La chevauchée sacrée de Jeanne d’Arc (Vaucouleurs, 23 février 1429 – 25 décembre 1430, Rouen)

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Roland Engerand, article de L’Illustration, le 23 février 1929, n°4486

Jamais on ne se lassera d’entendre cette histoire. C’est qu’elle résume, d’incomparable façon, ce que notre âme parvient à obtenir, et jusqu’à quel point l’on peut sacrifier en soi le périssable à l’éternel.  Le corps est la monnaie dont l’âme paie d’ordinaire l’accomplissement de ses vertiges. C’est une dure loi, mais une loi suprême- surtout aux heures où s’ensanglante l’Histoire-  des dégradations de la chair. L’âme commande le festin ; et le corps acquitte la note.

Et voilà peut-être pourquoi le corps et l’âme sont de si rudes adversaires. Ceux qui, pendant la guerre dernière, furent en péril de mort, connurent bien ce tragique débat. Il y a l’âme, affamée d’héroïsme, qui veut s’élever jusqu’aux suprêmes cimes par les indispensables voies du sacrifice. Pourquoi craindrait-elle l’inaccessible, puisqu’elle est immortelle ?…Mais il y a, près d’elle, le pauvre corps qui, lui, est mortel, et qui s’effare devant les buts altiers que se propose l’âme. Il sait bien qu’il en pâtira, qu’il en périra peut-être. Et, au moment des périlleuses tentatives, tandis qu’une voix immatérielle, exaltée et radieuse, approuvait la témérité : « Tu fais bien d’oser cela », le malheureux corps gémissait : « Qu’ai-je donc fait de mal pour que tu me condamnes ainsi ?…A vingt ans…Je sens en moi tant de jeunesse et tant de vie. Je ne veux pas mourir encore. » Duel magnifique et saisissant, que connut Jeanne d’Arc ! L’implacable beauté de son âme, nul ne l’ignore. Mais ce qu’on a guère dit, c’est le martyre de son corps, la prodigieuse résistance des muscles et des nerfs de cette enfant de moins de vingt ans, et comment cette chair fut sacrifiée pour l’accomplissement de sa divine mission. Partout l’on a glorifié fort justement l’âme immortelle de la sainte de la patrie. Je veux célébrer ici, en évoquant sa prodigieuse chevauchée, la grande pitié du corps de Jeanne.

          C’est une jeune fille vigoureuse et saine, dans toute la fleur de sa radieuse jeunesse, qui, le 23 février 1429, part de Vaucouleurs par la porte de France…Deux ans plus tard, c’est une pauvre créature exténuée, usée jusqu’aux moelles, qui, le 30 mai 1431, monte sur le bûcher de la place du Vieux-Marché. Quelques mois seulement ont pu ravager à ce point la solide vigueur d’une  jeune paysanne de dix-huit ans ! C’est que, pendant ces deux années, ce beau corps a accompli la plus prodigieuse chevauchée, enduré le plus épuisant calvaire. Cette grande fille a « totalisé », -dirions-nous aujourd’hui, -rien qu’en cent soixante-jours de marches militaires, plus de 5000 kilomètres. Douze cent cinquante lieues ! On croit rêver. Une enfant de dix-huit ans a fait cela…a parcouru à cheval, en un si bref délai, une distance égale à celle qui sépare Paris du cœur de l’Hindoustan, une distance où se multiplie par six ce trajet de Paris à Cannes, qu’une fois l’an tentent nos amazones les plus endurcies. Et n’oublions pas que cette chevauchée fut orchestrée du bruit de vingt batailles, ensanglantée par trois blessures, et que la prison, puis la mort-et quelle torturante mort ! étaient au bout de la dernière étape…

