« Et lorsqu’ils me demandaient : « Pour qui t’a ainsi consumé cet amour ? » je les regardais en souriant et ne disais rien. »
La Vita Nova ou Vie Nouvelle de Dante fait partie des mythes de l’Occident, en ayant été plus spécialement redécouverte au XIXe siècle, alors que La Divine Comédie était célébrée depuis longtemps dans toute l’Europe. L’un comme l’autre sont des livres indispensables à toute bibliothèque digne de ce nom. L’Oiseau-Lyre a choisi la traduction de Louis-Paul Guigues (éditions Poésie/Gallimard, 1974) mais celle d’André Pézard (Pléiade, 1965) demeure la plus érudite.
Sur Dante Alighieri
De Dante Alighieri, « le sage poète de Florence, le haut Dante » comme l’appelait Chaucer, nous rappellerons les grandes lignes de vie, afin de restituer le contexte dans lequel naquit la Vita Nova. On ne connaît pas le jour exact où l’illustre écrivain vit le jour dans une famille de petite noblesse, mais il naquit entre le 14 mai et le 13 juin 1265 à Florence. Comme cette ville, la vie de Dante est marquée par l’affrontement entre les Guelfes qui soutiennent les intérêts du pape et les Gibelins qui soutiennent les empereurs germaniques. Les conflits politiques n’empêchent pas cette Cité-Etat d’accroître son luxe en même temps que son goût des plaisirs. On sait peu de choses sur l’enfance de Dante, sinon qu’il rencontre en mai 1274, la fameuse Béatrice, une scène qu’il décrit dans le commencement de la Vita Nova, en affirmant que tous les deux sont alors âgés de neuf ans. Si Béatrice a réellement existé, son identité demeure problématique. On ne connaît d’elle aucun portrait véritable. Les hypothèses les plus sérieuses penchent en faveur de Béatrice Portinari, fille de Folco Portinari, qui épousa Simone de’Bardi en 1288. En 1283, l’année où Béatrice lui apparait pour la seconde fois, Dante devient l’ami du poète Guido Cavalcanti. Il écrit ses premiers sonnets à cette période et se marie avec Gemma Donnati dont il a quatre enfants mais il ne parle jamais d’elle dans son oeuvre. Béatrice meurt probablement en 1290, ce qui vaut à Dante un douloureux chagrin et l’écriture de la Vita Nova en 1292-93.
De 1295 à 1302, Dante occupe plusieurs fonctions politiques dans une Florence divisée entre guelfes noirs et guelfes blancs. Il écrit le Banquet (Convivio) entre 1297-1314. En 1300, il se trouve à Rome pour Pâques, puis il est nommé ambassadeur de Florence auprès de la cité de San Gimignano. Il est ensuite appelé en tant que Prieur de Florence pour trois mois. Après plusieurs divisions politiques dans la ville, Dante est condamné à l’exil par ses ennemis le 27 janvier 1302, la même année que la mort de Guido Cavalcanti. Il reste en exil pendant dix-neuf années, durant lesquelles il tente de revenir à Florence tout en poursuivant son oeuvre littéraire. Il continue l’écriture du Convivio, trace l’ébauche d’un traité de rhétorique italienne, De l’éloquence en langue vulgaire. En 1312-1313, il compose un pamphlet théologico-politique le De Monarchia. Il séjourne à Bologne, à Lucques et chez plusieurs seigneurs gibelins et va même jusqu’à Paris, vivant quelques temps sur la Montagne Sainte-Geneviève. C’est pendant toute cette période qu’il élabore La Divine Comédie : l‘Enfer en 1304 ; le Purgatoire entre 1308 et 1313 ; le Paradis en 1316. Il écrit et prononce en 1320 La Querelle de l’eau et de la terre, une dissertation de philosophie naturelle, publiée de manière posthume. Il est reçu à Ravenne chez le seigneur de la ville, Guido Novello da Polenta où il meurt dans la nuit du 13 au 14 septembre 1321. Enterré à Ravenne, cette cité ne voulut jamais rendre à l’ingrate Florence les restes de son poète illustre.
Préambule à la Vita Nova
La Vita Nova (1292-93), ou « Vie nouvelle », « Vie illuminée », s’élabore autour de quarante-deux chapitres courts alternant prose et vers, dont l’argument est fort simple : deux enfants, Dante et Béatrice se rencontrent à Florence à l’âge de neuf ans et se retrouvent à l’âge de dix-huit ans. Dante tombe follement amoureux d’elle mais il ne la voit que de manière épisodique. Elle demeure inaccessible, se marie et meurt à 24 ans. Ceux qui chercheraient un roman d’amour palpitant dans la Vita Nova seraient bien déçus car il s’agit d’un récit poético-mystique dédié à l’Amour sublimé. Ame sans idéal s’abstenir ! Dante fait une opus metaphysicum dans l’esprit médiéval de l’amour courtois chanté par le Dolce stil nuovo où tout désir charnel est consacré, soumis et serviteur d’une liaison spirituelle. La beauté du corps est donc inséparable de celle de l’esprit. On y retrouve un mélange de scolastique médiévale infusé par le néo-platonisme de la Renaissance italienne naissante. Le génie de Dante s’y exprime pleinement, produisant une oeuvre majeure en maîtrisant la technique littéraire d’une époque qui se cherche une langue et une écriture. La Vita Nova aurait pu être un simple exercice d’amour courtois très froid si Dante n’avait été animé par la chaleur splendide d’un amour sincère, en faisant preuve d’une sensibilité artistique immense, capable de donner à sa fiction une portée universelle. Une fois encore se vérifie le fait suivant, à savoir que la force d’Amour est capable d’animer la philosophie la plus hermétique, puissante à féconder les récits les plus obscurs et magnifiant les créations de l’esprit en rendant contagieuse leur vertu, comme le remarqua George Steiner : « Comme l’enseigne Dante, les mots peuvent, avec une force substantielle, échauffer l’âme et la rendre réceptive à l’amour » (1). Autant que Béatrice, la Vita Nova est un livre-miracle.
I/ Incipit
« En cette partie du livre de ma mémoire, avant laquelle peu de chose se pourrait lire, se trouve une rubrique, laquelle dit : INCIPIT VITA NOVA. Et sous cette rubrique je trouve écrites les paroles que j’entends reproduire dans ce petit livre. Sinon toutes, du moins leur sens. »
Dans l’incipit, Dante écrit bien « Vita Nova » et non pas « Vita Nuova » comme de nombreuses éditions l’ont fait, on ne sait guère pourquoi. C’est l’orthographe que nous conserverons.
II/ Première rencontre de Dante et Béatrice
En établissant son récit à la première personne, Dante établit une proximité intime avec le lecteur grâce à ce processus littéraire. Nous sommes en mai 1274 quand il rencontre Béatrice, la « glorieuse dame de ma pensée » qui lui apparaît au début de sa neuvième année alors que le poète en est à la fin de sa neuvième. Remarquons d’emblée la vénération du « 9 » qui revient dans le texte de manière quasi-obsessionnelle, en tant que chiffre symbolique de Béatrice.
Il s’agit d’un coup de foudre. L’amour de Dante ne cessera de vivre de cette première image de la bien-aimée, comme une paramnésie qu’il convoquera régulièrement pour densifier l’aspect mythique (et mystique) de sa relation. C’est pourquoi le premier chapitre qui met en exergue leur prédestination explique tous les autres. La petite Béatrice est vêtue d’une robe de noble couleur rouge, anticipant le couleur blanche et la couleur verte dont elle sera parée plus tard, comme assimilation aux vertus théologales (foi, espérance et charité). Quoiqu’enfant, elle se distingue déjà par ses nobles grâces et ses manières de telle sorte que son image demeure gravée dans le coeur du poète dès le commencement du chemin d’amour. La première rencontre préfigure la béatitude éternelle. Coeur, corps, âme, esprit s’agitent, sous une force inconnue : « (…) l’esprit de la vie, lequel demeure en la plus secrète chambre du coeur, commença à trembler si fort qu’il se manifestait terriblement dans les moindres veines. »
Dante explique à quels esprits (vital, animal, sensitif) il fait précisément référence, en s’inspirant pour sa conception néo-platonicienne de la philosophie d’Aristote, de la théologie de St Thomas et d’Albert le Grand. Les trois sentences latines sont liées par le sens comme coeur, cerveau et foie font partie d’un même corps :
– L’esprit vital qui parle au coeur : Ecce deus fortior me, qui veniens dominabitur michi (« Voici un Dieu plus fort que moi qui vient pour être mon maître « )
– L’esprit animal/sensitif qui parle au cerveau et à l’oeil : Apparuit jam beatitudo vestra (« Maintenant est apparue votre béatitude »)
– L’esprit naturel qui parle au foie, là où se forment le sang et les humeurs. : Heu, miser, quia fréquenter impeditus ego deinceps (« Las, malheureux que je suis ! car souvent, désormais, je serai empêché. »)
Alors il ne reste plus qu’à Dante la soumission et la docilité à l’amour devenu son maître et seigneur : « Dès lors, je dis qu’Amour domina mon âme, laquelle tout aussitôt lui fut mariée, et commença à prendre sur moi si grande assurance et telle seigneurie grâce à la force que lui donnait mon imagination, qu’il me fallait accepter d’accomplir ses moindres volontés ».
