« Même aujourd’hui, après des années, je n’arrive pas à fixer la limite où a fini ma maladresse et où a commencé ma faute. Il est probable que je ne le saurai jamais. »
On prend toujours le même plaisir à lire un Stéphane Zweig (1881-1942). C’est un des rares écrivains dont la qualité d’écriture et le génie de l’invention ne se refroidissent pas d’un ouvrage à un autre. La pitié dangereuse (Ungeduld des herzens), publié en 1939, est le seul roman achevé de l’écrivain autrichien plus connu pour ses nouvelles et ses biographies. Il traite d’un thème bien particulier, celui de la pitié, à travers le récit d’un personnage innocent qui va être entraîné malgré lui à commettre des erreurs, en péchant par de bonnes intentions. Zweig décrit tout au long de son ouvrage, haletant il faut le dire, le mécanisme fatal et l’engrenage subtil qui conduisent le héros à basculer d’une vie banale à une existence tourmentée à cause d’une maladresse anodine.
Le pouvoir de la pitié
Le récit est écrit par le vieux soldat autrichien Anton Hofmiller qui raconte ses souvenirs. Il est jeune lieutenant de vingt-cinq ans au moment des faits. En novembre 1913, sa garnison s’installe dans une petite ville bourgeoise de la frontière hongroise. La vie s’écoule avec monotonie pour le soldat entre les exercices militaires, les entraînements, les rendez-vous au mess, les repas à la caserne, les sorties, les jeux de cartes ou d’échecs. La simplicité répétitive du quotidien témoigne de l’ennui du jeune homme, prélude du bouleversement de la situation initiale : « On connaît tous les visages, uniformes, chevaux, cochers, mendiants de la région, on se connaît soi-même jusqu’à satiété ». En mai 1914, l’entrée d’une jolie jeune femme dans une pâtisserie le distrait subitement. Il s’agit d’Ilona, la nièce de M. de Kekesfalva, l’homme le plus riche de la contrée.
Par un concours de circonstance, il est invité la semaine suivante dans son magnifique château, mais un contretemps stupide le met en retard. Pour Zweig, il s’agit clairement d’une prémonition : « On devrait être superstitieux et prêter une plus grande attention aux petits signes que nous fait le destin ». Lors du somptueux dîner, il retrouve la charmante Ilona à ses côtés. Il fait à peine attention à la fille du maître des lieux, Edith, pâle et maladive. A l’heure des valses, il est exalté par le beau spectacle qu’il voit, et ravi danse avec de nombreuses femmes. Soudain, Hofmiller réalise qu’il a oublié d’inviter la fille de Kekesfalva, Il s’empresse d’aller la chercher dans un salon adjacent et commet l’erreur d’inviter cette jeune fille qui se révèle paralytique. Hofmiller se confond en excuses et quitte précipitamment les lieux. Le lendemain, rongé par la honte et le remord, il fait parvenir un bouquet de fleurs pour se faire pardonner. La jeune Edith lui répond aussitôt et l’invite à lui rendre visite. C’est alors que commence ce que Zweig nomme « le grand empoisonnement par la pitié ». Après plusieurs invitations à dîner et de belles soirées, il devient rapidement un habitué des lieux. Il parvient à faire rire la malade, à gagner l’amitié d’Ilona et la reconnaissance du père. Il découvre le pouvoir que sa présence apporte dans le château, tout en le faisant sortir de sa médiocre existence : « Ce regard de la colère de la jeune fille dans lequel j’ai lu une souffrance d’une intensité dont je n’avais jusqu’alors aucune notion avait fait éclater quelque chose en mon être, et une chaleur m’avait envahi, provoquant cette fièvre mystérieuse, qui m’était aussi incompréhensible que l’est au malade sa maladie. Je me rendais seulement compte que j’étais sorti du cercle solide où j’avais mené jusqu’alors une vie calme et tranquille et que je pénétrais dans une zone nouvelle, passionnante et inquiétante à la fois, comme tout ce qui est nouveau. (…) Je me rendis compte mieux que jamais du pouvoir mystérieux que je possédais avec ma seule pitié ».