         A Domrémy, entre ses trois frères, Jeannette avait grandi. Elle prenait soin du ménage, menait au pâturage le troupeau communal, conduisait les lourds chevaux qui trient la charrue, arrachait du champ les fâcheuses herbes. Elle aimait les cloches de l’église, ces voix qui parlent à Dieu. Elle soignait les malades et recueillait les pauvres, leur laissant sa couche et dormant au coin du foyer. Le soir, durant les longues veillées d’hiver, elle écoutait les lamentations des voisins sur les malheurs des armées de la France, les tristes souvenirs des vieillards qui, tant de fois déjà, avaient dû, à l’approche d’un brutal ennemi, fuir le village en poussant devant eux les troupeaux inconscients. En elle s’étaient amassées de farouches ardeurs. Et puis, au Bois-Chenu, son destin lui avait été révélé. Les Dames lui ont dit : «Jeanne, vois la grande pitié qui est au royaume de France. Va et délivre le pays. » Et la pauvrette de répondre : « Mais je ne suis qu’une pauvre fille qui ne sait ni se tenir à cheval, ni conduire les hommes d’armes. » Or, les Dames ont insisté. Elles avaient probablement leurs raisons. Alors, à la chapelle de Bermont, elle a juré d’obéir à ses voix, d’accepter le départ. Elle en sait les difficultés. Et les premières ne tardent guère. Son père, apprenant, par quelques paroles imprudentes, que sa fille veut s’en aller courir les grands chemins, se met dans une belle colère, disant à ses autres enfants : « Si je savais que votre sœur partît, je vous dirais de la noyer et, si vous ne le faisiez, je le ferais moi-même… ». Pour briser son mystique dessein, il  la veut marier à seize ans. Jeanne se débat vigoureusement dans les rets dont on veut l’empêtrer. Devant le tribunal de Toul, elle obtient raison. Et puis, un jour, vers Baudricourt elle s’envole, laissant derrière elle des parents très aimés, une vie fort aisée; elle va vers les rebuffades, les déceptions, les fatigues, les dangers ; elle va vers le bûcher…Les Dames lui ont dit : « Délivre le pays de France. » Il faut bien obéir aux voix des Dames…

C’est une jeune fille dans la fleur de sa radieuse santé qui part de Vaucouleurs par la porte de France, le 23 février 1429. Une vierge forte, une Vosgienne trapue et robuste, -comme elles savent l’être, -une solide paysanne dont le corps rayonne de force, de jeunesse et de vigueur, dont le cou large et « fortement campé sur ses épaules », -ajoute Christine de Pisan, -sépare un beau visage, coiffé d’un noir chaperon, d’une poitrine sainement épanouie sous son pourpoint de gros drap sombre. Ce corps, dont tous les contemporains nous relatent la splendeur, admirons-le une dernière fois avant la grande chevauchée qui le ravagera.  Celle qui part en ce matin d’hiver a vaincu les dernières difficultés. Sa douce obstination a eu raison des lenteurs imposées à son généreux élan par le représentant de l’Administration : Robert de Baudricourt. Et ce lourd soldat, qui l’a raillée d’abord : « Qu’on la ramène à Domremy, pour que son père lui donne des taloches », s’est laissé enfin à demi convaincre par sa foi. Aujourd’hui, il lui donne une épée et lui dit : « Va, et advienne que pourra. » Elle a rallié à son enthousiasme plusieurs hommes d’armes de la suite du gouverneur. N’est-elle pas admirablement éloquente, cette volonté qui s’exprime en phrases d’un tel ton : «  J’irai jusqu’à Chinon, dussé-je, pour y aller, user mes jambes jusqu’aux genoux. » Un jour, l’un de ces gentilshommes lui a demandé : « Quand voulez-vous partir ? » La réponse a jailli comme une flèche : « A l’instant plutôt que demain ; demain plutôt qu’après. » Ah ! non, ce n’est pas chose facile que de partir délivrer son pays. Il faut attendre le retour du messager envoyé au roi. Et Jeanne s’impatiente : « Le temps me dure comme à une femme qui va être mère. » Il faut, avant Chinon, aller à Nancy saluer son vieux duc, curieux de voir cette inspirée. Il faut se faire coudre des habits d’homme pour éviter, sur les routes, les entreprises des paillards. Il faut subir les exorcismes du bon curé de Vaucouleurs et lui prouver que le démon ne vous possède pas. Il faut acquérir une monture. Heureusement, Jeanne a un oncle généreux qui consent à lui acheter un cheval de labour. Il l’a payé seize francs (d’or, il est vrai, ce qui correspond à environ six cent francs de notre monnaie actuelle). Et ce cheval de seize francs va la conduire jusqu’à Chinon, où elle sera onze jours plus tard.