III/ Deuxième rencontre de Dante et Béatrice
La scène populaire de la salutation de Dante et Béatrice a été représentée en art d’innombrables fois. Neuf années après, à la 9ème heure du jour, voici la deuxième apparition à Dante de la « Très-Gentille » Béatrice (à comprendre au sens du terme gentilissima, « bien née », « noble », « gracieuse, courtoise, digne de parfait amour »). Vêtue de couleur blanche cette fois, elle est au milieu de deux nobles dames plus âgées et adresse un salut à Dante, la fameuse salutation : « (…) il advint, le dernier de ces jours, que cette admirable dame m’apparut vêtue de couleur très blanche, au milieu de deux nobles dames plus âgées ; et, passant par une rue, elle tourna les yeux du côté où je me tenais tout craintif ; et avec cet ineffable courtoisie qui est aujourd’hui récompensée dans le siècle sans fin, elle m’adressa un salut à si grand effet que je crus voir les dernières bornes de la béatitude. »
Cause de béatitude, de douceur et d’enivrement, la salutation de Béatrice oblige Dante à s’éloigner pour s’enfermer chez lui. Il accorde à cet évènement banal en apparence une profonde signification. Il ne s’agit pas d’un simple bonjour entre deux jeune gens de dix-huit ans, ni d’une politesse mondaine mais d’un instant suspendu durant lequel il a retrouvé palpable et présent le souvenir de son salut. Et comme dans le Cantique des Cantiques, Dante saisit son amour : « Je l’ai saisi et je ne l’ai point lâché » (Cant.3-4). Comme la fleur donne un fruit, il était logique que la première salutation engendre la deuxième salutation, pour faire grandir Amour en plénitude. La première salutation contente la simple vue, la deuxième salutation contente l’ouïe. Le mutisme de Béatrice se brise et Dante, bouleversé, entend sa voix. Il perçoit l’Autre.
Dante s’éloigne et s’endort. La psychanalyse s’est-elle penchée sur les rêves de Dante ? Oui sans doute, mais il est éminemment intéressant de constater que chaque bouleversement amoureux est suivi d’un sommeil durant lequel Dante fait des songes qu’il décrit très sérieusement, comme si le réel avait nécessairement besoin d’être relié au surnaturel par l’entremise du rêve. Ici, le songe de Dante ressemble aux extraordinaires enluminures alchimiques du Splendor Solis de Salomon Trismosin (2), recueil plus tardif du XVIème siècle mais dont l’imaginaire (ou la « fantastication ») nous semble paradoxalement proche du poète florentin. Dans un vision merveilleuse qui a lieu pendant la première des neuf dernières heures de la nuit, un seigneur d’aspect redoutable mais rempli d’allégresse lui apparaît environné d’un nuage couleur de feu. Le seigneur parle mais Dante ne comprend pas ses paroles exceptées deux phrases. Ne serait-ce pas le signe que l’esprit humain saisit difficilement les nuances infinies de l’Amour divin, et que le manque de foi empêche d’être réceptif à l’intelligence subtile de l’Amour, comme le rappelle la parabole évangélique des perles aux pourceaux ? Le seigneur tient dans ses bras la « dame de salut », nue et enveloppée d’une légère étoffe rouge sang, et de l’autre il tient « une chose laquelle brûlait toute », c’est à dire le coeur de Dante. Il prononce ensuite ces paroles : « Ego Dominus tuus« / « Vide cor tuum » (« C’est moi qui suis ton maître / Vois ton coeur »). Puis, survient une scène étrange (mais nous sommes dans un rêve !) où le seigneur fait manger le coeur à la dame, qui n’est autre qu’une scène de manducation, symbole que l’amour s’assimile à l’être tout entier comme la communion imprègne l’être humain. Le coeur de l’amant nourrit l’amante et réciproquement. Puis l’allégresse du seigneur se transforme en peine et en pleurs, il serre la dame et disparaît vers le ciel, comme un annonce de la mort de Béatrice qui aura lieu six ans plus tard. Ne pourrait-on pas y voir aussi la joie de Dieu de donner son Amour au hommes mais aussi sa tristesse face à leur ingratitude ? Béatrice semble craintive, comme l’âme en proie au pressentiment de l’amour.
A son réveil, Dante écrit le sonnet « A toute âme éprise » en le faisant entendre à des trouvères afin de les laisser juger de la vision bouleversante: « Quand, soudainement, m’apparut Amour de qui la souvenance me fait encore frémir. » Il évoque alors sa rencontre avec le poète florentin Guido Cavalcanti (1250?-1300), qui deviendra son ami.
IV/ Maladie d’amour
La maladie d’amour produit en Dante un déséquilibre des forces vitales et spirituelles. Il perd la sensation de faim et l’appétit, son esprit naturel étant empêché puisque son âme est préoccupée par Béatrice : « Depuis cette vision, mon esprit naturel commença d’être empêché dans son opération, parce que l’âme s’adonnait toute à ne penser qu’à cette Très-Gentille. Aussi tombai-je en peu de temps en si fragile et faible condition que nombre de mes amis s’inquiétaient de me voir ainsi. » Face à la curiosité naturelle de ses amis, il garde son secret : « Et lorsqu’ils me demandaient : « Pour qui t’a ainsi consumé cet amour ? » je les regardais en souriant et ne disait rien. » Le thème du secret fait référence aux codes de l’amour courtois, le secret permettant de sauvegarder l’amour. On sait que les troubadours dissimulaient le nom de leurs dames sous un terme symbolique, le senhal (signal). Louis-Paul Guigues s’interroge à ce sujet en enracinant le thème du secret de Dante dans celui de l’ascèse mystique, au moyen d’une interprétation très logique : « souvenons-nous du commandement le plus impérieux de l’amour courtois, celui du secret que l’on doit garder à l’égard de sa dame : ne renvoie-t-il pas au secret plus profond de l’aventure spirituelle, secret que l’on doit préserver à tout prix au fond de soi-même parce qu’il est le coeur d’une ascèse et de l’Union ? » (3) L’Histoire témoigne de l’importance du secret dans l’élaboration des grands desseins qui commencent souvent en mûrissant dans l’ombre. On pense aux trente années de la vie cachée du Christ, entre autres.
V/ La Dame-Bouclier
Afin de dissimuler son amour pour Béatrice, Dante adopte un subterfuge en laissant croire qu’il en aime une autre dans la scène de l’église, où les gentilshommes et les dames de Florence viennent chanter en honneur de la Vierge. Dante aperçoit sa « béatitude », séparée de lui par une dame. On croit que la fixité de son regard se porte sur cette dernière : « Alors je fus rassuré, certain que mes regards, ce jour-là, n’avaient livré mon secret à personne. Et aussitôt, je pensai faire de cette gentille dame un bouclier contre la vérité. Et j’en fis telle montre en peu de temps, que la plupart des personnes qui parlaient de moi croyaient connaître mon secret. » Une fois de plus, il s’agit aussi d’un code de l’amour courtois qui préconisait souvent le recours à l’image chevaleresque d’une « Dame-Bouclier », notamment dans les cours d’Amour provençales, de même que Dante affirme qu’il porte comme comme un féal le blason de son suzerain Amour.
