LIRE ET RELIRE L’Éveil de Kate Chopin (1899)

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« Mais le commencement des choses, celui d’un monde surtout, est forcément vague, embrouillé, chaotique, extrêmement troublant. Combien peu d’entre nous parviennent à émerger d’une telle genèse ! Combien d’âmes périssent dans ce tumulte ! »

        Écrivain née en 1850, Kate Chopin a été redécouverte par le féminisme américain du XXe siècle, et mise au rang des Edith Wharton, Sylvia Plath ou Harriet Beecher Stowe, en raison de son écriture talentueuse (romans, nouvelles, poésie) mise au service d’une réflexion sur le rôle de la femme dans une société essentiellement patriarcale. Son écriture se caractérise par une simplicité intelligente, des descriptions courtes et un rythme égal où l’ironie et la critique sont tempérées par une sensibilité délicate et pudique. Kate Chopin, mère de cinq fils et une fille, met beaucoup d’elle-même dans L’Eveil (The Awakening, sous-titré « Une âme solitaire »). Ce roman d’introspection condamné par la critique américaine,décrit la perte des illusions de la languissante Edna Pontellier dans la société créole de la Louisiane de la fin du XIXe siècle. Le comportement immoral de l’héroïne dérangea l’Amérique puritaine.

 L’éveil de la conscience

L’intrigue se noue dans la pension de Madame Lebrun à Grand-Isle lors des vacances estivales de bord de mer de la bonne société de la Nouvelle Orléans. Le riche courtier Monsieur Pontellier, sa femme la belle Edna et leurs deux jeunes fils passent plusieurs semaines, comme chaque année, en compagnie de plusieurs familles respectables de notables. Kate Chopin décrit les sentiments qui agitent Edna dans ce microcosme où la vie l’a placée depuis son mariage avec un homme attentif qu’elle se met à mépriser car il la transformée en « épouse dévouée », en femme qui subit la vie au lieu de la choisir. Soumise, obéissante et passive,la jeune femme aux cheveux bruns-dorés va littéralement « s’éveiller »(comme le rappelle le titre du livre) en découvrant qu’elle ne supporte plus son existence de femme rangée et de mère. Cet éveil est une souffrance qu’elle doit assumer dans la solitude intérieure  (« Enfin, Madame Pontellier commençait à comprendre sa position dans l’univers, et à éprouver ses relations d’individu avec le monde qui l’entourait et celui qu’elle portait en elle. Cela peut paraître un fardeau bien lourd, cette sagesse descendue sur l’âme d’une jeune femme de vingt-huit ans – peut-être plus de sagesse que le Saint-Esprit ne se plaît d’habitude à en accorder aux femmes, quelles qu’elles soient. ») Kate Chopin analyse la lumière qui pénètre la conscience d’Edna en prenant la métaphore de la mer dont les vagues surgissent régulièrement entre les lignes du roman, comme le symbole des états d’âmes de la jeune femme (« La voix de la mer est séductrice ; sans jamais se lasse, elle chuchote, gronde,murmure, invite l’âme à errer pour un temps dans des abîmes de solitude ;à se perdre dans des dédales de contemplation intérieure. La voix de la mer parle à notre âme. La caresse de la mer est sensuelle, elle enveloppe le corps de sa douce étreinte »).La passion qu’ellese met à éprouver pour le jeune Robert Lebrun, chérubin et chevalier-servant des dames du lieu la conduit à fuir les habitus de sa vie (« Un sentiment indescriptible d’oppression,venu sans doute d’un coin obscur de sa conscience, emplissait tout son être d’une vague angoisse. C’était une ombre, une brume traversant la claire journée d’été de son âme. C’était étrange et nouveau ; c’était une humeur ») L’amour, le désir et la passion silencieuse l’étreignent. Le roman se fait presque silencieux comme si l’on entendait plus que le battement de deux cœurs d’un couple interdit : «Une multitude de mots n’auraient pas été plus lourds de sens que ces moments de silence, ni plus riches des premiers frémissements du désir. » Edna est passionnée de musique. Celle-ci a le don de susciter en elle des images très particulières. Elle aime souvent discuter avec Mademoiselle Reisz, vieille fille revêche et pianiste à laquelle seule Edna semble sensible. Le piano de la pension fait écho à ses tourments et ses angoisses comme le leitmotiv de sa solitude. L’éveil d’Edna est plus spécifiquement décrit dans la scène où elle apprend à nager, qui devient la métaphore de sa libération et le prélude de sa destinée. Elle jouit intérieurement de s’aventurer très loin dans la mer en s’éloignant du rivage protecteur : « Un sentiment d’exaltation s’empara d’elle comme si elle avait brusquement été investie d’un pouvoir considérable sur son corps et sur son âme. Elle devint audacieuse,téméraire et surestima ses forces. Elle voulait nager très loin, là où aucune femme ne s’était jamais aventurée ». La rébellion pénètre davantage dans son âme. Elle refuse son rôle d’automate conjugal avec une « volonté dressée » contre les ordres de son mari qui ne comprend pas son attitude. L’escapade vers l’église devient le signe d’une foi morte et perdue quand elle est prise d’un vertige à la messe et que Robert la fait sortir pour qu’elle s’aère. Elle n’y reviendra plus. En quelques jour elle a changé : « Elle laissa son esprit vagabonder et revivre son séjour à Grand-Isle ; et elle tenta de découvrir en quoi cet été avait été différent de tous les étés qu’elle avait vécus. Elle ne percevait encorequ’une chose : son être –son être actuel- était d’une certaine manière différent de son être d’autrefois. Elle ne se doutait pas encore qu’elle voyait avec d’autres yeux, rencontrait en elle de nouvelles dispositions qui éclairaient tout ce qui l’entourait d’un jour inconnu. »