         Ce n’est pas un des moindres prodiges de cette admirable chevauchée que cette randonnée de Vaucouleurs à Chinon qui en constitue les premiers galops. Six cents kilomètres sont ainsi parcourus en onze jours, sur un mauvais bidet de labour, par une jeune fille qui, jusqu’alors, n’avait à peu près jamais enfourché un cheval. Certes, cette paysanne avait pu s’essayer parfois, en revenant des champs, à se tenir sur la croupe d’une jument locale. Certes, son voyage à Sermaize, chez son oncle le curé, peu avant son départ de Domremy, et son déplacement à Nancy, à la cour de Charles II, l’avaient quelque peu entraînée, avaient été pour elle « bonne école de guerre ». Mais qu’étaient ces cinquante lieues en regard de ces six cent kilomètres qu’elle va parcourir en onze étapes successives, souvent de nuit, par des sentiers plus ou moins impraticables ! Elle a accompli là un tour de force presque inexplicable, que les plus experts cavaliers avouent ne pouvoir rééditer aussi brillamment. L’un d’eux, brillant officier au 5e régiment de chasseurs à cheval, le capitaine Louis Champion, qui a écrit jadis sur « Jeanne d’Arc écuyère » un volume fort intéressant, a déclaré : « Aujourd’hui, on dirait : C’est une belle performance, – et ma foi, en tenant compte des circonstances, des marches de nuit, du nombre des cavaliers, de la qualité des chevaux, l’épithète toute moderne de « record » devrait trouver ici son application. Jeanne d’Arc et ses compagnons détiennent le record de Vaucouleurs à Chinon, en moins de onze jours, montant les mêmes chevaux, suivant des chemins de traverse, évitant d’être vus, soutenus seulement par le sentiment du devoir et par la fermeté de leur patriotisme. Qu’avec la même vitesse on essaie de suivre le même chemin, notre expérience de cavalerie nous permet d’affirmer qu’il est impossible que les 7 ou 9 chevaux rassemblés puissent arriver à bon port, sans que le chef ait à intervenir comme médecin, hippiatre, maréchal ou tailleur, pour soigner ou faire soigner, réparer ou faire réparer, pour aviser en un mot à d’inévitables situations. Or aucun accident n’a été signalé se rapportant à ce miraculeux voyage de Vaucouleurs à Chinon. » C’était aussi une grande audace que de tenter une telle aventure en une région toute dévouée aux Bourguignons et infestée par les pillards des armées royales. De tous côtés, l’on avait dit à Jeanne : « Comment pourrez-vous faire un tel voyage quand il y a, de tous côtés, des gens de guerre ? » Et Jeanne avait répondu, dans la paix souriante de son cœur : « Je ne crains point les gens de guerre. J’ai mon chemin tout aplani. »

         Il faut cependant composer avec le péril. Ce n’étaient pas les six jeunes hommes qui s’étaient joints à Jeanne- si vaillants fussent-ils- qui lui pouvaient être d’un grand secours en cas de rencontre avec l’ennemi. Il faut marier la prudence humaine à la protection divine. La petite troupe s’était déguisée. « Dans les derniers jours de février 1429, nous rapporte un document historique fort peu connu, on vit passer à Auxerre une petite bande de gens de Lorraine qui disaient voyager pour affaires de commerce. Ils étaient cinq ou six, dont deux jeunes paysans. L’un pouvait bien avoir seize ou dix-sept ans. » Ce paysan de dix-sept ans, eh ! voilà bien notre Jeanne ! Mais cela ne pouvait suffire encore. Il fallut éviter les voies fréquentées, se garder de passer par les villages où se trouvaient des hommes d’armes du parti adverse, cheminer aux heures ensommeillées, envelopper parfois de linge les sabots des chevaux pour amortir le bruit des pas sur le sol. Heureusement, ce chevalier Jean de Metz, qui dirigeait les audacieux, était un soldat fort au courant des ruses de guerre et de tout ce qu’il faut réaliser pour voir et ne pas être vu, pour progresser sans être rattrapé. Et, toujours évitant les dangereuses rencontres, Jeanne accomplit sans incident ses onze étapes de Vaucouleurs jusqu’à Chinon. Mais de quelles misères s’accompagna pour elle semblable randonnée ! Que de martyres devaient précéder son martyre de Rouen, au long de ces étapes où, les pieds glacés par leur immobilité dans les étriers, le poignet raidi de crampes sur la bride, elle cheminait sous un ciel inclément d’hiver, sur son cheval de labour dont le lourd rythme avivait sur sa chair d’intolérables écorchures ! Pendant des heures, il lui fallait traverser ou suivre des prairies inondées, des sentiers noyés par les crues familières, en cette époque, à ces vallées de Meuse et de Marne, d’Aube et d’Yonne, tandis que sa monture, inquiète du sol mouvant, l’éclaboussait à chaque pas d’une eau glaciale. Et puis il y avait les rivières qu’elle devait traverser à gué, souvent « en des passages renommés périlleux », puisque les ponts leur étaient interdits. Interminables fuites dans la nuit, à travers les grands bois où les branches inaperçues cravachent sans cesse le visage, où le craquement d’une branche morte éveille des terreurs infinies, haltes où le cavalier devait songer au repos de son cheval plus qu’à son propre repos, trots suppliciants sur les routes truffées d’ornières- car les corvéables, cantonniers d’alors, ne se décidaient à rempierrer quelque peu les chemins que lorsque leurs lourds bœufs n’y pouvaient avancer, -gîtes nocturnes où, transie de froid, de pluie et de fatigue, torturée par ses meurtrissures, la pauvre enfant tombait anéantie sans vouloir céder entièrement au sommeil entre ces rudes compagnons dont se déifiait sa pudeur de vierge. Tout cela, elle le supporta avec une invraisemblable énergie. Mais aussi quel cri de victoire, en arrivant au but, aux portes de Chinon : « Gentil Dauphin, j’ai fait cent cinquante lieues pour vous venir en aide ! » Quelle fierté dans la proclamation de son magnifique effort ! Et, pour se reposer enfin avant de franchir quelques heures plus tard, les derniers kilomètres, elle entend coup sur coup trois messes dans l’église de Fierbois.