VI/ Les soixante beautés de la ville de Florence
Ce passage est charmant puisque Dante raconte qu’il écrit une épitre avec le nom des soixante beautés de la ville, en inscrivant le nom de sa dame à la neuvième place pour mieux la dissimuler. Il est dommage qu’il ne soit pas restitué : « Je dis que dans le temps que cette dame servait de bouclier à un si grand amour, du moins en ce qui me concernait, le désir me vint de rappeler le nom de la Très-Gentille et de l’accompagner de plusieurs autres noms de dames et, en particulier, de celui de cette noble dame ; je pris les noms de soixante beautés de la ville où ma dame avait été placée par le Très Haut Sire, et commençai une épître sous forme de serventois (Note : le serventois est un poème provençal ou italien généralement en hommage à la Vierge, accompagné de musique. Ici la mystique mariale n’est pas étrangère à la mystique de Béatrice, fille et dévote de Marie) que je ne rapporterai pas ici. Je n’en aurais même pas fait mention si ce n’était pour dire la merveilleuse chose qui advint en le composant : à savoir que le nom de ma dame ne souffrit pas d’être inscrit ailleurs qu’à la neuvième place parmi les autres noms. »
VII/ Absence de la « Dame-Bouclier »
Dante voit à regret s’éloigner la Dame-Bouclier dans une autre ville. Il est obligé de se lamenter avec feinte et dissimulation pour une femme qui ne lui importe guère. Pour cela il ruse en substituant l’image de Béatrice en filigrane du poème, le Sonnet II (O vous qui par la voie d’amour), comme il en fait l’explication. Il s’est inspiré des paroles du prophète Jérémie : O vos omnes, qui transitais per viam, attendit et videte si est dolor sicut dolor meus (I, 12, » O vous tous qui passez par le chemin, regardez et voyez s’il y a une douleur pareille à la douleur qui pèse sur moi. »).
Sonnet II (Vita Nova)
O vous qui par la voie d’amour passez,
arrêtes-vous et regardez
s’il peut être douleur plus lourde que la mienne. (…)
Maintenant j’ai perdu cette allègre assurance
que me donnait mon amoureux trésor
et je demeure si misérable
que je redoute de rimer.
Aussi, pour faire comme ceux
qui, par honte, cachent leur misère,
au-dehors je feins allégresse
mais au fond de mon coeur je suis rongé de pleurs.
VIII/ Mort d’une compagne de Béatrice
Survient la mort d’une dame, que Dante avait vue compagnie de la « Très-Gentille ». Il écrit le Sonnet III (Pleurez amants, puisque Amour pleure) et le Sonnet IV (Vilaine Mort, de pitié ennemie, éternelle mère de douleur) en s’inspirant des chants de lamentations sur les défunts et en se plaignant de ce que la mort « détruit toute grâce amoureuse ». Le final du poème est lié à l’image d’une Béatrice salvatrice. La dame est au Paradis car Béatrice y sera aussi :
Sonnet IV (Vita Nova)
(…) Je n’ai dit quelle dame elle fut
qu’en rappelant ses dons les plus notoires :
qui ne mérite d’être sauvé
jamais n’espère sa compagnie.
IX/ L’Amour Serf
Contraint par un devoir de s’éloigner de Florence pour se rendre dans la ville de la Dame-Bouclier, Dante exprime sur la route sa souffrance d’être séparé d’avec Béatrice : « (…) la route me déplaisait si fort que mes soupirs pouvaient à peine me libérer de l’angoisse que mon coeur ressentait puisque je m’éloignais de ma béatitude. » Alors qu’il baisse les yeux vers la terre, le long du chemin qui borde un fleuve, une nouvelle vision quelque peu énigmatique lui apparaît, celle du seigneur sous les traits d’un pèlerin vêtu grossièrement. C’est le Sonnet V (Chevauchant l’autre jour). Le seigneur Amour l’appelle par son nom en lui montrant son coeur simulant son amour pour la dame bouclier. Il lui ordonne de simuler un nouvel amour pour une autre dame. L’amour se fait serf, serviteur en sacrifiant son orgueil.
X/ Le salut refusé de Béatrice
Cette autre scène connue apparaît comme une étape majeure dans le développement de l’amour du poète. Obéissant à l’amour, il retrouve la nouvelle Dame-Bouclier et s’attache à elle malgré lui : « (…) je dirai qu’en peu de temps j’en fis si bien mon bouclier que trop de gens en parlèrent au-delà des bornes de la courtoisie, ce qui souvent me pesa lourdement. Et pour cette raison, à savoir les propos exagérés qui semblaient m’accuser de vice en la Très-Gentille qui fut destructrice de tout vice et reine des vertus, passant par un certain lieu me refusa le très doux salut dans lequel résidait toute sa béatitude. Avec quelle force son salut résidait en moi ». Le refus du Salut de Béatrice est symbolique de l’amour pur et inconditionnel, sans compromis. Le Vice ne peut frayer avec la Vertu. Il s’agit de la chose la pire qui puisse arriver au poète, comme une sorte de mort, puisque celle qui lui donnait la joie et l’espérance par sa reconnaissance et son accueil, lui dénie son estime sans qu’il le mérite.
XI/ L’amour salutaire
Le refus du salut de Béatrice ne fait qu’augmenter l’amour d’un Dante ému par la force d’humilité qui caractérise Béatrice : « Je dis que lorsqu’elle apparaissait en quelque lieu pendant que j’espérais son merveilleux salut, je ne me connaissais plus aucun ennemi et j’étais même touché par une flamme de charité qui m’aurait fait pardonner à quiconque m’aurait offensé ; et à celui qui, alors, m’aurait posé quelque question je n’aurais su répondre que : « Amour », le visage empreint d’humilité. » La loi de l’amour véritable est de grandir, d’où le jeu de mots Salut/salut (salutation). Béatrice est la « Dame du salut » et la « Dame de Salut ». Sa simple présence rend vertueux : » (…) Et quand cette très gentille dame du salut saluait, Amour, loin d’être un obstacle capable d’obnubiler pour moi l’insoutenable béatitude, devenait tel que, par un surcroît de douceur, mon corps, tout entier sous son empire, ne se mouvait souvent que comme une pesante chose inanimée. Si bien que, manifestement, il apparaît qu’en ses saluts résidait ma béatitude laquelle, maintes fois, dépassait et débordait mes forces. »
XII/ Tristesse de Dante
Il est difficile pour Dante de décrire la tristesse qui l’habite dès l’instant ou Béatrice lui refuse sa salutation. Il se retire chez lui et s’endort, bientôt habité par une nouvelle vision en la 9ème heure du jour, celle d’un jeune homme vêtu de vêtements très blancs qui lui dit en soupirant et en pleurant : Fili mi, tempus est ut praetermittantur simulacre nostra. (« Mon fils, il est temps d’abandonner nos fictions »). S’ensuit un dialogue avec Dante qui lui demande : « Seigneur de la noblesse, et pourquoi donc pleures-tu, toi? ». Ce à quoi le jeune homme lui répond en latin : Ego tamquam centrum circule, sui simili modo se havent circumferentiae partes ; tu autem non sic. (« Moi, je suis comme le centre du cercle, auquel se rapportent semblablement tous les points de la circonférence ; mais toi tu n’es pas ainsi. »). Dante demande à l’Amour ce que cela signifie : « Que veux-tu dire seigneur, sous tant d’obscurité ? ». Alors le seigneur répond en langue vulgaire : « N’en demande pas plus qu’il ne t’est utile ». Seul le temps explique avec patience les signes d’Amour. Dante veut savoir la raison du refus du salut de Béatrice. Le seigneur le lui explique en lui commandant d’écrire une ballade où il devra décrire son amour afin que Béatrice connaisse ses véritables sentiments. Béatrice a entendu parler des ennuis de la Dame-Bouclier louangée par Dante. Elle craint que cela ne lui cause des troubles aussi. Dante se réveille et s’attèle à l’écriture d’une ballade en trois parties (Ballade je veux) où il explique à Béatrice la vérité de son amour
Ballade (Vita Nova)
Ballade, je veux que tu trouves Amour,
qu’avec lui tu ailles devant ma dame
pour que de mon excuse que tu chantes
mon seigneur puisse lui parler.
Dis-lui : « Ma dame, son coeur a toujours été
si constant en sa fidélité
que de vous servir il n’a d’autre pensée :
il fut vôtre très tôt, jamais il n’a failli. »
Si elle ne te croit pas,
dis qu’elle demande à l’Amour si c’est la vérité
et, pour finir, prie-la bien humblement.
