La « pitié cruelle » d’Alceste de Glück (1776)

Dans son Alceste, le compositeur allemand Christoph Willibald Glück (1714-1787) crée un des dialogues les plus sublimes de l’opéra du XVIIIe siècle. La superbe Ouverture de l’opéra trace d’abord les grands thèmes que l’on retrouve concentrés de manière paroxystique dans la partition du Duo d’Alceste et d’Admète (Acte II, scène III). L’extrait est interprété par Paul Groves (Admète), Anne Sofie von Otter (Alceste) et le Monteverdi Choir dirigé par John Eliot Gardiner au Châtelet en octobre 1999.

La première version de la tragédie lyrique est créée à Vienne en 1767 sur un livret de Ranieri de Calzabigi. Elle comporte trois actes, comme la version française remaniée avec l’ajout d’un ballet final, dans une traduction adaptée par le librettiste François-Luis Gand Le Blanc du Roullet (1716-1786). L’oeuvre est présentée en 1776 à Paris, à l’Académie royale de musique. Son succès est, semble-t-il, mitigé, mais plus de deux cent ans après, la beauté de cette composition frappe l’esprit tant par la qualité de ses accents mélodiques que son intensité dramatique.

Charles Antoine Coypel, Hercule ramène Alceste des enfers à son époux Admète, 3e quart 18e siècle, Musée de Grenoble

Charles Antoine Coypel, Hercule ramène Alceste des enfers à son époux Admète, 3e quart 18e siècle, ©Musée de Grenoble

Argument

Le roi Admète (« Admette » dans le livret original) est le fidèle époux de la douce Alceste. Noble père de famille et gouverneur juste de son peuple, il est condamné à une maladie mortelle par les dieux à moins que quelqu’un ne se sacrifie en offrant sa vie en échange. Terrible dilemme qui bouleverse son royaume. La courageuse Alceste fait le voeu de mourir à sa place et se prépare à affronter le Styx (Divinités du Styx, célèbre air rendu célèbre par Maria Callas). Tout le monde ignore son sort tandis que chacun se réjouit d’apprendre la guérison subite du roi. Dans la liesse générale, seule Alceste demeure morose. Son époux s’inquiète : elle lui avoue tout. Le duo est poignant. Toutes les gammes de l’amour et de la passion y sont condensées, de la colère à la tristesse, de la déception à la pitié, de la supplique à l’incompréhension. On passe du pianissimo au fortissimo (voir sur la partition les successions de « FPPFP »), avec des vagues frémissantes, des silences, des battements de coeurs suffoqués et suffoquant. La  langue française s’adapte à l’intrigue qu’elle épouse en unissant les mesures musicales de Glück à sa réthorique vertueuse. L’art de la litote défend avec force un amour conjugal puissant, exclusif et inconditionnel que l’on retrouve dans le tableau contemporain de Jean-François Pierre Peyron, La mort d’Alceste ou l’héroïsme de l’amour conjugal (Louvre, 4e quart du XVIIIe siècle). Finalement Apollon, ému par la détresse du couple, empêchera l’Enfer de triompher de l’Amour, par l’entremise d’Hercule. L’oeuvre qui se termine en évitant la tragédie, reste néanmoins marquée par une mélancolie subtile, celle de l’amour mis à l’épreuve, comme en témoigne l’oxymore « pitié cruelle » qui jalonne le livret.

Acte II, scène 3 

Admète

Tu m’aimes, je t’adore…
et tu remplis mon coeur
des plus vives alarmes.

Alceste

Ah, cher époux, pardonne
à ma douleur.
Je n’ai pu te cacher mes pleurs.

Admète

Et qui les fait couler ?

Alceste

On t’a dit à quel prix les Dieux
ont consenti de calmer leur colère…
et t’ont rendu des jours
si tendrement chéris.

Admète

Connais-tu cet ami,
victime volontaire ?

Alceste

Il n’aurait pu survivre à ton trépas.

Admète

Nomme-moi ce héros.

Alceste

Ne m’interroge pas.

Admète

Réponds-moi !

Alceste

Je ne puis.

Admète

Tu ne peux ?

Alceste

Quel martyre !

Admète

Explique-toi !

Alceste

Tout mon coeur se déchire.

Admète

Alceste !

Alceste

Je frémis.

Admète

Alceste, au nom des Dieux, au nom
de cet amour si tendre, si fidèle…
qui fait tout mon bonheur,
qui comble tous mes voeux…
romps ce silence odieux,
dissipe ma frayeur mortelle !

Alceste

Mon cher Admète, hélas !

Admète

Tu me glaces d’effroi !
Quel est celui dont la pitié cruelle
l’entraîne à s’immoler pour moi ?

Alceste

Peux-tu le demander ?

Admète

O silence funeste !
Parle enfin, je l’exige !

Alceste

Quelle autre qu’Alceste…
devait mourir pour toi ?

Chœur

O Dieux !

Admète

Toi ? Ciel ! Alceste !

Chœur

O malheureux Admète,
que poursuit le sort en courroux !
Généreux effort d’une vertu parfaite.
Alceste meurt pour son époux.

Admète

O coup affreux !

Alceste

Admète !

Admète

Ah, laisse-moi, cruelle !
Laisse-moi !

Alceste

Cher époux !

Admète

Non, laisse-moi mourir !
Laisse-moi succomber
à ma douleur mortelle…
à des tourments
que je ne puis souffrir.

Alceste

Calme cette douleur…
ce désespoir extrême.
Vis! Conserve des jours
si chers à mon amour.

Admète

Tu veux mourir ?
Tu veux me quitter sans retour ?
Et tu veux que je vive ?
Et tu dis que tu m’aimes ?
Qui t’a donné le droit
de disposer de toi ?
Les serments de l’Amour
et ceux de l’Hymen…
ne te tiennent-ils pas
à mes lois enchaînée ?
Tes jours, tous tes moments
ne sont-ils pas à moi ?
Peux-tu me les ravir
sans être criminelle ?
Peux-tu vouloir mourir, sans trahir
tes serments, ton époux et ta foi ?
Et les Dieux souffriraient
cet affreux sacrifice ?

Alceste

Ils ont été sensibles à mes pleurs.

Admète

D’un amour insensé leur caprice
approuverait-il les fureurs ?
Non, je cours réclamer
la suprême justice.
Ils tourneront sur moi leurs coups !
Ils reprendront
leur première victime…
ou ma main, avec un transport légitime,
satisfera doublement leur courroux.

Alceste

Arrête, ô ciel !
Ah, cher époux !

Admète

Barbare!
Non, sans toi,
je ne puis vivre.
Tu le sais,
tu n’en doutes pas.
Je ne puis vivre.
Tu le sais
Tu n’en doutes pas !
Je ne puis vivre.
Tu le sais
Tu n’en doutes pas !
Et pour sauver mes jours,
ta tendresse me livre…
à des maux plus cruels cent fois
que le trépas.
Et pour sauver mes jours,
ta tendresse me livre…
à des maux plus cruels cent fois
que le trépas.

Barbare, tu le sais !
Barbare, tu le sais !
ta tendresse me livre…
à des maux plus cruels cent fois
que le trépas.

La mort est le seul bien
qui me reste à prétendre.
Elle est mon seul recours
dans mes tourments affreux…
et l’unique faveur que j’ose
encore attendre…
de l’équité des Dieux.

Alceste

Ah, cher époux…

Admète

Je ne puis vivre tu le sais
Tu n’en doutes pas.

Frontispice de l'Alceste de Glück (version française), 1776

Frontispice de l’Alceste de Glück (version française), 1776