         Maintenant, en Jeanne d’Arc, le chef de guerre a succédé au pèlerin. A Chinon, reçue après deux jours d’impatiente attente, elle a précisé sa mission devant Charles VII. « Le Roi des Cieux vous mande par moi que vous serez sacré à Reims. » Elle a eu grand mal à vaincre les résistances royales. Mais que ne vaincrait-elle pas ? Et les victoires se succèdent. Victoire contre ses ennemis de la petite Cour qu’elle convainc de sa bonne foi et de ses bonnes mœurs pendant les jours où, logée dans une tour du château, on la vient observer comme une bête curieuse. Victoire contre son corps, qui demande grâce et qu’elle oblige à supporter de nouvelles fatigues, préférant au repos le plus mérité les exercices de lance « pour ne pas perdre sa pleine condition de cheval », ou les 64 kilomètres d’un pèlerinage avec son « beau duc » à l’abbaye de Saint-Florentin-les-Saumur. Victoire contre les docteurs de Poitiers, qu’elle moque si hardiment pendant les longues semaines où ils la harcèlent de leurs interrogatoires pour s’assurer qu’elle n’est point une de ces sorcières que l’on voit, par les nuits sans lune, enfourcher un balai pour se rendre au sabbat, et pour conclure que l’Eglise donne son contentement à l’aventure que réclame cette vierge de dix-huit ans.

         Et la chevauchée reprend. Après avoir joyeusement regagné la Touraine, Jeanne en repart un beau matin à la tête de l’armée de secours réunie pour délivrer Orléans. Ce n’est plus la petite villageoise qui partit de Vaucouleurs, mal déguisée en paysan. C’est un chef de guerre précédant une armée de dix milliers d’hommes, monté sur un destrier blanc fièrement caparaçonné, choisi par elle dans les écuries royales. Car elle s’est séparée, dès son arrivée à Chinon, du bon bidet de seize francs qui l’amena depuis la Lorraine. Il a été à la peine. Il ne sera pas, lui, à l’honneur. Une étincelante armure, confectionnée à Tours, ville renommée par ses armuriers, recouvre son corps. L’épée de sainte Catherine de Fierbois pend à son côté. Derrière elle, un nombreux état-major : deux gracieux pages de quatorze ans, ses deux frères qui l’ont rejointe, deux écuyers, le moine Pasquerel : son aumônier, d’autres encore, en tout onze personnes ayant rang de maîtres et douze seconds tenant cinq chevaux de main. Allégrement elle se dirige vers Blois, portant son étendard de toile blanche bordé de franges d’or. « Elle portoit, nous dit la Chronique de la Pucelle, aussi gentiment son harnois en chevauchant que si elle n’eût fait autre chose tout le temps de sa vie, dont plusieurs s’émerveillèrent… » Et dont, toujours, nous nous émerveillerons. Comme elle devait être lourde à de si douces épaules, cette pesante carapace de fer battu qui emprisonnait de toutes parts ce corps gracieux, tout endolori par ces épaulières, ces coudières, ces gantelets, ces cuissots, ces grèves et ces solerets ! Et voici, pour ce pauvre corps, de nouvelles misères : la meurtrissure des angles contre lesquels sa tendre chair d’adolescente n’était point encore endurcie, l’oppression du métal comprimant ses articulations et les inévitables céphalalgies que le heaume ne pouvait manquer de déchaîner. Or, malgré tout cela, – son intendant l’affirmera au procès, – la vaillante enfant, poussant la résistance physique à ses suprêmes limites, ne quittera jamais son « blanc harnois » pendant ses nuits guerrières à la belle étoile ; et, cependant qu’autour d’elle ses robustes compagnons se débarrasseront, dès leur arrivée au campement ou au gîte, de leur carcan de fer, elle gardera toujours son accablante armure, dédaignant ses meurtrissures et sa souffrance, qu’elle ne cherchera d’ailleurs pas à dissimuler. C’est qu’elle veut être prête sans cesse à parer à toute surprise, à toute embuscade. Elle n’a pas le droit de se laisser prendre avant d’avoir mené son roi à Reims. Et puis, elle veut, dans l’ardeur de sa foi surhumaine, meurtrir sans trêve sa chair pour la mieux préparer au rude calvaire qui l’attend.