Si pardonner lui pesait trop,
que par message elle m’ordonne de mourir
et l’on verra aussitôt son vassale obéir. (…)
XIII/ Les Quatre Pensers
Après cette vision, l’esprit de Dante est occupé à quatre pensées principales, ce qui trouble son repos. Diverses possibilités s’offrent à lui. Ne sachant quel chemin prendre, il est hésitant :
– L’amour est bon car il ennoblit l’âme (« Bonne est la seigneurie d’Amour puisqu’elle retire l’esprit de son fidèle de toute chose vile »)
– L’amour n’est pas bon car il est jalonné d’épreuves (« Elle n’est pas bonne, la seigneurie d’Amour, puisque plus son fidèle lui accorde sa foi, plus accablantes et douloureuses sont les épreuves par lesquelles il doit passer »).
– Les effets de l’Amour sont bénéfiques par nature (« Le nom d’Amour est si doux à entendre qu’il me semble impossible que son effet sur la plupart des choses ne soit doux puisque les noms suivent les choses nommées, ainsi qu’il est écrit : nomina sunt consequentia rerum, Les noms sont conséquences des choses »)
– Les vertus de Béatrice la rendent digne d’être aimée (La dame pour laquelle Amour t’étreint ainsi n’est pas comme les autres dames pour que facilement elle change ses sentiments.)
Il écrit donc le Sonnet VI qui fait état de son indécision et de ses questionnements.
Sonnet VI (Vita Nova)
Tous mes pensers parlent d’Amour
mais ont entre eux diversité si grande
que l’un me fait vouloir sa seigneurie
tandis que l’autre la tient pour folie,
qu’un autre, avec l’espoir m’apporte la douceur
et qu’un autre, souvent, me fait verses des pleurs.
Pour implorer Pitié, seulement ils s’accordent
mais tremblent de la peur qui est dedans mon coeur.
Aussi je ne sais plus lequel je dois entendre.
Désireux de parler mais ne sachant que dire,
me voilà égaré en amoureuse errance
et si je veux faire l’accord entre eux
il le faut appeler mon ennemie,
dame Pitié, pour qu’elle me défende.
XIV/ Nouvelle entrevue avec Béatrice à un mariage
Après la bataille des contraires, Dante retrouve sa « Très-Gentille » en un lieu où sont rassemblées de nombreuses dames réunies pour tenir compagnie à une nouvelle mariée selon l’usage de la ville. Il ne pensait point la voir, mais elle s’y rend elle aussi. Dante résume en quelques lignes les tourments physiques et spirituels de l’amour : « J’achevais à peine ma proposition lorsque je crus sentir un merveilleux tremblement commencer à naître dans ma poitrine, du côté gauche, et s’étendre aussitôt à travers tout mon corps. Alors je dis que sans qu’on s’en aperçoive, j’appuyai toute ma personne contre une peinture qui courait le long des murs de cette salle ; et craignant que quelqu’un s’aperçoive de mon tremblement, je levai les yeux et, regardant les dames, je vis parmi elles la très gentille Béatrice. Alors mes esprits furent à tel point détruits par la force qu’avait pris Amour en se voyant si près de la très gentille dame, que seuls demeurèrent vivants les esprits de la vue ; et encore, demeurèrent-ils hors de leurs instruments parce qu’Amour voulait demeurer en leur très nobles lieu pour voir la merveilleuse dame. »
C’est la merveilleuse personnification de l’Amour qui fait en partie le génie de Dante. L’Amour opère une métamorphose physique, psychologique et morale. Dante ne se reconnaît plus. Il parle lui-même de « transfiguration« . Les dames et Béatrice voient son embarras et se moquent de lui. Son ami l’écarte et demande à Dante ce qui le trouble. Le poète lui confie le tourment qu’il ne peut maîtriser : « J’ai posé les pieds en ce lieu de la vie au-delà duquel on ne peut aller plus loin si l’on entend revenir ». Il revient dans sa chambre et pleure : « Si cette dame connaissait mon état, je ne crois pas qu’elle se moquerait ainsi de ma personne, je crois même que grande pitié lui en viendrait . » Suite à cette expérience, il écrit le Sonnet VII (Avec les autres dames vous raillez mon aspect) pour implorer pitié.
XV/ Tourments d’amour
Pourquoi continuer de chercher à voir Béatrice puisqu’il perd ses moyens devant elle ? Mais est-ce une raison suffisante pour se priver de la voir? Quoique sa mémoire, c’est-à-dire la raison, lui rappellent ses échecs, il désire la revoir, tenté par ses sentiments. Dérouté, il perd son assurance et écrit le beau Sonnet VIII (Tous mes tourments meurent dans ma mémoire).
Sonnet VIII (Vita Nova)
Tous mes tourments meurent dans ma mémoire
lorsque je viens vous voir, ô belle joie :
et quand près de vous je me trouve, j’entends Amour
me dire : « Fuis, si tu ne veux périr. »
Le visage témoigne de la couleur du coeur
qui, défaillant, cherche partout appui,
et dans l’ivresse du grand tremblement
les pierres mêmes semblent crier : « Mais qu’il meure! Qu’il meure! »
Péché commet alors celui qui, me voyant,
refuse de consoler mon âme désemparée
en témoignant au moins un peu de compassion
devant la pitié que votre rire tue
mais qu’éveillent pourtant les regards mourants
de mes yeux qui de mort ont si grande envie.
XVI/ Quatre choses d’amour
Dante revient à un monologue intérieur et s’abandonnant à l’introspection. Nous voilà devant l’auto-analyse de l’amoureux qui décrit son état, en le résumant à « quatre choses » :
– L’amour subi est incontrôlable (« La première est que bien des fois je souffrais, quand ma mémoire me poussait à imaginer ce qu’Amour faisait de moi »).
– L’amour, semblable à une mort, fait de l’être aimé une obsession (« La seconde est que, souventes fois, Amour m’assaillait soudainement, si fort qu’il ne restait plus de vie en moi, excepté une pensée qui me parlait de cette dame »).
– On croit qu’en voyant l’être aimé l’amour peut laisser place à une courtoise amitié (« La troisième choses que lorsqu’Amour m’assaillait en un tel combat, je m’en allais tout pâle, voir cette dame, pensant que sa vue me défendrait contre de tels assauts, oubliant ce qui m’arriverait en approchant si grande courtoisie. »)
– C’est une illusion de croire que la vue de l’être aimé peut nous en éloigner (« La quatrième est que sa vue non seulement ne me protégeait pas mais mettait en déroute le peu de vie qui me restait. »)
Ces pensées expliquent le Sonnet IX (Souventes fois me viennent en mémoire) délimité en quatre parties, où Dante décrit son impuissance à combattre Amour.
XVII/ Décision du silence
Dante décide alors de ne plus s’adresser à elle directement, de se taire et de ne faire qu’écrire. L’amour de Dante va dès lors se nourrir de son absence en chantant ses louanges. Sa passion va se développer au service d’une dévotion amoureuse sublimée par le sacrifice qu’il fait de ne point la posséder.