L’engrenage de la pitié
Au fur et à mesure que s’installe une complicité entre les uns et les autres, le filet se resserre autour d’Hofmiller. Les jeunes filles l’attendent tous les jours, puis lui offrent des cadeaux, tandis que le père se réjouit de voir sa fille malade retrouver goût à la vie. Zweig décrit les hésitations et les atermoiements du soldat qui ne sait s’il doit les accepter ou les refuser. Voilà l’engrenage terrible de l’apitoiement qui rend faible et vulnérable l’être qui s’y soumet : à chaque fois qu’Hofmiller prend la décision de prendre ses distances, à chaque fois la pitié le rattrape et il revient, ému par la solitude de la jeune fille et les suppliques de son vieux père.
Hofmiller trouve en Condor, le médecin viennois d’Edith, un soutien et un confident. Ce dernier lui raconte l’ascension sociale et financière de Kekesfalva à travers la plume d’un Zweig dont on savoure les talents de narrateur et de romancier. On comprend peu à peu qu’il brode son intrigue autour de la description d’un « cas de conscience » en décrivant avec finesse la psychologie de son personnage principal qui se questionne progressivement. Les fameuses « vagues de compassion » le submergent en lui ôtant tout force et toute volonté dès qu’il cherche à se libérer de l’emprise du sentiment de pitié dont il ne parvient pas à se défaire. Quant à Edith, il s’agit d’une malade paralytique des jambes mais aussi paralytique de l’âme : gâtée et frustrée, elle est en proie à des crises proches de l’hystérie et refuse qu’on la visite par pitié. Les deux cas s’affrontent : celui qui a une pitié extrême et celle qui refuse l’extrême pitié. Le sommeil, le rêve, l’extase, les cauchemars jalonnent le récit en même temps que les visites du médecin Condor. Il y aurait beaucoup à dire sur l’introspection quasi-psychanalytique du narrateur et sur l’étude du « cas Edith ».
Les mois passent, la complicité augmente entre Hofmiller et les habitants du château. Après diverses péripéties, ému de pitié, il promet à Edith qu’elle devrait guérir en quelques mois grâce un nouveau traitement, bien qu’il n’en soit rien. Zweig montre admirablement bien comment un homme d’honneur est capable, esclave d’une pitié gigantesque, de mentir pour ne pas détruire les illusions d’une jeune malade. Le médecin Condor seul a la lucidité de le mettre en garde sur ce sentiment que le malheureux Hofmiller, livré à lui-même, éprouve sans aucun discernement : « C’est un sentiment à deux tranchants que la pitié. Celui qui ne sait pas s’en servir doit y renoncer. Ce n’est qu’au début que la pitié -comme la morphine- est un bienfait pour le malade, un remède, un calmant, mais elle devient un poison mortel quand on ne sait pas la doser ou y mettre un frein. Les premières injections font du bien, elles calment, arrêtent la douleur. Malheureusement l’âme comme le corps humain possède une faculté d’adaptation extraordinaire. De même que les nerfs réclament une quantité de morphine de plus en plus grande, de même l’âme a besoin de plus en plus de pitié et finalement elle en veut plus qu’on ne peut lui en donner. Le moment vient inévitablement où il faut dire « non » et ne pas se soucier si celui à qui on le dit vous hait plus pour ce « non » que si vous aviez toujours refusé de l’assister. Oui, mon cher lieutenant, il faut savoir dominer sa pitié, sinon elle cause plus de dégât que la pire indifférence. Cela, nous le savons, nous autres médecins, et les juges aussi le savent, et les huissiers et les prêteurs. S’ils cédaient tous à la pitié plus rien ne marcherait. C’est une chose dangereuse que la pitié, terriblement dangereuse ! Vous voyez vous-mêmes le mal qu’a causé votre faiblesse ».