         Tant d’abnégation sera récompensée. Orléans par elle sera délivré après 209 jours de siège. Mais à quel prix ! Au dernier jour de la bataille que livre la Pucelle aux assiégeants, tandis qu’elle arrive au plus haut échelon de l’échelle dressée par elle contre une bastille, une flèche lui traverse la poitrine entre le sein droit et l’épaule. Un demi-pied de bois pénètre dans sa chair. Elle s’abat sur le sol. Une autre en eût trépassé. Elle se contente de défaillir un instant et de permettre à la douleur de lui arracher quelques larmes. Puis, munie d’un douteux pansement d’huile et de lard, elle remet son armure et revient au combat. Aussi quelles acclamations l’assaillent, le lendemain, lorsqu’elle fait dans la ville libérée sa triomphale promenade sur un cheval immaculé, afin de mieux marier sa monture à son armure. Car elle est coquette, cette sainte. Elle sait la nécessité du prestige et de l’aspect extérieur pour un chef. Elle aime recouvrir sa cuirasse ou sa cotte de mailles d’une huque de brocart d’or ou de soie garnie de fourrures ou de velours vert. Elle a orné son heaume d’un panache. Elle est femme, ne l’oublions pas.

Et, toujours chevauchant sur les routes de France, elle revient à Tours, puis, par Loches, regagne Orléans. La voici maintenant qui reprend lestement aux Anglais de Falstaff tous les châteaux occupés par eux le long de la Loire : Jargeau, Meung, Beaugency. Il faut bien se presser. Jeanne a le pressentiment de sa brève destinée. Maintes fois elle aiguillonne doucement le roi : « Je durerai un an, guère plus. Qu’on pense à bien besoigner cette année ! »

         « Je durerai un an, guère plus. » Il n’est en effet d’organisme humain pour résister à une telle vie. Mais qu’importe la vie pourvu que sa mission soit accomplie ! Et la victoire ne manque pas de s’attacher à de tels pas. Partout les « coués » fuient épouvantés devant cette inspirée. « Auparavant qu’elle arrive, lisons-nous dans la Chronique de la Pucelle, 200 Anglais chassaient aux escarmouches 500 Français et, depuis sa venue, 200 Français chassent 500 Anglais. » Partout les paysans l’acclament et, de toutes parts, des hommes d’armes, seigneurs ou manants, se joignent à elle. Cette gloire ne lui donne point le vertige. Elle reste ce qu’elle était à Domremy, simple et claire, pitoyable et bonne. A Orléans, le soir du jour où les Anglais l’avaient si durement blessée, elle a sangloté en voyant les soldats de Glassidas crouler dans le fleuve avec le pont incendié. Au soir de cette grande victoire de Patay, où elle rencontre et anéantit l’armée d’Angleterre, la guerrière, transformée en fille de charité, soutient dans ses bras la tête expirante d’un soldat ennemi et adoucit son agonie tandis que les Français poursuivent jusqu’à Janville, où elle les rejoindra, les « coués » épouvantés. En vérité, comment la victoire ne s’attacherait-elle pas à de tels pas ! Comment résisterait-elle à l’appel de cette vierge qui la veut si farouchement enchaîner à son étendard ? « Quand bien même les Goddons seraient attachés aux nues, nous les aurons ! »