XVIII/ Moqueries des dames
Certaines dames ont deviné le coeur de Dante. L’une d’elle l’appelle auprès d’elle. Il redoute d’y trouver Béatrice mais elle ne s’y trouve point. Elles rient et le regardent, puis, l’une d’entre elles le questionne avec une curiosité et une impatience bien féminine : « A quelle fin aimes-tu cette tienne dame puisque tu ne peux soutenir sa présence ? Dis-le nous car, assurément, la fin d’un tel amour doit être bien nouvelle ! » Dante répond : « Mes dames, la fin de mon amour a été naguère le salut de cette dame de qui peut-être vous voulez parler, et c’est en lui que résidait ma béatitude laquelle était la fin de tous mes désirs. Mais depuis qu’il lui a plu de me le refuser, mon seigneur Amour, grâces lui soient rendues, a placé toute ma béatitude en ce qui ne peut m’être ôté.« Elles murmurent entre elles et répondent : « Nous te prions de nous dire où réside cette tienne béatitude. » Et lui répond simplement : « Dans les paroles qui louent ma dame. » Narquoises, elle remettent en question sa bonne foi et son talent : « Si cela était vrai, les vers en lesquels tu as dépeint ton état, tu les aurais tournés d’une toute autre manière. » Honteux, Dante songe alors :« Puisqu’il y a tant de béatitude dans les paroles qui louent ma dame, pourquoi mon parler a-t-il été si différent ? »
Les dames s’étant moquées de sa poésie, il a peur de continuer à rimer à la louange de Béatrice. Il a le pressentiment d’une inspiration qu’il ne maîtrise pas encore parfaitement, ce qui lui cause une grande crainte : « En pensant beaucoup à cela, il me semblait que j’avais abordé une matière trop haute pour moi. Si bien que je n’osai pas commencer, et je demeurai ainsi plusieurs jours, partagé entre le désir de rimer et la peur de commencer. »
XIX/ Au bord du ruisseau
Malgré le manque de confiance en son talent, Dante désire vivement rimer en l’honneur de la « Très-Gentille ». Le voilà en pleine rêverie au bord d’un ruisseau clair. Il confie qu’il veut s’adresser aux dames, mais seulement celles qui ont un gentil coeur, truchement pour célébrer Béatrice. Le poète expérimente une sorte de miracle malgré lui qui lui procure une grande joie, qui n’est autre que le syndrome de l’inspiration. Sa langue semble soudain se mouvoir d’elle-même. Cet instant n’est rien d’autre que celui de la célébration de la création, phase durant laquelle l’artiste voit la forme de son oeuvre s’élaborer selon son intuition. On assiste à la maïeutique du célèbre sonnet : Donne che avete intelletto d’amor (Dames qui d’amour avez l’intelligence). Cette grande chanson serait trop longue à analyser. On observe seulement que Dante la divise en trois parts : la première comme introduction, la seconde comme argument, la troisième comme servante des paroles précédentes. Il y fait l’éloge de Béatrice, ce que le ciel et la terre pensent d’elle, décrivant la noblesse de son âme qui accompagne la noblesse de son corps. Partant du tout (la personne entière de Béatrice), il termine avec le particulier (les beautés déterminées de son être) par l’entremise du poème blason où sont célébrés notamment ses yeux « principes d’amour » et sa bouche « fin d’amour ». Cela n’est pas sans rappeler les célèbres portraits préraphaélites de Dante Gabriel Rossetti qui portait une attention parfois démesurée aux traits du visage, qui peuvent parfois nous sembler exagérés. Il ne faut, en fait, pas perdre de vue que c’était un parti-pris du peintre qui les considérait comme des « blasons » du corps dans une lecture mystique redevable à Dante.
Chanson I (Vita Nova)
Dames qui d’amour avez intelligence,
je veux, avec vous, ma dame chanter,
non que je pense épuiser sa louange
mais discourir pour soulager mon coeur.(…)
Amour jette en vilains coeur un gel
par quoi tous leurs pensers se glacent et périssent ;
celui d’entre eux qui soutiendrait sa vue
s’ennoblirait ou mourrait ;
mais si quelqu’un se trouve digne
de la regarder, celui-là connaît l’effet de sa vertu
et ce qu’elle lui donne devient pour lui salut
tant il se fait humble et oublieux des offenses.
Grâce plus grande encore par Dieu lui fut donnée :
nul ne peut mal finir qui lui a parlé.(…)
De ses yeux, comment qu’elle les meuve,
jaillissent d’enflammés esprits
qui blessent les yeux de qui la contemple
et si fort transpercent qu’ils atteignent le coeur.
Amour est peint en ce sourire
que nul ne peut trop longtemps regarder. (…)
XX/ Définition de l’amour
Un de ses amis lui demande ce qu’est Amour. Pour Dante, l’amour est inséparable de la bonté de coeur. Il explique que l’Amour permet à l’âme de s’éveiller. C’est à la fois puissance et acte, forme et matière. A travers une belle métaphore du « Château de l’âme« , il écrit le Sonnet X (Amour et coeur gentil). On se demande si Thérèse d’Avila avait lu Dante quand elle écrivit Le Château intérieur ou Les Demeures (1577) !
Sonnet X (Vita Nova)
Amour et coeur gentil sont une seule chose,
ainsi que le sage l’affirme dans ses vers,
mais l’un sans l’autre peut être aussi
comme âme raisonnable en qui n’est pas raison.
La Nature fait, quand elle est amoureuse,
d’Amour un seigneur et du coeur un château
à l’intérieur duquel en dormant il repose
durant, selon le cas, brève ou longue saison. (…)
XXI/ Comment s’éveille l’amour
Ce poème dédié à l’Amour l’incite à en écrire un autre dédié à Béatrice afin de montrer « comment par elle s’éveille cet amour et comment, non seulement il s’éveille là où il dort, mais comment, même là où il n’est pas en puissance, elle le suscite grâce à son merveilleux pouvoir.« Béatrice symbolise avant tout la Grâce, cet irrésistible attrait qui purifie et rend meilleur. La contemplation du Bien réfugié dans la Beauté élève l’âme de qui la regarde en engendrant les vertus d’humilité, de bonté, de patience et de douceur, comme il l’explique : « (…) elle rend noble tout ce qu’elle voit, ce qui revient à dire qu’elle induit Amour en puissance même là où il n’est pas. » Dante aborde à nouveau le thème du regard, et de la bouche qui sont pour lui les deux nobles parties du visage (« son très doux parler », « son admirable sourire ») dans le Sonnet XI (Dans ses yeux)
Sonnet XI (Vita Nova)
Dans ses yeux, ma dame porte Amour
par quoi s’ennoblit tout ce qu’elle regarde.
Où qu’elle passe, tous vers elle se tournent
et de celui qu’elle salue le coeur tressaille
si fort que, baissant les yeux il pâlit
et sur ses fautes soupire.
Devant elle, s’enfuient l’orgueil et la colère :
aidez-moi, dames, à l’honorer.
Toute douceur et tout humble penser
naissent au coeur de qui l’entend parler ;
bienheureux celui qui, une fois, l’a vue.
Ce qu’elle semble en son léger sourire
ne peut se dire ni garder en mémoire
tant gentil est ce miracle, et merveilleux.
XXII/ Mort d’une amie de Béatrice
Dante annonce ensuite la mort d’une compagne de Béatrice à travers cette sublime phrase : « Par le suite, peu de jours après, ainsi qu’il plût au glorieux Seigneur qui ne refusa pas la mort pour lui-même, celui qui avait donné le jour à la si grande merveille que l’on voyait être la très gentille Béatrice, quitta cette vie et, vraisemblablement, s’en alla à la gloire éternelle. » C’est un chagrin pour tous et l’occasion de lamentations rituelles où les dames évoquant les douces larmes de Béatrice : « Elle pleure en telle manière que quiconque la verrait en mourrait certainement de pitié.(…) Laquelle de nous pourrait désormais être joyeuse après avoir entendu cette dame parler si pitoyablement ? » Savoir que Béatrice pleure fait pleurer Dante, si sensible à sa douleur. Il se cache avec une timidité qui le fait écrire sur cette scène le Sonnet XII (Vous qui portez si affligée semblance) où elle devient l’image de Pitié, et le Sonnet XIII.
XXIII/ Maladie de Dante
Dante tombe malade et garde le lit neuf jours, en état de grande faiblesse. Il pleure sur sa misère physique et amoureuse, et se met à songer à la mort de Béatrice : « De toute nécessité il faut que la très gentille Béatrice quelque jour se meure ». Il a alors une vision délirante (« fantastications ») dans laquelle lui apparaissent des visages de femmes horribles, échevelées et menaçantes : « Toi aussi tu mourras. » Alors que le soleil s’obscurcit, Béatrice est élevée au ciel. Il supplie la Mort de l’accompagner à travers une nouvelle personnification : « Très douce mort, viens à moi et ne me sois point vilaine, puisque le lieu où tu as été n’a pu que t’ennoblir. Or viens à moi qui beaucoup te désire, et tu le vois puisque j’ai déjà ta couleur. » Tandis qu’il divague, une dame alertée par son état se penche sur le poète en larmes. Inquiète, elle appelle d’autres dames qui cherchent à le consoler. Dante se réveille et décrit ensuite sa vision dans une chanson (Dame compatissante et d’âge nouvelet), présage de mort et d’absence :
Chanson II (Vita Nova)
(…) Pendant que je songeais à ma fragile vie,
à sa durée si précaire,
Amour pleura dans mon coeur qui l’héberge,
de quoi mon âme fut si marrie
que, soupirant, je me mis à penser :
un jour aussi ma dame se mourra.(…)
La vision trompeuse
me conduisit à voir ma dame morte
et, dans le même temps,
d’un voile, des dames la recouvrir.
Son visage portait tant de sérénité
qu’il semblait dire : « Je suis en paix. »
Tout affligé je devenais si humble
voyant en elle si grande humilité,
que je me disais : « Mort, comme tu dois être douce
et noble, désormais, puisqu’en ma dame tu es passée.
Sois donc compatissante, ne me dédaigne pas,
vois à quel point je deviens désireux
d’être des tiens puisque déjà je te ressemble.