L’éveil du cœur

 C’est dans l’absence soudaine que la passion souvent se manifeste. Le départ brutal de Robert pour le Mexique est une révélation amoureuse mais ni l’un ni l’autre ne se déclarent cet amour impossible (« Qui peut dire quels métaux les dieux utilisent pour forger cet attachement que nous appelons la sympathie, que nous pourrions aussi bien appeler l’amour »). Edna cherche peu à peu à secouer les chaînes qui la lient à sa cage dorée sans jamais parvenir à vraiment les briser. Contrairement à son amie Adèle Ratignolle,la blonde femme-madone du pharmacien qui se coule avec bonheur dans le moule de l’épouse et de la mère aimante, elle aspire à l’indépendance et veut affirmer sa liberté. Tout en choyant ses enfants elle ne parvient pas à se consacrer pleinement à eux et les oublie presque, ce qui lui donne de nombreux scrupules : « Bref, Madame Pontellier n’était pas une mère avant tout. Elles étaient nombreuses, les mères avant tout, cet été-là à Grand-Isle. On les reconnaissait facilement, voletant de-ci de là, déployant des ailes protectrices quand des dangers réels ou imaginaires menaçaient leur précieuse nichée. Ces femmes idolâtraient leurs enfants, vénéraient leurs maris et tenaient pour privilège sacré de nier leur individualité et de se laisser pousser des ailes d’ange gardien ».Malgré leur amitié, leurs conceptions de la vie les opposent. Madame Ratignolle c’est le symbole de la liberté de la mère avant celle de la femme ; Madame Pontellier c’est le symbole de la liberté de la femme avant celle de la mère : « Je céderais tout ce qui n’est pas essentiel ; je donnerais mon argent, je donnerais ma vie pour mes enfants ; mais je ne me donnerais pas moi-même. Je ne peux pas l’exprimer plus clairement ; c’est seulement une chose que je commence à comprendre, qui se révèle à moi peu à peu. »

L’éveil de la mort

À la fin de l’été la routine de la vie reprend en même temps qu’Edna devient plus hostile au monde qui l’entoure. Tout l’ennuie sauf la pensée de Robert auquel elle songe tout en s’efforçant de l’oublier. De retour à la Nouvelle-Orléans, elle se met à refuser les invitations mondaines, à sortir seule dans les rues et à développer ses talents de peintre en voulant devenir artiste. Toujours vêtue de blanc au début du livre, elle se pare de tenues de couleurs comme si Kate Chopin voulait traduire les changements psychologiques de son héroïne. Plus velléitaire que volontaire, elle peine à sortir de  cette prison sociale. Ceci se traduit par une errance morale et physique qui la laisse insatisfaite : « L’oiseau qui veut s’élever au-dessus du simple niveau des traditions et des préjugés doit avoir les ailes solides. C’est un triste spectacle de voir la pauvre hirondelle meurtrie, épuisée, revenir à terre en battant faiblement des ailes ». La médiocrité de son mari l’agace de plus en plus. Les reproches qu’il lui fait pour un potage brûlé engendre la célèbre scène de l’alliance durant laquelle Edna rentrée dans la solitude de sa chambre jette son anneau de mariage et l’écrase avec sa bottine. Mais quand la bonne revient dans la pièce, vaincue, elle la remet à son doigt. Le départ de son mari pour New York et de ses enfants chez leur grand-mère est enfin l’occasion de vivre seule comme elle l’entend. Elle aspire à ce qu’elle nomme « la frénésie de la vie » sans pouvoir vraiment décrire cet idéal vague. Mademoiselle Reisz et Madame Lebrun lui donnent des nouvelles de Robert par intermittences car ce dernier ne lui écrit pas. Edna continue de peindre mais elle doute de ses qualités d’artistes après la réflexion lapidaire de Mademoiselle Reisz : « Etre artiste implique beaucoup de choses : on doit posséder de nombreux dons –des dons absolus, et innés ; on ne les acquiert pas par des effortspersonnels. En outre, pour réussir, l’artiste doit avoir l’âme courageuse. (…) L’âme brave. L’âme qui ose et défie. » Elle loue le « pigeonnier » une petite maison indépendante et profite de sa vie avec une liberté frémissante en tombant dans une certaine superficialité. Se prenant au jeu de la séduction avec le galant Alcée Arobin rencontré à une course de cheval,elle lui cède mais elle regrette cette nuit sans amour. Quelques jours après elle croise par hasard Robert de retour du Mexique. Tous deux s’avouent leur amour mais Robert la fuit ensuite par respect pour son mari et ses enfants.