         Infatigable, Jeanne convie maintenant le roi à la marche du sacre. Et Charles, stupéfait de l’endurance de cette fille qui, mangeant et buvant peu, se soutient on ne sait comment, dont l’ardeur à la peine et la résistance aux fatigues de guerre sont telles qu’on la verra, dit Perceval de Boulainvilliers, « rester une semaine tout entière, nuit et jour, dans son harnois de fer », Charles VII la  presse de se reposer : « J’ai pitié de vous et de la peine que vous endurez. » Mais elle ne veut rien entendre. Pour arracher l’ordre royal, elle galope de Patay à Orléans, d’Orléans à Châteauneuf-sur-Loire, revient à Orléans d’où elle repart pour Gien. Encore 172 kilomètres qui tombent ! Le roi tergiverse. Jeanne, excédé, quittant le gîte qui lui a été choisi pour la nuit, va coucher au milieu des champs. Enfin le roi cède. Et l’on repart pour Reims. Par la suspecte Auxerre, par Saint-Florentin, Saint-Phal, Troyes, Châlons, sous les brûlantes journées caniculaires, le long des champs catalauniques, derrière les prêtres qui précèdent l’armée en chantant des cantiques, Jeanne étouffe dans son armure. Mais ce corps reste aussi vaillant devant la chaleur qu’il le fut devant le froid. Il s’émacie, s’use et se brise. Mais elle s’en désintéresse. Une fois pour toutes, elle l’a condamné. Un jour, toutes misères sont oubliées. C’est la radieuse cérémonie. Il a tant été à la peine que c’est vraiment bien grand’raison qu’il soit à l’honneur. Hélas ! que cet honneur est éphémère et que la peine revient vite ! Cependant, puisque «  le plaisir de Dieu est accompli », comme elle l’a dit au roi en la cathédrale rémoise, Jeanne ne va-t-elle pas enfin prendre repos ? Non, certes. Elle est de celles qui ne reposent que dans la mort. Et l’invraisemblable chevauchée continue. Plus de trois mille kilomètres vont être ainsi parcourus par la libératrice de la patrie pendant les quelques mois qui lui restent à vivre. A ce métier, elle usera terriblement ses montures. Sans cesse il faut renouveler son écurie, maintenant bien garnie de douze coursiers, demi-coursiers et trottiers, tour à tour claqués par son éreintante vie. La France émerveillée voit chevaucher sur ses routes cette inlassable enfant que l’on voit « rester à cheval comme étrangère aux nécessités qui l’auraient pu forcer d’en descendre ». On la voit, toujours avec l’armée royale et toujours victorieuse, à Soissons et à Château-Thierry, on la voit à Provins, à la Motte-Nangis et à Bray-sur-Seine, on la revoit à Coulommiers et à Château-Thierry. On la voit à la Ferté-Milon et à Crépy-en-Valois, d’où elle rayonne jusqu’à Thieux et à Montepilloy. On la voit à Senlis, où elle se bat encore…au premier rang, naturellement. On la revoit à Compiègne d’où, un beau matin, laissant l’armée royale à ses plaisirs et à ses indolences, elle jaillit vers Saint-Denis avec un fort groupe de partisans : « Par mon martin, je veux aller voir Paris plus près que je ne l’ai vu ! » Et, grâce à son effort sublime, le roi recouvre une à une ses bonnes villes de France.

