ballade à la mode, banquettent et dansent comme les jeunes filles, et, comme elles, envoient des poulets à leurs soupirants. Tout le monde se moque de ces vieilles amoureuses comme de folles insignes, et tout le monde a raison. Mais que leur importe, elles n’en nagent pas moins dans les plaisirs et s’enivrent à longs traits de l’ivresse que je leur verse. Que ceux qui leurs jettent la pierre me disent s’il ne vaut pas mieux jouir ainsi de sa folie que d’être sans cesse occupé à chercher une poutre où se pendre. »
- Sur les chasseurs
« Au rang de mes féaux, il faut mettre encore ces chasseurs intrépides, pour qui courir les fauves dans les bois est le plaisir suprême. Ils se pâment aux sons rauques du cor et aux aboiements de leur meute ; et je ne doute pas qu’ils ne flairent comme baume la fiente de leurs chiens. Quel bonheur de déchirer la proie ! Dépecer un taureau ou un mouton, c’est bon pour un manant ; mais un cerf, on ne saurait être trop bon gentilhomme pour l’éventrer. À genoux, la tête nue, le victimaire, armé d’un couteau réservé à cet usage (ce serait un sacrilège d’en employer un autre) démembre la bête, selon un cérémonial et des rites sacrés. Autour de lui, la foule silencieuse suit toujours avec le même intérêt, comme s’il était nouveau, ce spectacle auquel elle a assisté cent fois. Heureux qui peut goûter à pareille venaison, c’est pour lui un titre de noblesse ! Tant de courses et de ripailles finissent bien par faire de nos chasseurs des espèces de bêtes sauvages, mais à les en croire, cette existence n’en est pas moins la seule digne des rois. »
- Sur les bâtisseurs
« On peut ranger dans la même classe de fous ces bâtisseurs éternels qui passent leur vie à changer les carrés en ronds et les ronds en carrés ; ils édifient sans trêve ni cesse, si bien qu’un beau jour, ruinés de fond en comble, il ne leur reste ni gîte ni pain.- Qu’importe, au moins ils ont passé agréablement quelques bonnes années. »
- Sur les alchimistes
« Près d’eux se placent ces autres maniaques qui s’imaginent, au moyen des mystères de la science nouvelle, changer la nature des choses, et poursuivent par terre et par mer je ne sais quelle quintessence chimérique. J’ai nommé les alchimistes. L’espérance les allèche si bien que rien ne les rebute, ni travaux ni dépenses ; sans relâche, ils cherchent quelque invention qui les aide à se duper eux-mêmes, et cela dure jusqu’à ce que, leur fortune ayant fondu dans leurs creusets, ils n’ont plus même de quoi établir un seul fourneau. Leur désastre ne les empêche pas de nourrir de doux rêves : ils tournent alors toute leur énergie à encourager les autres à rechercher pareille félicité. Cette ressource vient-elle aussi à leur manquer, ils se consolent en disant avec le poète que, dans les grandes choses, il suffit d’avoir osé. Si mieux n’aiment encore s’en prendre à la brièveté de la vie, qui ne leur a pas permis de mener à bien une si grande affaire.»
- Sur les superstitieux
« Mais il en est d’autres qui sont incontestablement de mon bord. Ce sont ceux-là qui se délectent à écouter ou à raconter les miracles et prodiges les plus incroyables. Ils ne peuvent se rassasier de ces fables, pourvu qu’elles soient bien grossières, et qu’il y soit question de spectres, de lutins, de revenants, d’enfer et d’autres choses de la même farine. Plus elles s’éloignent de la vérité, plus elles sont acceptées facilement par nos gens ; plus elles leur chatouillent agréablement l’oreille. (…) Dans la même classe, on ne doit pas omettre et ces nigauds qui s’imaginent, follement peut-être, mais non sans agrément selon moi, qu’ils ne pourront périr dans le jour où ils ont entrevu quelque statue ou tableau de saint Christophe, ce Polyphème chrétien ; et ces soudards superstitieux, qui se croient invulnérables parce qu’ils ont salué sainte Barbe des paroles prescrites ; et encore ces naïfs qui, pour avoir à certains jours gratifié saint Érasme de petits cierges et de petites prières, espèrent que bientôt ils deviendront fort riches. »
- Sur les nobles
« Bien que le temps me presse, je ne puis cependant refuser une mention à ces autres fous qui, avec une âme de boue, se placent au-dessus des humains, grâce à quelques vain titre nobiliaire : à les en croire, ils descendent, qui d’Énée, qui de Bacchus, qui du roi Arthus. Chez eux, dans tous les coins, s’étalent les statues de leurs ancêtres. Sans cesse, ils ont à la bouche leur généalogie et les titres antiques de chacun. Quant à eux, plus stupides que les statues qu’ils exposent, ils n’en mènent pas moins dans leur gloriole une vie pleine de charmes, car il se trouve des gens assez fous pour révérer ces imbéciles à l’égal des dieux. »