Eveil ou Mauvais Réveil ?

Écartelée entre sa vie de mère, sa vie d’épouse et sa vie de femme, Edna la « Bovary Créole » semble incapable de concilier ces trois vocations comme les femmes qui l’entourent. L’éveil qui semblait lumineux se transforme en chute morbide et fatale. Elle ne désire plus voir personne, le souvenir de Robert se dissipe déjà et ses enfants « lui apparaissaient comme des forces contraires qui l’avaient vaincue ; ils l’avaient dominée et avaient cherché à réduire son âme en esclavage pour le restant de ses jours. » Réveillée en ayant perdu ses illusions elle se fracasse sur le roc tranchant de la réalité et ne trouve de salut que dans la nage désespérée vers un rivage inconnu qu’elle n’atteindra jamais que dans la mort.

 On sent que les pages de L’Éveil ont été écrites dans la touffeur de cette Amérique Sudiste, sous les ombrelles de coton et dans le balancement des palmes vertes et des hamacs. Le rythme lancinant du style parvient à recréer une atmosphère de serre presque étouffante : un perroquet soliloque, des éventails se déploient, des gouttes de sueur perlent sur les fronts. On froisse des feuilles de géranium. Ici le soleil est morbide et semble refroidir et éteindre les âmes au lieu de les réchauffer et de les brûler.

Kate Chopin a le mérite avant-gardiste de dénoncer la domination des préjugés sur les femmes de son époque. Souvent condamnées à subir une vie imposée de mère et d’épouse, beaucoup souffraient du manque d’épanouissement personnel et de se sentir dupe de leurs illusions. Ce roman est riche de belles intuitions mais l’écrivain est tributaire de sa vision absurde et pessimiste de la vie, toutefois sauvée par l’harmonie musicale et l’art qu’elle déploie pour décrire son mal-être existentiel. Le reproche principal est d’avoir fait de son héroïne une féministe débutante qui ne va pas au bout de sa destinée et qui piétine dans sa vie en pêchant par dilettantisme et superficialité. Il est plus facile d’accuser la société d’éduquer les jeunes filles dans l’illusion que de devenir adulte en acceptant les responsabilités du monde réel. Car c’est le propre de la jeunesse que de vivre d’illusion et la maturité est un feu qui brûle tous ceux qui ne n’ont  pas l’âme faite du métal de l’amour et de la volonté. En proie à la dualité de la vie : « la vie extérieure où l’on s’adapte » et « la vie intérieure où l’on s’interroge », Edna devient une schizophrène boudeuse en divisant les deux au lieu de les lier et de les relier. Entre la mère de famille qui nie son individualité et la femme décomplexée qui l’affirme en faisant abstraction de ses enfants, il n’y a pas de vrai éveil que celui de la femme qui se donne à tous en restant elle-même. Enfant jamais satisfaite, gâtée et nombriliste qui manipule son père, elle se croit victorieuse en affirmant laborieusement :« On ne m’imposera pas de contraintes » (comme si la vie ne se chargeait pas de donner son lot de contraintes à tout être vivant !). La comparaison finale de « l’aboiement du vieux chien enchaîné au sycomore » n’est pas sans rappeler le fameux « chien crevé au fil de l’eau » qui inspire une grande pitié mais qui n’est guère exaltant. Il y a des prisons que l’on subit et des prisons que l’on construit soi-même. À force d’attendre que les autres la comprennent en croyant qu’elle n’existait que par leurs regards, Edna a oublié d’être elle-même. En conclusion, amour sans conscience n’est que ruine de l’âme et du corps.

 À lire mais à ne pas relire tous les jours.

©Copyright GLSG, le 14 Mai 2013