Mais elle commence à ne plus pouvoir taire sa lassitude. Son corps se dérobe à l’effarant effort qui lui est depuis si longtemps imposé. Un jour d’automne, passant en un doux village d’Ile-de-France, elle confie à l’archevêque de Reims, qui chemine à ses côtés : « Je voudrais  bien qu’il plût à Dieu que maintenant je me retirasse, laissant là les armes. J’irais servir mon père et ma mère en gardant les brebis avec mes frères et ma sœur. » Ce n’est qu’un éclair. Chaque fois qu’elle se sent prête à une légère défaillance, elle réagit avec violence. Quand le pays est envahi, a-t-on le droit de se laisser aller ? Or, il est passé, le temps des victoires. Sous les murs de Paris, Jeanne connaît son premier échec. Devant la porte Saint-Honoré, trahie par l’inertie voulue des troupes royales, elle ne réussit qu’à se faire traverser la cuisse, vers quatre heures de l’après-midi, par un trait d’arbalète. Jusqu’à minuit, malgré son épuisement et sa plaie, elle veut rester sur le terrain pour encourager ses soldats. « Montez aux échelles. La ville est prise ! » Hélas ! la ville ne sera pas prise cette fois, et, lorsqu’au milieu de la nuit les combattants se retirent, il faut emporter Jeanne de force. Elle ne veut pas quitter les remparts de Paris. Va-t-elle enfin laisser à sa blessure le temps de se cicatriser ? C’est mal la connaître. Le lendemain, puis le surlendemain, elle participe à des escarmouches dont le roi arrête brusquement l’ampleur. Cet échec l’a ulcérée. D’ailleurs, ses nerfs commencent à être bout. Ces luttes incessantes qu’il lui faut livrer à l’inertie royale, ces batailles qu’il lui faut sans trêve engager avec l’ennemi ont anéanti ses forces. Un repos absolu lui serait nécessaire …Or elle entreprend une nouvelle randonnée de 450 kilomètres en huit jours, entrainée qu’elle est contre son gré dans la retraite de l’armée française. Lagny, Provins, Montargis, Gien, Selles-sur-Cher, Bourges voient passer son accablement. Huit étapes successives de cinquante kilomètres chacune, voilà la convalescence de cette blessée qui a déjà, depuis dix-huit mois, couvert plus de trois mille kilomètres.  A Bourges, enfin, elle s’arrête quelque peu. C’est que le roi a licencié ses troupes, qu’il ne pourrait plus payer. Pendant trois semaines, elle donne à son pauvre corps quelques soins. Elle va aux étuves. Mais, tout de même, elle n’oublie pas de monter à cheval.  Son hôtesse, Marguerite de Thouroulde, nous rapporte qu’elle y mania la lance « comme l’eût fait le meilleur chevalier…ce dont les hommes d’armes eux-mêmes étaient dans l’admiration ». Mais déjà le duc d’Alençon, qui reprend campagne avec quelques troupes, fait demander au roi « qu’il lui plût de lui donner la Pucelle ». Et voilà Jeanne repartie pour assiéger Saint-Pierre-le-Moutier. Plus que jamais, elle y risque la mort. Mais elle emporte la ville. Puis elle revient à Bourges et à Mehun-sur-Yèvre, en passant par la Charité, où ses compagnons ne peuvent enlever la place. Deuxième échec. Jeanne s’énerve de plus en plus. Dans sa belle « Vie héroïque de Guynemer », Henry Bordeaux nous montre l’agitation et la détresse nerveuse qui s’emparent du héros lorsqu’il sent ses forces physiques le trahir avant l’accomplissement total de sa mission. Il nous présente cet inoubliable Guynemer des derniers jours,  « crispé, tendu, tourmenté, inquiétant, avec ce teint bistré qui présage ses crises de fatigue », à qui tout échappe, que tout contrecarre et qui tente de plus en plus le destin. Ainsi Jeanne d’Arc, irritée de ne pas réussir plus vite à bouter l’Anglais hors de France, et comprenant qu’elle est arrivée à l’expiration de ses forces, déploie une activité dévorante dont la fièvre s’accentue sans répit. En même temps qu’elle écrit aux habitants de Riom pour leur demander des munitions, à ceux de Reims pour les rassurer, aux hérétiques de Bohême pour les conjurer de rentrer dans le sein de l’Eglise catholique, elle recrute une compagnie de cent cavaliers et repart avec eux, après trois mois d’hiver sillonnés d’incessants déplacements. Elle a été à Jargeau et est revenue encore à Bourges. Elle a été à Orléans et est revenue encore à Bourges. Elle a été à Chinon, puis est revenue toujours à Bourges. Soit près de 1.000 kilomètres nouveaux en deux mois et demi. C’est ce que certains de ses historiens appellent « sa période d’inaction momentanée ». Que leur faut-il donc !

Le roi cherche, en la comblant de faveurs, à calmer sa tragique fièvre. Mais rien ne la peut plus arrêter. D’autres se battent. Elle n’y tient plus. Le 23 mars, elle est à Sully-sur-Loire avec sa compagnie, et, quittant brusquement Charles VII dont les tergiversations redoublent, elle court à Lagny où elle sait « qu’on faisait bonne guerre aux Anglais ». Elle reprend la ville à l’ennemi, escarmouche victorieusement en Ile-de-France, va délivrer Compiègne assiégée et, après une chevauchée de minuit jusqu’à l’aube, reprend possession de cette forteresse. Mais, encore une fois, elle est à bout de nerfs. Sa douceur angélique l’a quelque peu quittée. Elle qui n’avait jamais, dans les plus rudes batailles, d’autre arme que son étendard, elle se sert maintenant d’une épée « propre à donner bonnes buffes et bons torchons ». Sa nervosité se répercute dans son commandement. Elle pousse maintenant l’audace jusqu’à la plus dangereuse témérité. Et les Bourguignons, qui s’en aperçoivent, lui tendent un traquenard. Leur « embûche » réussit. Jeanne, excédée par tant d’efforts, se rue trop précipitamment dans les campements ennemis. Et la vaillante enfant est faite prisonnière aux portes de Compiègne, après qu’un archer picard, la désarçonnant, l’eut jetée « toute plate à terre ». Qu’elles sont donc navrantes les dernières étapes de l’incomparable chevauchée ! Ligotée sur son cheval, Jeanne est traînée par ses ennemis de Beaulieu à Beaurevoir, d’Arras au Crotoy. En barque, elle traverse l’embouchure de la Seine. Et, par Eu et Dieppe, elle gagne Rouen. Deux fois elle tente vainement de s’échapper. A Beaurevoir, elle se précipite, pour ce faire, du sommet d’un donjon haut de 70 pieds et s’écrase sur le sol. On la relève quelques heures plus tard sans connaissance, toute brisée. Mais elle survit. Ce misérable corps n’a pas encore fini de souffrir. Il n’a pas épuisé la gamme des tortures.

