Un tableau insolite
En 1885, le peintre anglais John William Waterhouse expose à la Royal Academy une oeuvre monumentale, surprenante et inhabituelle intitulée Sainte Eulalie (fig.1). Elle traite d’un sujet inconnu et rare, celui de la jeune vierge martyre, Eulalie de Mérida, qui mourut à l’âge de douze ans, à l’époque des persécutions de Dioclétien durant les IIIe et IVe siècle. La Séquence (ou Cantilène) de Sainte Eulalie avait été redécouverte récemment en France, dans un manuscrit de la Bibliothèque de Valenciennes, par Hoffmann von Fallersleben en 1837 (fig.2). C’est l’un des premiers textes connus en langue d’oïl, constitué de 29 vers en décasyllabes. Inspiré par le Peri stephanon du poète latin chrétien Prudence (Aurelius Prudentius Clemens, dit Prudence, né en 348 et mort vers 405/410), cette transcription serait probablement datée du IXe siècle [1]. La mélodie en demeure malheureusement inconnue. Le peintre Waterhouse a sans doute plus probablement été inspiré par la lecture du texte de la fête du 10 décembre, consacré à Sainte Eulalie, dans le célèbre ouvrage Lives of the Saints du Révérend Alban Butler (1711-1773), réédité en 1866 [2]. À cette époque, les diverses hagiographies réinterprètent l’hymne du poète Prudence en célébrant la jeune martyre condamnée à être torturée puis brûlée vive pour avoir refusé de renier sa foi, tout en déployant autour de cette figure une geste romantique.
Par exemple, en 1865, Hubert Lebon publie en France un ouvrage destinée à la jeunesse Vie de Sainte Eulalie, Vierge et Martyre, IVe siècle (Bibliothèque des Enfants Pieux, fig.3), qui raconte dans un style moralisateur propre au dix-neuvième siècle les qualités de la jeune Eulalie donnée en exemple aux enfants, aux côtés de son amie sainte Julie [3]. Julie et Eulalie affrontent le gouverneur Calpurnius (ou Maximien) à l’époque des édits de Dioclétien ordonnant à tous les chrétiens de sacrifier aux dieux de l’empire. Face à une Eulalie qui refuse d’apostasier, deux bourreaux déchirent son corps avec des fouets garnis de plomb, puis ils appliquent des tisons ardents sur sa poitrine et son torse, et versent de l’huile sur ses blessures. En vain ! La jeune chrétienne demeure inébranlable. Enfin, dit le récit : « Les bourreaux, voyant que rien ne pouvait affaiblir sa constance, se décidèrent à la brûler vive. Ils allumèrent un grand feu autour d’elle. Ses cheveux, qui étaient épars sur ses épaules, furent bientôt atteints par la flamme, et elle en fut étouffée. » [4]
La version d’Alban Butler spécifie que lorsque la jeune martyre expire, une colombe sort de sa bouche pour s’envoler, tandis que la neige se met à tomber miraculeusement pour couvrir son corps nu. Conformément au récit traditionnel, Waterhouse a donc peint une fine couche de neige, en choisissant précisément cet instant de la paix procurée par la mort dont la neige devient la métaphore. En exhibant le corps adolescent d’une jeune fille à peine formée, Waterhouse prenait le risque d’offrir une enfant innocente au voyeurisme inavoué du public victorien, mais ce serait commettre une erreur que de considérer Waterhouse comme un artiste aimant le scandale. C’est un académique qui préfère intellectualiser son oeuvre. S’il choisit un thème si abrupt, c’est afin de retranscrire picturalement la Séquence de Prudence, à travers un hommage à la beauté morale de la sainte, supérieure à sa beauté physique, en faisant basculer le spectateur du domaine charnel au domaine spirituel : « Elle avait un beau corps mais une âme plus belle encore ». Il s’agit d’un hommage à la pudeur sauvée par un sacrifice héroïque. D’ailleurs, il n’y a curieusement aucune trace de sang ni de blessure dans ce tableau non complaisant où le corps souffrant de la sainte, pourtant bien malmené, semble déjà transfiguré dans le silence nival.