Accours : c’est mon coeur qui te le demande.(…)
XXIV/ La Primavera
Assis pensivement dans un lieu quelques temps après, Dante sent un tremblement joyeux dans son coeur. Il reconnaît l’allégresse d’Amour qui annonce l’instant où va paraître Béatrice. Arrive une belle dame appelée Jeanne et surnommée Primavera, qui précède Béatrice. Toutes deux passent tandis que l’Amour exégète murmure au coeur de Dante le rôle mystique des deux femmes : « La première est appelée Primavera, seulement à cause de cette venue d’aujourd’hui ; car c’est moi qui ai poussé celui qui lui donna ce nom à l’appeler Primavera, ce qui veut dire prima verrà, « première elle viendra », le jour où Béatrice se montrera après la vision de son fidèle. Et si, de plus, tu veux considérer aussi son premier nom, autant dire que première elle viendra puisque son nom « Jeanne » dérive de ce Jean qui précéda la Véritable Lumière en disant : Ego vox clamantis in deserto : parate viam Domini« . Et il me sembla qu’il me disait aussi aussi ces paroles : « Et qui voudrait voir avec plus de pénétration encore, appellerait cette Béatrice : Amour, tant est grande sa ressemblance avec moi. »
Dante écrit un sonnet pour son ami qui aime Jeanne, en le dédiant à Monna Vanna et à Monna Bice (surnom de Béatrice). On y apprend qu’Amour est le Senhal, signe de Béatrice.
Sonnet XIV (Vita Nova)
J’ai senti s’éveiller en mon coeur
un esprit amoureux qui dormait
et puis, de loin, j’ai vu venir Amour
si allègre qu’à peine l’ai reconnu.
Il me dit : « Pense à m’honorer »;
et chacun de ses mots riait.
Mon seigneur avec moi était là depuis peu
quand, regardant d’où il était venu,
je vis Monna Vanna et Monna Bice
s’approcher de l’endroit où j’étais :
une merveille précédant l’autre.
Et, comme la mémoire me le rappelle,
Amour me dit : « Celle-ci a nom Primavera,
mais Amour, tant elle me ressemble, celle-là. »
XXV/ Le dire d’amour
Ce chapitre offre une méditation physique et métaphysique dans laquelle Dante réaffirme au lecteur son intention d’user du processus de la personnification pour parler de l’Amour. Il lui donne volontairement une forme corporelle, tout en sachant bien que l’Amour n’existe pas en soi comme substance mais comme accident dans la substance. Philosophant, Dante considère l’amour comme un attribut de l’âme humaine. S’il emploie la personnification, c’est dans le dessein de s’adonner plus librement à la création, à la poiesis. Pour lui, l’amour est venu, l’amour a ri, l’amour a parlé, ces choses là étant propres à l’être humain, il lui donne donc la substance de l’homme dans son récit. S’ensuit une réflexion où Dante s’inscrit dans les débats de son temps sur la langue parlée ou littéraire, sur les diseurs d’amour (trouvères d’amour) en langue vulgaire ou en langue latine, sur le texte en rime ou non. Il réaffirme que la rime est propre au chant d’Amour et que la liberté du poète est plus grande que celle des parleurs et des prosateurs. C’est aussi le propre du poète de faire parler les choses inanimées, en citant Virgile, Lucain,Horace, Homèe, Ovide.
XXVI/ Vertu de Béatrice
Le charme de Béatrice, qui découle de sa vertu, occupe un paragraphe. En elle, Dante contemple la Grâce, source de joie et d’admiration : « Elle, cependant, couronnée et revêtue de modestie s’en allait sans montrer nulle vanité de ce qu’elle voyait et entendait.(…) Moi, je dis qu’elle se montrait si noble et de tant de plaisantes grâces remplie que ceux qui la regardaient ressentaient en eux-mêmes une douceur si pure et si suave qu’ils étaient incapables de l’exprimer ; nul ne pouvait la regarder sans être aussitôt contraint de soupirer. Ces choses et de plus admirables encore procédaient d’elle par l’effet de sa vertu. » La Grâce, personnifiée par Béatrice, infuse sa noblesse aux âmes, par un effet bénéfique de l’amour qui est contagieux par nature. S’ensuivent le Sonnet XV et le Sonnet XVI :
Sonnet XV
Si noble et si chaste apparaît
ma dame lorsqu’elle salue
que toute langue en tremblant devient muette
et que les yeux n’osent la regarder.
Elle va, s’entendant louer,
bénignement d’humilité vêtue,
et on dirait chose venue
du ciel sur terre pour miracle montrer.
Tant de plaisantes grâces elle offre à qui l’admire
qu’elle infuse au coeur, par les yeux, une douceur
que nul ne peut connaître s’il ne l’a goûtée.
De son visage semble s’envoler
un esprit suave plein d’amour
qui va disant au coeur : soupire.
Sonnet XVI
Il voit parfaitement toute merveille
celui qui voit ma dame parmi d’autres,
et celles qui l’accompagnent sont tenues
de remercier Dieu d’une telle faveur
Si grande vertu a sa beauté
qu’elle n’éveille aucune jalousie
et revêt même celles qui l’entourent
de courtoisie, d’amour et de foi.
A sa vue tout se fait humble
mais elle n’est pas la seule que son aspect embellit :
par lui chacune acquiert plus de prix.
Elle est, en ses moindres gestes, si courtoise
que nul ne peut la rappeler en sa mémoire
sans soupirer en douceur d’amour.
XXVII/ Effets de la vertu de Béatrice sur Dante
Après avoir parlé de l’effet de la vertu de Béatrice sur son entourage, Dante écrit sur ce qu’elle opère en lui dans des Stances.
XXVIII/ Mort de Béatrice
Quomodo sedet sol civitas plana populi ! Facta est quasi vida domina gentium. (« Combien est seule la ville pleine de peuple ! Elle est devenue comme veuve, la reine des nations ! ») C’est par ces paroles tirées des Lamentations (I,1) du prophète Jérémie que Dante ouvre le paragraphe qui est consacré à la mort de Béatrice, le 8 juin 1290, juste après le coucher du soleil. Le drame survient quand « le Seigneur de la Justice appela la Très-Gentille à participer à la gloire sous les enseignes de cette Reine bénie, la Vierge Marie dont le nom fut en très grande vénération en les paroles de cette Béatrice bienheureuse. » Dante se refuse à dire comment Béatrice meurt, car il s’en sent incapable. Il place la mort de la Très-Gentille sous le signe de la Vierge Marie, en précise seulement l’importance du chiffre neuf qu’il explicite dans le chapitre suivant.