- Sur ceux qui cultivent les beaux-arts
« Où il fait surtout bon observer l’amour-propre, c’est près de ceux qui cultivent les beaux-arts ; plutôt que de douter de leur génie, ils renonceraient volontiers à leur patrimoine. Chez eux tous, mais surtout chez les comédiens, les musiciens, les orateurs et les poètes, l’orgueil, la jactance et la morgue sont en raison directe de l’ignorance. Ce qui ne les empêche pas de trouver chaussure à leurs pieds, car il ne faut jamais l’oublier, une chose a d’autant plus d’admirateurs qu’elle est plus inepte ; par l’excellente raison que la majorité des hommes se compose de fous. Donc, si l’ignorance jouit du double privilège de plaire à chacun en particulier et d’attirer, en outre, l’admiration générale, à quoi bon viser au vrai savoir ; ce savoir qui coûte tant à acquérir, qui rend pédant et timide, et rencontre si peu d’appréciateurs ? »
- Sur les poètes
« Les poètes sont peut-être moins mes obligés, bien qu’ils relèvent jusqu’à un certain point de moi. Enfants de la liberté, comme dit un vieil adage, toute leur affaire est d’amuser les oreilles des fous avec de pures bagatelles et des contes en l’air. Il ne leur en faut pas davantage, non-seulement pour se croire des droits à l’immortalité, mais même pour la promettre aux héros de leurs chants. L’amour-propre et la flatterie ont fort à faire avec eux, et personne ne me rend de ce côté un culte plus vrai et plus constant. »
- Sur les philosophes
« Regardez ces visages blafards, ils ont pâli sur la philosophie, au milieu d’études profondes et ardues ; tout jeunes encore, ils sont déjà vieux ; le travail, une tension incessante du cerveau, a desséché chez eux la sève de la vie. »
- Sur les rhéteurs
« Les rhéteurs ont raison de compter sur la folie comme moyen oratoire. Souvent, ce que nul argument, n’aurait pu ébranler se trouve renversé par un éclat de rire excité à propos ; et l’art de faire rire est bien à moi, personne ne peut le contester. »
- Sur les écrivains
« Ils sont bien encore de la même farine, ces écrivassiers qui comptent arriver à l’immortalité en faisant des livres. Tous sont mes justiciables, et particulièrement ceux qui n’écrivent que des sottises. »
- Sur les savants
« Quant à ces savants qui ne destinent leurs ouvrages qu’à un petit nombre d’érudits et redoutent l’œil perçant de la critique, je les trouve beaucoup plus à plaindre qu’à admirer. Leur vie n’est qu’une longue torture ; toujours ajouter, changer, retrancher, remettre, forger et reforger, travailler dix ans une oeuvre pour n’en n’être pas satisfait, est-ce vivre ? Et qu’obtiennent-ils en retour ? L’approbation de deux ou trois connaisseurs ? Ils le paient bien cher au prix de leur sommeil, ce baume de la vie ; au prix de labeurs et de tourments infinis. Ils la paient bien cher car ces labeurs délabrent leur santé, flétrissent leur visage, affaiblissent la vue quand ils ne la détruisent pas. Ce ne serait rien encore si l’envie ne les poursuivait, si les privations et la misère ne les accablaient, amenant après elles une vieillesse prématurée et bientôt la mort. Et tout cela en définitive, pourquoi, s’il vous plaît ? pour être lu par deux ou trois chassieux ! »
- Sur les grammairiens
« Je parlerai d’abord des pédants qui enseignent la grammaire. De tous les hommes, ce serait sans contredit la classe la plus chétive, la plus à plaindre, la plus disgraciée des dieux, si je ne venais mitiger les misères de leur triste profession par des accès d’une agréable folie. (…) Toujours affamés, toujours dans la poussière de leurs écoles, que dis-je, de leurs prisons ou mieux encore de leurs étables, ces pauvres sires vieillissant avant l’âge, au milieu d’un troupeau d’enfants, assourdis par leurs cris et asphyxiés par leurs exhalaisons. Ce qui ne les empêche pas, grâce à moi, de s’estimer les premiers des hommes. (…) Involontairement on pense à l’âne revêtu de le peau du lion. »
- Sur les jurisconsultes
« Parmi les savants, les jurisconsultes prétendent tenir le haut bout, et nuls au monde ne s’en font plus libéralement accroître. Vrais Sysiphes, qui roulent sans relâche leur rocher, ils torturent quelques milliers de lois sans s’inquiéter si elles ont quelque rapport avec leur affaire, et à grands renforts de gloses et de citations, ils parviennent à prouver au vulgaire que rien n’est plus difficile que leur science. Pour eux, ils en mesurent le mérite au mal qu’elle leur donne. »