Une oeuvre achetée par Sir Henry Tate
Si le thème étonne et déplaît à une partie des spectateurs anglais, il en séduit d’autres comme Sir Henry Tate qui l’achète rapidement. Waterhouse s’était distingué en adoptant à la fois un traitement classique et audacieux. Le cadrage en raccourci du corps allongé par terre dérange et oblige le spectateur à se pencher au-dessus de la figure isolée, ceci ayant pour effet de renforcer le sentiment d’injustice de la scène et de créer une tension plus dramatique. Le procédé était connu : il est déjà utilisé de façon inversée par Andrea Mantegna dans son célèbre tableau du Christ Mort (v.1466, Pinacothèque de Brera, Milan). D’autre part, Waterhouse décale les jambes de la jeune morte en oblique, afin d’exprimer l’abandon récent du cadavre en forme de croix que veillent des gardes sous la sinistre potence du supplice (fig.4).
La position du corps en biais existe de manière similaire dans La Mort de la Vierge de Caravage (1601-1605/06, Paris, musée du Louvre). L’émotion de l’Eulalie de Waterhouse devient soeur de celle de la Marie du Caravage : toutes les deux sont parentes dans la raideur de la mort, toutes les deux sont promises à la félicité du ciel. Le groupe des apôtres et le groupe des chrétiens persécutés s’unissent dans la même désolation. Dans l’un, Marie-Madeleine pleure, agenouillée au premier plan, dans l’autre c’est une femme anonyme à genoux (Robert Upstone compare cette dernière à une Madone [5]) qui se recueille dans l’axe de la perspective, sous l’oeil des soldats indifférents. Au loin, des spectateurs commencent à s’abriter en relevant leurs manteaux, l’un tenant une palme symbolisant la victoire du martyre. Un enfant montre le ciel où s’amoncellent des flocons lumineux qui se mêlent aux tons gris de la scène, de même que des colombes blanches sont représentées au milieu de pigeons gris. Waterhouse s’inspire du symbolisme marial de la colombe blanche aux ailes déployées, celle-ci étant placée au dessus du visage de la sainte, afin de célébrer le culte de l’innocence et l’envolée de l’âme. Les longs cheveux de la sainte reposent en torsades, comme un halo sur le pavé froid. La masse colorée qu’ils forment permet aussi de creuser le premier plan de la perspective en mettant en valeur les contours du visage exposé de la jeune martyre.
Le tableau de Sainte Eulalie de Waterhouse est témoin des préoccupations religieuses victoriennes. Il permet d’établir un lien avec le nouvel intérêt pour les sujets hagiographiques des premiers martyrs chrétiens et le thème de la persécution pour la foi, représentés maintes fois à l’exemple d’Une famille anglaise convertie sauvant un missionnaire de la persécution des druides de William Holman Hunt (fig.5). Ce phénomène résulte de la redécouverte du christianisme primitif et de la Tradition grâce à l’étude de la Patristique durant l’époque victorienne. En outre, ces thèmes sont aisément conciliables avec la mode pseudo-archéologique qui sévit alors, représentée par des peintres comme Alma-Tadema, Edward Poynter, Frederic Leighton, Ernest Slingeneyer (Un martyr chrétien sous le règne de Dioclétien) ou Edward Armitage (Un martyr chrétien).