Etude sur la Beata Beatrix de Dante Gabriel Rossetti
Il est impossible de se pencher sur la mort de Béatrice de Dante sans évoquer la Beata Beatrix d’un autre Dante, Dante Gabriel Rossetti, qui décrit à sa manière l’assomption de l’âme de la Très-Gentille, en se concentrant en parallèle sur la transfiguration sacrée de l’âme de son épouse Elizabeth Siddal, décédée en 1862. Après deux fausses couches, sa femme meurt alors qu’il est en train d’exécuter cette œuvre. Le peintre personnifia le personnage de la Vita Nova en lui donnant les traits de son épouse, au profit d’un tableau visionnaire qui eut un grand succès et dont plusieurs versions existent. Il dessina le cadre en y inscrivant la date de la mort de Béatrice, et y fit sculpter dans des médaillons un soleil, une lune, des étoiles, la terre ainsi que la phrase des Lamentations du prophète Jérémie citée par Dante. Une lettre de Rossetti de 1871 éclaire sur les intentions de cette œuvre : « Il faut bien sûr se rappeler en regardant cette qu’elle ne se veut nullement une représentation de la Mort….mais l’évoquer sous l’aspect d’une transe dans laquelle Béatrice assise au balcon surplombant la ville est soudain emportée de la Terre au Ciel… »(4). Le terme « transe » ne reflète pas tant l’état provoqué par la drogue du laudanum (dont mourut Elizabeth Siddal, comme le reflète la fleur de pavot sur le tableau), que l’état soudain de transformation spirituelle que provoque son décès. Elle est en train de laisser tomber le pavot dont elle était dépendante, qu’un oiseau rouge au vol courbe ramasse dans son bec pour l’en éloigner, prête à connaître la première étape de la résurrection de l’âme commencée avec la mort. L’espace est trouble comme si le spectateur était dans le même éther intermédiaire où le monde terrestre est encore visible mais où ses contours deviennent déjà flous comme à travers un vitrail doré. La silhouette de l’homme vêtu de rouge et portant un cœur enflammé à gauche, se fait l’écho du « seigneur redoutable » et du Vide cor tuum du Chapitre III de la Vita Nova. C’est l’Amour portant le coeur de Dante, lui-même à droite. Ce dernier est plongé dans l’obscurité terrestre, il se retire pour laisser l’âme de Béatrice s’enflammer dans la lumière céleste à l’image du soleil crépusculaire qui dore sa chevelure en formant un halo autour de sa tête. On distingue au loin la ville de Florence, le Ponte Vecchio et l’Arno (ou bien des architectures londoniennes selon certaines interprétations), cette ville marquée par la mort de la jeune fille comme le souligne la citation du cadre : Quomodo sedet sola civitas. Le cadran solaire, signe de la brièveté de la vie marque le chiffre neuf, car Béatrice est morte « en la première heure du neuvième jour du mois ». Quelques tâches lumineuses persistent à rappeler les reflets de la terre ou bien sont déjà annonciatrices des éclats du paradis. Les yeux fermés de Béatrice s’éteignent en la laissant inanimée, dans l’amnésie de la mort. Dante Gabriel Rossetti propose ici une magistrale réinterprétation du thème de la dormition car il s’agit véritablement d’une somnolence spirituelle, d’une hypnose divine, témoignant de la migration de l’âme vers l’au-delà, à travers la métamorphose de l’être corporel, qui semble prêt à s’élever à l’image des corps des extatiques. On pense aussi des réflexions de Salvador Dali sur l’extase à travers notamment son photomontage Le Phénomène de l’extase dans lequel il chercha à capturer ce phénomène dans une intention surréaliste avec une trentaine de photos qui décomposent le mouvement de l’extase, tout en centrant sa composition sur la forme d’un visage féminin de type finalement très langoureusement préraphaélite (5). Les lèvres tendues comme pour recevoir la communion, Béatrice-Elizabeth participe déjà au monde surnaturel. A la colombe blanche du Saint-Esprit l’artiste substitue une colombe rouge auréolée, symbole de paix, de passion et d’espoir mais aussi symbole du Christ rachetant l’humanité en versant son sang. The Dove (« la Colombe ») était aussi le surnom donné par Rossetti à sa femme. Le mot beata renvoie au latin beatus qui signifie « heureux, bienheureux » et qui a donné « béat, chanceux, fortuné ». C’est surtout le titre donné aux âmes justes qui sont dans la contemplation de Dieu. Après la citation de Jérémie, Dante évoque la mort de Béatrice en la reliant directement avec sa grande dévotion à la Vierge. Il y a donc implicitement un ancrage marial dans cette œuvre qui réinterprète l’adoration vouée à Dante pour une Béatrice elle-même vouée à la Vierge qu’elle s’apprête à contempler au Ciel après s’être consacrée à elle sur terre.
XXIX/ Symbolique du chiffre 9
Le chapitre qui suit celui de la mort de Béatrice est une analyse symbolique du jour dit. Dante se fait astrologue et mathématicien de la Mystique en convoquant les cieux, l’espace, les étoiles et les calendriers autour de la science divine du chiffre 9. Il est fait allusion au système ptolémaïque, au calendrier syrien et arabe : « C’est une raison, mais si on y pense plus subtilement et selon l’infaillible vérité, elle fut elle-même ce nombre. Je le dis par analogie et l’entends ainsi : le nombre trois est la racine de neuf puisque, sans autre nombre et multiplié par lui-même, il donne neuf, comme nous voyons manifestement que trois fois trois font neuf. Donc si le trois est par lui-même facteur du neuf et que le facteur de miracles par lui-même est trois, à savoir : Père, Fils et Saint-Esprit, lesquels sont trois en Un, cette dame fut accompagnée du nombre neuf pour donner à entendre qu’elle était un neuf, un miracle dont la racine (je veux dire la racine du miracle) ne peut être que l’admirable Trinité. (…) »
XXX/ La ville de Florence sans Béatrice
Dante revient sur la signification des Lamentations de Jérémie et pourquoi il s’est inspiré du Quomodo sedet cola civitas, puisque avec la mort de Béatrice la ville de Florence a perdu son lys et son fleuron.
XXXI/ Douleur de Dante
On imagine la douleur de Dante après le départ de la céleste Béatrice. Inconsolable, il épanche ses pleurs en les écrivant, notamment dans la Chanson III (Les yeux dolents de pitié pour mon coeur/Li occhi dolents per pietà del core)
Chanson III
(…) Elle a quitté sa belle personne
pleine de grâce, l’âme gentille ;
glorieuse, elle repose en digne lieu.
Qui ne pleure pas en parlant d’elle
a coeur de pierre si mauvais et vil
que ne peut y entrer nul esprit de bonté.
Coeur vilain n’a aucun pouvoir
d’imaginer quelque chose d’elle
et c’est pourquoi il ne sait pleurer ;
mais grande tristesse et grand désir
de soupirer, de mourir de larmes,
de ne jamais s’en consoler
vient à celui qui sait voir en pensée
quelle elle fut, pourquoi elle nous a été ravie.
D’angoisse profonde m’accablent mes soupirs
lorsque le souvenir en ma triste mémoire
fait apparaître celle par qui mon coeur est brisé,
et souventes fois, quand à la Mort je pense
de celle-ci mon coeur si fortement s’éprend
que sa pâleur se peint sur mon visage.
Quand son image plus ne me quitte
si grand souffrir m’assaille de toutes parts
que sous tant de douleur je tressaille
et deviens tel
que je m’enfuis de honte.
Puis, en larmes, seul au milieu de mes plaintes,
j’appelle Béatrice et dis : « Est-ce possible ? Tu es morte ? «
Crier son nom, alors me réconforte.
Pleurs de douleur, soupirs d’angoisse,
consument mon coeur, partout, quand je suis seul.
Qui m’entendrait souffrirait grande peine.
Quelle a été ma vie depuis
que ma dame est montée au Siècle glorieux
aucune langue ne saurait le dire ; (…)
XXXII/ Les Soupirs
Le meilleur ami de Dante lui demande de composer quelque chose sur une femme morte. Il s’exécute avec le Sonnet XVII (Venez entendre mes soupirs) imprégné du souvenir de la « Très-Gentille ».
XXXIII/ Lamentations de Dante
Après avoir écrit le Sonnet XVII, Dante demeure insatisfait. Il décide donc de composer deux stances d’une chanson, une pour lui, une pour son ami. De prime abord, il sera dédié à une seule personne mais en réalité il s’adresse à deux femme distinctes : c’est la Chanson IV.
XXXIV/ L’anniversaire de la mort de Béatrice
Un an après, Dante pense à la mort de Béatrice en dessine un ange sur une tablette (Leonardo Bruni rapporte que Dante dessinait très bien). Des gens de la ville viennent l’observer. Il écrit un sonnet en trois parties sur la mémoire de Béatrice, si vive et si présente.
XXXV/ La Dame à la Fenêtre (La Donna della Finestra)
Dante demeure plongé dans ses pensées douloureuses. Une dame se penchant par sa fenêtre est prise de pitié en le voyant (Note : Dans la Vita Nova, le terme « pitié « est à comprendre dans le sens de la disposition de l’âme à l’amour, à la miséricorde et aux passions charitables). C’est La Donna della Finestra dont la compassion émeut Dante :« comme les affligés, quand ils voient quelqu’un s’apitoyer sur eux se mettent à pleurer comme s’ils avaient pitié d’eux-mêmes, je sentis mes yeux sur le point de pleurer ». Il s’éloigne d’elle mais il y pense par la suite en se disant que cette femme ne peut avoir en elle qu’un noble amour, lorsqu’il compose le Sonnet XIX (Mes yeux ont vu).
Sonnet XIX (Vita Nova)
Mes yeux ont vu quelle pitié
manifestait votre visage
lorsque vous observiez l’attitude et les gestes
que la douleur m’impose si souvent.
Alors je me suis aperçu que vous songiez
à ce qui fait ma vie si sombre
et dans mon coeur la crainte est venue
de trahir ma faiblesse par mes larmes.
De vous je me suis éloigné, sentant
que des pleurs montaient de mon coeur
bouleversé par votre vue.