- Sur les procéduriers
« Combien n’en voyons-nous pas se lancer dans des procès qui doivent s’éterniser et batailler de ci et de là tout le long de leur route, sans autres résultats que d’enrichir un juge trop ami des remises et un avocat qui les gruge. »
- Sur les ambitieux et sur les indolents
« L’ambitieux se donne du mal pour arriver aux honneurs ; tandis que l’indolent s’ébaudit au coin de son feu. »
- Sur les pèlerins
« Puis, c’est l’amour de la nouveauté, les grandes entreprises ; par exemple ces dévots personnages qui quittent femmes et enfants pour aller à Jérusalem, à Rome ou à Saint-Jacques, où ils n’ont que faire. »
- Sur les théologiens
« Nous ferions peut-être bien de passer sous silence les théologiens ; il est imprudent de remuer ce ruisseau et de manier cette plante fétide. C’est une race irritable et qui n’entend pas raillerie. Il est à craindre qu’elle ne nous accable de mille conclusions, et qu’elle ne nous amène à chanter palinodie sous peine d’être taxés d’hérésie ; car ce n’est rien moins que la foudre que ces aimables gens lancent contre ceux qui ne les admirent pas. De tous les mortels, aucuns ne ressentent plus vivement mes bienfaits, et je n’en connais pas cependant qui consentent moins à l’avouer.(…) Selon moi, les chrétiens feraient bien, au lieu de ces lourds bataillons qui, dans les dernières croisades, n’ont pas fait merveilles, d’envoyer, contre les Turcs et les Sarrasins, les Scottistes bavards, les Ockamistes opiniâtres, les Albertistes indomptables, avec tout le reste de la milice sophistique. Le combat serait curieux et la victoire bien extraordinaire. Quel soldat pourrait regimber contre l’éperon de tels généraux ? Quel aiguillon pour réveiller les plus engourdis ! Quels ennemis auraient d’assez bons yeux pour y voir au milieu des ténèbres épaisses qu’ils répandraient autour d’eux ? »
- Sur les médecins
« Vous n’êtes pas sans avoir vu deux mulets se gratter réciproquement. Que de complaisance dans cette simple action ! Semblable réciprocité fait merveille entre honorables orateurs. La médecine, mais surtout la poésie, se prêtent divinement à cette pratique, qui contribue plus que tout autre à répandre quelque piquant et quelque douceur sur la vie. »
©Gabrielle de Lassus Saint-Geniès, le 10 juillet 2016
Note : toutes les citations sont issues de l’Éloge de la Folie, traduction par G. Lejeal Paris, Libraire de la Bibliothèque nationale, 1902.
[1] « Contre elle, je le prévois, la critique ira jusqu’à la calomnie. On criera que de pareilles plaisanteries sont indignes de ma gravité théologique, et que la charité chrétienne ne doit pas mordre ainsi. On ne manquera pas de dire que je me suis essayé à faire revivre la manière de Lucien et les licences de la comédie antique ; bref, que je prends plaisir à déchirer tout le monde à belles dents. Je prie cependant ceux que la légèreté de mon œuvre pourrait offenser de se rappeler que je ne fais que suivre l’exemple de beaucoup d’auteurs anciens qui ont donné les modèles du genre. Combien y-a-t-il de siècles qu’Homère a chanté le combat des rats et des grenouilles ; Virgile le moucheron et je ne sais quels mets bizarre de la cuisine romaine ; et Ovide l’excellence du noyer, etc. »
[2] « Cependant, comme l’homme était destiné aux affaires, il était nécessaire qu’il eût au moins une once de raison pour s’en tirer à peu près ; le Créateur, bien embarrassé, prit mon avis, selon sa coutume ; le conseil que je lui donnai pour parer aux dangers de cet excédant de raison fut digne de moi : c’était de donner une femme à l’homme ! La femme est, il faut l’avouer, un animal inepte et fou, mais au demeurant plaisant et gracieux ; de sorte que sa société tempère et adoucit dans l’intimité ce que le génie de l’homme a forcément de triste. Platon, en mettant en doute dans quelle classe il devait ranger la femme, des animaux raisonnables ou des autres, n’a voulu faire autre chose qu’indiquer par là l’insigne folie du sexe. Si, par hasard, une femme voulait poser pour la sagesse, elle ne parviendrait certainement qu’à mettre sa folie plus en relief ; c’est comme si elle envoyait un bœuf aux courses du cirque. En général, on ne fait que rendre plus saillant un vice lorsqu’on cherche à lui donner les apparences de la vertu et qu’on change son naturel. Le singe est toujours singe, a dit avec justesse le proverbe grec, même sous la pourpre. La femme est toujours femme, c’est-à-dire folle, quelque masque qu’elle prenne d’ailleurs. »