Saint Sérapion et Sainte Eulalie
La plupart de ces tableaux semblent s’attarder davantage sur la transfiguration du martyre plutôt que sur la représentation de la cruauté barbare. Il y a peu de traces de sang, les blessures demeurent discrètes, comme si la force de l’âme surpassait victorieusement la haine des hommes. En osant faire un saut entre les siècles, on pense à bien des égards au magnifique Martyre de saint Sérapion de Fransisco de Zurbaran (fig.6), exposé à la National Gallery dans l’exposition-phare Sacred made Real à Londres en 2009. L’artiste peint cette oeuvre magistrale à l’âge de trente ans. Né vers 1179 en Grande-Bretagne, saint Sérapion participe aux croisades avec Richard Coeur de Lion avant de partir en Espagne combattre les Maures dans l’armée d’Alphonse VIII de Castille. Il y rencontre saint Pierre Nolasque et décide de rejoindre en 1222 l’ordre des mercédaires, ordre dans lequel les moines s’offrent en rançon pour libérer des prisonniers chrétiens. L’insigne est représenté sur son scapulaire. En 1240, il est capturé par des pirates et promis à un supplice particulièrement cruel : pieds et mains liés à deux mâts, il est démembré, éviscéré, puis on lui tranche le cou.
Zurbaran propose ici une image christique saisissante en parvenant le tour-de-force d’ancrer dans l’oeuvre toute la souffrance du martyre sans représenter ni aucune trace de sang, ni aucune blessure. Comme dans l’Eulalie de Waterhouse, le tableau qui devrait être peint dans la dominante des tons rouges de l’abomination se veut plus proche du monochrome blanc (probablement des pigments de blanc de plomb [7]), grâce à un éclairage zénithal qui creuse les plis et les replis de la tunique. Il prend le parti mystique et éloquent de choisir le contraste du ténébrisme et du luminisme plutôt que celui du chromatisme, pour décrire le paradoxe de l’ultime douleur habitée par l’ultime espérance du Beatus Serapius qui est inscrit en 1743 au martyrologe romain par le pape Benoît XIV.
Bien que peints dans deux époque éloignées, au sein de deux contextes autres, par deux talents bien différent, Eulalie et Séparion sont bien frères et soeurs dans le martyre grâce au génie méditatif de deux artistes inspirés.
Le thème d’Eulalie demeure relativement peu traité dans l’histoire des arts. Il inspire néanmoins récemment, en 2005, le compositeur Simon Holt pour Witness to a snow miracle, composé de plusieurs séquences, qui ne sont pas sans rappeler le tableau de Waterhouse :
1. Eulalia of Merida [violin solo]
2. the tearing, the burning
3. flames become birds
4. snowfall on ashes
5. witness
6. torments
7. halo
©Gabrielle de Lassus Saint-Geniès, le 14 juin 2014
[1] En voici la transcription :
Texte en roman | Adaptation française | |
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Buona pulcella fut Eulalia. | Bonne pucelle fut Eulalie. | |
Bel auret corps bellezour anima. | Beau avait le corps, belle l’âme. | |
Voldrent la ueintre li d[õ] inimi. | Voulurent la vaincre les ennemis de Dieu, | |
Voldrent la faire diaule seruir. | Voulurent la faire diable servir. | |
Elle nont eskoltet les mals conselliers. | Elle, n’écoute pas les mauvais conseillers : | |
Quelle d[õ] raneiet chi maent sus en ciel. | « Qu’elle renie Dieu qui demeure au ciel ! » | |
Ne por or ned argent ne paramenz. | Ni pour or, ni argent ni parure, | |
Por manatce regiel ne preiement. | Pour menace royale ni prière : | |
Niule cose non la pouret omq[ue] pleier. | Nulle chose ne la put jamais plier | |
La polle sempre n[on] amast lo d[õ] menestier. | À ce la fille toujours n’aimât le ministère de Dieu. | |
E por[ ]o fut p[re]sentede maximiien. | Et pour cela fut présentée à Maximien, | |
Chi rex eret a cels dis soure pagiens. | Qui était en ces jours roi sur les païens. | |