Puis j’ai dit en mon âme triste :
« C’est bien le même Amour qui habite en cette dame,
et c’est lui qui me fait aller ainsi pleurant. »
XXXVI/ Suite de la Dame à la Fenêtre
La Dame à la Fenêtre réconforte Dante malgré lui. Il s’interroge sur le sens de cet amour dans le Sonnet XX (Couleur d’amour).
XXXVII/ Tentation de Dante
Serait-ce une trahison ou non d’aimer la Donna della Finestra ? Dante est tenté par cette dame compatissante mais ne serait-ce pas faire preuve de légèreté et d’inconstance à l’égard de Béatrice ?La Donna della Finestra c’est aussi l’allégorie de la philosophie qui cherche à se substituer comme fin-en-soi à la théologie. Attiré par elle, subsiste en lui la volonté d’être fidèle à son amour et à son souvenir. Pour décrire la tragédie de son combat intérieur, il écrit un sonnet pour « enfermer en lui mon horrible condition ». C’est le Sonnet XXI (Les pleurs amers).
XXXVIII/ Combat intérieur
Voilà donc notre Dante hésitant, en proie à l’ultime tentation de la dualité entre le coeur et la raison. Il est attiré par cette dame qui est sans doute apparue par la volonté d’amour pour lui apporter un réconfort. Son coeur est prêt à céder mais la raison lui rappelle l’amour de Béatrice, de même qu’il a la tentation de substituer la philosophie à la théologie. Il décrit la bataille de « pensers » et comment le Coeur, symbole d’appétit se dispute avec l’âme, symbole de raison. Dans le sonnet XXII en trois parties (Gentil penser qui parle de vous), il explique comment son désir se tourne vers la dame, puis comment la raison parle au coeur, et comment ce dernier lui répond. Le terme « Gentillesse » est à comprendre ici au sens d’une perfection morale et intellectuelle.
Sonnet XXII (Vita Nova)
Gentil penser qui parle de vous
s’en vient en moi demeurer souvent.
Il devise d’amour si suavement,
qu’il y fait consentir mon coeur.
A ce coeur l’âme dit : « Qui est donc celui-ci
qui vient consoler notre mémoire?
Possède-t-il vertu si puissante
qu’il ne laisse point d’autre pensée en nous , »
Et lui répond : « O âme pensive,
c’est un esprit nouvelet d’amour
qui devant moi ses désirs présente,
et toute sa vie et tout son pouvoir
il le scient des yeux de la compatissante
que nos martyres ont tant troublée. »
XXXIX/ Retour au souvenir de Béatrice
A l’heure de none (toujours le chiffre neuf!), Dante a la vision de la glorieuse Béatrice en vêtements rouges, comme lors de leur première rencontre. Son souvenir revient avec force. Comment oublier un premier amour si puissant ? « Alors je commençai à penser à elle ; et me souvenant d’elle selon l’ordre du temps passé, mon coeur commença à se repentir douloureusement du désir par lequel il s’était laissé si indignement posséder pendant quelques jours au mépris de la constance et de la raison ; et une fois ce mauvais désir chassé, tous mes pensers se retournèrent vers leur très gentille Béatrice. Et je dis qu’à partir de ce moment, je recommençai à penser tellement à elle, de tout mon coeur rempli de honte, que mes soupirs se manifestèrent maintes fois ; car presque tous, en s’exhalant, répétaient ce qui se disait dans mon coeur, à savoir le nom de cette Très-Gentille et comment elle nous avait quittés. » Il regrette sa vanité et ses illusions envers la Donna della Finestra dans le Sonnet XXIII (Las ! par la force).
XL/ Les Pèlerins
Après cette épreuve, Dante rencontre des pèlerins de passage à Florence. Cette scène lui inspire le Sonnet XXIV (Las ! pèlerins qui allez soucieux) qui s’adresse à ces individus inconnus qui passent dans la ville en méconnaissant le souvenir de Béatrice.
XLI/ Sonnets aux Dames
L’avant-dernier chapitre est consacré au Sonnet XXV (Outre la sphère qui la plus large tourne) écrit pour des dames qui lui demandent des rimes. Dante évoque la dame unique objet de sa pensée en jonglant entre philosophie et métaphysique. C’est aussi l’ébauche du projet de la Divine Comédie qui se dessine avec l’évocation de l' »esprit pèlerin ». Louis-Paul Guigues voit dans La Vita Nova un préambule à La Divine Comédie, une première impulsion métaphysique qui semble s’exprimer à cet instant (6).
XLII/ Fin, « per omnia saecula benedictus »
La Vita Nova se clôt sur une vision merveilleuse que Dante ne veut décrire mais on comprend qu’elle appelle une inspiration nouvelle. C’est en définitive l’annonce implicite d’une autre oeuvre, la Divine Comédie : « Et donc, s’il plaît à Celui par qui toutes les choses vivent, que ma vie dure encore quelques années, j’espère dire d’elle ce qui jamais ne fut dit d’aucune. Et puis qu’il plaise à Celui qui est Sire de la courtoisie que mon âme puisse aller voir la gloire de sa dame c’est-à-dire de cette Béatrice bénie laquelle glorieusement contemple la face de Celui qui est per omnia saecula benedictus. »
Muse reliant terre et ciel, lien entre profane et sacré, pont entre réel et surnaturel, Béatrice guide encore aujourd’hui les poètes comme elle guida Dante en l’élevant spirituellement vers l’Empyrée. Il faudrait que tout amoureux (se) lise La Vita Nova pour apprendre à dépasser le sensible en allant vers l’intelligible, et faire avec sagesse l’apprentissage des degrés de l’amour et de ses valeurs rédemptrices. Bien sûr, sans jamais se perdre dans la loi de l’âme au détriment de la loi des corps, comme le rappelle si bien Etienne Gilson : « N’en doutons pas, l’amour de Dante pour Béatrice, comme celui de Pétrarque pour Laure ne jaillit avec tant de force pour s’élever si haut, que parce qu’une intense émotion charnelle en nourrissait la racine. Ce ne sont pas là des amours de tête, mais de l’être humain tout entier. » (7)
(1) George Steiner in Réelles Présences, Les arts du sens, Folio, (1994), 2005, p.231.
(2)Salomon Trismosin, Splendor Solis, Manuscrit (1582), British Library. Disponible sur : http://www.bl.uk/catalogues/illuminatedmanuscripts/record.asp?MSID=7881&CollID=8&NStart=3469)
(3) Louis-Paul Guigues in introduction Vita Nova, Poésie/ Galllimard, NRF, 1974, p.26.
(4) Cité par Simon Wilson in Tate Gallery, An Illustrated Companion, (rev. Ed.), 1991, p.86.
(5) Salvador Dali, Publié dans Minotaure, n°3-4, décembre 1933. Voir notamment l’étude de Michel Poivert, « Le Phénomène de l’extase ou le portrait du surréaliste même », Etudes Photographiques, num.2, Mai 1997. Disponible sur: http://etudesphotographiques.revues.org/index130.html
(6) Louis-Paul Guigues, in intro. Vita Nova, Poésie/ Galllimard, NRF, 1974, p.22. (« S’il décide de composer la Vita Nuova, ce n’est donc pas pour reproduire des vers qui ne sont pas toujours des meilleurs. ce n’est pas non plus pour célébrer Béatrice, puisque la Florence littéraire connaissait ses louanges et d’autres encore. Non, s’il écrit la Vita Nuova, c’est pour préparer son public à mieux comprendre le grand oeuvre qu’il médite et qu’il ébauche. La Vita Nuova est, en quelque sorte, avant la lettre, la première glose de La Divine Comédie. Il est de la plus haute importance pour Dante de se prouver que Béatrice est un miracle sur terre. Il a besoin de se le prouver parce que, pour écrire un poème surhumain, il a besoin d’un amour surhumain. Il faut que lorsqu’il pense à Béatrice, son esprit se hausse et se meuve déjà dans une lumière céleste. Il a besoin pour cela de tout son enthousiasme poétique et, véritablement, on peut dire que sa Béatrice est sa théologie. En une Béatrice encore physique, il a voulu et su voir une Béatrice métaphysique. »)
(7) Etienne Gilson, L’Ecole des Muses, Vrin, 1951, pp.25-26.
Note : voir aussi l’érudite et passionnante recension des opinions sur Dante allant de Pétraque à Paul Claudel, en passant par Lamartine, Théophile Gautier, Christine de Pisan ou Voltaire in Dante ou la passion de l’immortalité par Jacques Madaule, Plon, 1965, pp.165-174.