La pitié tragique
Hélas, le vin est tiré, il faut le boire ! Hofmiller n’avait pas réalisé à quel point l’araignée-pitié avait noué sa toile autour de lui et malgré lui. Au cours d’une insomnie, il se prend à relire des pages des contes des Mille et une Nuits. Il est frappé par l’analogie du conte d’un jeune homme qui, ému de pitié par un vieillard allongé sur le bord du chemin, le porte sur son dos. A cet instant le vieil homme se transforme en un djinn infernal qui le chevauche et ne le quitte plus, en transformant sa vie en enfer.
Dans ce roman, l’auteur est artisan de son malheur, mais aussi victime de la pitié des autres protagonistes : le père refuse de dire la vérité à sa fille par pitié, Ilona refuse de dire à Edith qu’Hofmiller ne l’aime pas. La pitié des uns et des autres devient une couverture de lâcheté qui cache et ajourne le face à face avec la vérité. Car l’infirme est tombée amoureuse d’Anton. Tyrannique et possessive, elle lui avoue ses sentiments. Il recule épouvanté, se heurtant soudain au terrible infini qui hante la personne qui aime : « La personne qui aime a une clairvoyance extraordinaire des sentiments de la personne aimée et comme l’amour, en vertu de sa nature, exige toujours l’infini, tout ce qui est mesure, modération,lui répugne instinctivement ». Hofmiller découvre avec effroi l’impossibilité de cette amitié féminine et des « zones de sentiments inconnus » qui habitent la malade : « Car en dépit des efforts les plus adroits entre un homme sain et une malade, entre un être libre et un prisonnier, les relations ne peuvent à la longue rester neutres. Le malheur rend susceptible et la souffrance injuste ».
Un dénouement pitoyable
La rencontre d’Edith a déréglé la vie du jeune soldat. Tourmenté par ses scrupules, il commet une faute de commandement lors d’un exercice militaire, puis il accepte malgré lui de se fiancer à la malade. On assiste en direct aux oscillations de la conscience provoquée par les questionnements d’un être partagé. Est-ce une faute d’agir par pitié ? Hofmiller apparaît tantôt fort et volontaire, tantôt faible et rattrapé par ses scrupules. Zweig propose alors une description remarquable de la pitié véritable, idée qui est le pivot de son oeuvre : « Il y a deux sortes de pitié. L’une, molle et sentimentale, qui n’est en réalité que l’impatience du cœur de se débarrasser le plus vite de la pénible émotion qui vous étreint devant la souffrance d’autrui, qui n’est pas du tout la compassion, mais un mouvement instinctif de défense de l’homme contre la souffrance étrangère. Et l’autre, la seule qui compte, la pitié non sentimentale mais créatrice, qui sait ce qu’elle veut et est décidé à persévérer jusqu’à l’extrême limite des forces humaines ».
Poursuivi par le spectre d’une familiarité subie par pitié et à la perspective d’un mariage absurde, la rencontre providentielle d’un ancien militaire du nom de Balinkay et l’aide de son chef vont lui permettre de quitter les lieux. Jamais il n’a autant aspiré à la liberté. Il n’a pour autre solution que la fuite face à cette femme possessive. L’issue sera tragique pour Edith qui ne se remettra pas du départ précipité de son fiancé. Le médecin Condor le lui avait pourtant prédit : « C’est vous charger d’une lourde, d’une très lourde responsabilité que de rendre quelqu’un fou avec votre pitié ! Un homme doit bien réfléchir avant de se mêler d’une affaire comme celle-ci et savoir jusqu’où il est décidé à aller. Il ne faut pas jouer avec les sentiments d’autrui. (…) Ce qui importe pourtant ce n’est pas si l’on agit durement ou avec douceur, mais uniquement le résultat qu’on obtient en fin de compte ».
Le récit se termine sur l’amertume qui hante encore le vieux Hofmiller, de nombreuses années après. La guerre est passée, le temps aussi, sans pouvoir effacer jamais cette histoire où l’homme en proie à la pitié est devenu malgré lui un irresponsable responsable : « Mais depuis ce moment je sais qu’aucune faute n’est oubliée tant que la conscience s’en souvient ».
Sobre et poignant.
G.L.S.G., le 21 janvier 2015