Il[ ]li enortet dont lei nonq[ue] chielt. | Il l’exhorte, ce dont ne lui chaut, | |
Qued elle fuiet lo nom xp[ist]iien. | À ce qu’elle fuie le nom de chrétien. | |
Ellent adunet lo suon element | Qu’elle réunit son élément [sa force], | |
Melz sostendreiet les empedementz. | Mieux soutiendrait les chaînes | |
Quelle p[er]desse sa uirginitet. | Qu’elle perdît sa virginité. | |
Por[ ]os suret morte a grand honestet. | Pour cela fut morte en grande honnêteté. | |
Enz enl fou la getterent com arde tost. | En le feu la jetèrent, pour que brûle tôt : | |
Elle colpes n[on] auret por[ ]o nos coist. | Elle, coulpe n’avait : pour cela ne cuit pas. | |
A[ ]czo nos uoldret concreidre li rex pagiens. | Mais cela ne voulut pas croire le roi païen. | |
Ad une spede li roueret tolir lo chief. | Avec une épée il ordonna lui ôter le chef : | |
La domnizelle celle kose n[on] contredist. | La demoiselle cette chose ne contredit pas, | |
Volt lo seule lazsier si ruouet krist. | Veut le siècle laisser, si l’ordonne Christ. | |
In figure de colomb uolat a ciel. | En figure de colombe, vole au ciel. | |
Tuit oram que por[ ]nos degnet preier. | Tous implorons que pour nous daigne prier, | |
Qued auuisset de nos Xr[istu]s mercit | Qu’ait de nous Christ merci | |
Post la mort & a[ ]lui nos laist uenir. | Après la mort, et qu’à lui nous laisse venir, | |
Par souue clementia. | Par sa clémence. |
[2] Rvd Alban Butler, The Lives of the Fathers, Martyrs and Other Principal Saints. Compiled from Original Monuments and Authentic Records (1711-73), Dublin : James Duffy, 1866, Vol. XII : Décembre. Voir notamment http://www.bartleby.com/210/12/102.html
[3] Quand le tableau fut présenté en1885, il était accompagné de la citation suivante : Prudentius says that the body of St. Eulalia was shrouded « by the miraculous fall of snow when lying in the forum after her martyrdom ».
[4] Hubert Lebon, Vie de Sainte Eulalie, Vierge et Martyre, IVe siècle, Tours, Mame, 1865. Voir notamment : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6221696h.r=eulalie+prudence.langFR
[5] Robert Upstone, in Cat.expo, J.M.Waterhouse, the Modern Pre-Raphaelite, Elizabeth Prettejohn, Peter Trippi, Robert Upstone, et Patty Wageman, [Pays-Bas: Groninger Museum: 14 déc. 2008-3 mai 2009; Londres: Royal Academy of Arts, 27 juin-13 sept. 2009; Montreal Museum of Fine Art, 1er Oct. 2009-7 Fév. 2010], Londres: Thames & Hudson, 2008, pp.102-103.
(« In the background a woman sits hunched in mourning, an equivalent to the Madonna, but hope is spelt by the excitement of the boy pointing to one of the doves and two women who hold palm fronds, symbols of peace and Christian victory. (…) and her hair spreads out around her like a nimbus. »)
[6] Le tableau fut peint pour la salle funéraire du couvent de la Merci Chaussée de Séville, aujourd’hui Museo de Bellas Artes (salle De Profundis). Non mentionné dans les 22 toiles du contrat passé entre le peintre et le prieur Juan Herrera signé en août 1628, il reste considéré comme datant de la première période sévillane de Zurbaran. Il se trouve ensuite dans la collection du consul britannique Julian Williams, puis il est acheté en 1832 par l’écrivain voyageur Richard Ford. Il est vendu aux enchères en 1836 à Londres, acheté par Sir Montague John Cholmeley et accroché à Easton Hall, Grantham, Lincolnshire. En 1947 il est acheté par David Koetzer à New York, puis acquis en 1951 par le Wadsworth Atheneum, Hartford où il se trouve actuellement.
[7] Notice n°4, Saint Sérapion, in Cat. Expo. Fransisco de Zurbaran (1598-1664), Bruxelles Palais des Beaux Arts (29 janvier 2014-25 mai 2014), Fonds Mercator, Bozar Books, sous la direction d’Ignacio Cano Rivero en collaboration avec Gabriele Finaldi, p.88.