La chevauchée est terminée. C’est une pauvre créature brisée, pouvant à peine se tenir debout, qui arrive à Rouen. Mais quelles épreuves l’attendent encore ! Sans l’héroïsme surhumain qu’elle témoigna jusqu’à sa dernière heure, Jeanne n’aurait jamais atteint la fin de ce hideux procès où, torturée à la fois par d’indignes clercs et des goujats d’armée, elle endura, pendant cinq mois suppliciants, les plus intolérables tortures d’esprit et de chair. Enfermée pendant cent soixante-dix-huit jours dans une tour aux ouvertures presque entièrement aveuglées, enchaînée nuit et jour, les fers aux pieds et la taille enserrée dans une chaîne rivée au mur, parquée quelque temps dans une cage de fer où elle était attachée- si l’on en croit les greffiers ecclésiastiques- par le cou, les pieds et les mains, insultée par les trois soudards anglais qui se relayaient  perpétuellement autour d’elle, soumise aux plus révoltants examens, menacée des instruments de torture, empoisonnée un jour par le poisson que lui avait fait porter le sinistre Cauchon, secouée de fièvre, malade à en mourir d’une maladie que l’on croyait mortelle, elle souffrit la plus épuisante Passion. Au matin de sa mort, comprenant l’horreur qui l’attendait, un grand remords la saisit envers ce pauvre corps qui jamais ne fut corrompu, soit aujourd’hui consumé et réduit en cendre ! Comme son Sauveur, elle eut la plus crucifiante mort…et comme son Sauveur, elle est ressuscitée, non pas tangiblement au milieu de nous, mais immatériellement partout en nous, en notre esprit, en notre mémoire, en notre cœur…

En 1901, le capitaine Champion, dans une page de ce livre dont j’ai dit l’intérêt, écrivait : « Pourquoi donc, à notre époque, où l’on glorifie tant de mémoires, les cavaliers de France ne rappelleraient-ils pas, par des statues ou de simples plaques, que « Jeanne d’Arc à cheval est passée en ce lieu… » Ce vœu va être exaucé. Ce ne sont pas seulement les cavaliers de France, mais toute la France qui, par souscription nationale, va jalonner l’itinéraire sacré. Excellente façon de commémorer la miraculeuse chevauchée, qui débuta il y a exactement cinq cent ans aujourd’hui. En ces années d’après guerre, vécues sous le signe de l’argent et des affaires, il n’est pas mauvais de rappeler à tous ceux qui sillonnent et sillonneront désormais les routes de France ce que peut réaliser un grand cœur, ce que put réaliser le grand cœur qu’Anglais jetèrent en Seine après l’avoir arraché de ce beau corps de jeune fille, que dévastèrent les étapes de la chevauchée, qu’ensanglantèrent les blessures de la bataille, que débilitèrent les jeûnes et les tortures du cachot, qu’anéantirent les flammes d’un inexpiable bûcher…tout cela parce que la France était envahie et que l’orgueil de Jeanne « était de voir son pays délivré ».

 En vérité, il n’est pas de plus belle histoire. Et c’est parce que, cette histoire-là, les Français la connaissaient bien, que, de 1914 à 1918, tant de jeunes hommes de chez nous ont repris – avec quelle ardeur !- la sainte mission de la Pucelle, et, chevauchant ou cheminant sur les routes de France, de la mer du Nord aux Vosges, de Verdun à la Somme, de Champagne en Artois, ont, à l’exemple de Jeanne d’Arc, arraché à l’envahisseur le sol sacré de la patrie.

(Roland Engerand, in L’Illustration, le 23 février 1929, n°4486)