LIRE ET RELIRE La Peau de Chagrin d’Honoré de Balzac (1831)

« Comme un voyageur au milieu du désert, il avait un peu d’eau pour la soif et devait mesurer sa vie au nombre des gorgées.« 

Il n’y a pas de plaisir plus neuf et plus délicieux que de lire et relire un Balzac (1799-1850), ô auteur des auteurs de la littérature française du dix-neuvième siècle ! L’on voudrait citer chaque phrase de ses romans après chaque lecture tant cet écrivain a saisi avec talent la nature humaine dans toute sa splendeur et toute sa déchéance. Rien n’est plus actuel qu’un Balzac ! Nos romanciers et nos psychologues de bas-étage peuvent se rhabiller, ravaler leurs diagnostics et rendre à Freud la monnaie de sa pièce : Balzac soigne beaucoup de maux parce que Balzac ayant tout vécu a tout su décrire, avec sensibilité, ironie et humour. Il avait compris que les trois principales passions qui animent principalement l’âme de l’être humain ne changeraient jamais de siècles en siècle : l’ambition, les femmes, et l’argent. Dans La Peau de chagrin (1831) le romancier exploite brillamment ces trois thèmes qu’il aima tant développer dans La Comédie Humaine, parmi laquelle l’oeuvre fait figure d’un des seuls romans fantastiques et d’étude philosophique.

« Il n’y a plus qu’un jeu de cartes dans ce cœur-là! »

L’histoire raconte l’existence d’un jeune homme pauvre, sans famille, qui rêve de devenir un grand écrivain, mais qui est gratte-papier dans une mansarde et qui s’invente un avenir fastueux  dont il aperçoit quotidiennement que les moyens lui manquent pour y parvenir. Désespéré par un échec amoureux et par sa misère, il décide de jouer son dernier louis d’or dans un tripot du Palais-Royal. Balzac fait ici commencer le roman avec une magistrale leçon d’écriture. Elle consiste en la description de la maison de jeu gardée par un affreux vieillard, visage-métaphore de la dépendance irréversible au vice: « Il n’y a plus qu’un jeu de cartes dans ce cœur-là! »

Hélas, malheureux au jeu, son dernier espoir s’écroule quand il perd sa pièce sur le tapis vert râpé. Le suicide l’attend à la porte et la Seine déjà lui tend les bras. Mais quelques minutes avant de désespérer tout à fait, la curiosité le fait pénétrer dans une boutique étrange près du Pont des Arts. En entrant avec lui dans ce cabinet de curiosité, le lecteur tombe dans un musée imaginaire balzacien.  L’on devine aisément que l’auteur a pris un plaisir exquis à décrire les merveilles étonnantes, les trésors et les oeuvres d’art que Raphaël de Valentin y découvre. La boutique se révèle un inventaire des fantaisies animales, végétales, musicales, picturales les plus diverses:  » des crocodiles, des singes des boas empaillés (…) des assiettes de Saxe, un vaisseau d’ivoire, (…) le calumet du sauvage, le yatagan du Maure, (….) un monstre de la Chine (….), cet océan de meubles, d’inventions, de modes, d’oeuvres, de ruines lui composait un poème sans fin. »  Et puis, dans cet amas de vieilleries fantastiques surgit un vieillard, terrible spectre qui règne sur cette brocante inquiétante : « (…) il vivait seul, sans jouissances parce qu’il n’avait plus d’illusions, sans douleurs parce qu’il ne connaissait plus de plaisirs. » Après une discussion dans la semi-obscurité, l’homme lui propose une mystérieuse peau de chagrin (peau d’onagre), venant d’Arabie qui a le pouvoir de réaliser les désirs de celui à qui elle appartient, tout en se rétrécissant à chaque voeu exaucé, jusqu’à la mort, étant liée à la vie de son propriétaire« Le cercle de vos jours, figuré par cette peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu’au plus exorbitant. » Une sibylline inscription en arabe décrit le talisman : 

SI TU ME POSSÈDES, TU POSSÈDERAS TOUT.

MAIS TA VIE M’APPARTIENDRA. DIEU L’A

VOULU AINSI. DÉSIRE, ET TES DÉSIRS

SERONT ACCOMPLIS. MAIS RÈGLE

TES SOUHAITS SUR TA VIE.

ELLE EST LÀ. À CHAQUE

VOULOIR, JE DÉCROÎTRAI

COMME TES JOURS.

ME VEUX-TU?

PRENDS. DIEU

T’EXAUCERA.

SOIT !

Raphaël de Valentin accepte le pacte et part en faisant le voeu d’une orgie dans le plus beau lieu de Paris, avec les personnes les plus plaisantes et les meilleures compagnies. Dès cet instant, ses désirs ne lui appartiennent plus. Il croise une joyeuse bande d’amis qui l’emmènent chez Taillefer, un éditeur enrichi qui organise un somptueux dîner. C’est à l’occasion de cette soirée d’enivrement qu’il raconte son existence à son camarade Émile, au milieu des prostituées lascives et des ivrognes de salon. Il apprend le lendemain matin, par un notaire, en présence de tous, qu’il vient d’hériter de six millions de francs. Son voeu de richesse s’est exaucé mais la peau de chagrin a rétréci. La suite du roman exprime comment sa vie devient un calvaire moral, malgré son mariage avec Pauline qu’il retrouve riche à l’opéra, ayant regagné sa fortune familiale. La paranoïa le guette. Un jour, il jette la peau maléfique qu’il ne supporte plus dans le puits de son jardin, mais elle réapparaît ayant réduit de moitié,  repêchée quelques mois plus tard par le jardinier. En désespoir de cause, Raphaël de Valentin décide de consulter chimistes, mécaniciens et  zoologistes, mais ces derniers se révèlent incrédules et impuissants à contrer l’inquiétant phénomène: la peau s’avère d’une résistance diaboliques aux acides, aux étirements et aux découpages. Le temps passe. Raphaël est atteint d’une maladie pulmonaire qui le mine progressivement et l’isole tout à fait du monde. La fin, comme l’on s’en doute, sera tragique mais résume parfaitement la morale balzacienne autour du trio des passions de l’Argent, de l’Ambition et des Femmes.

« Faites vos jeux » 

 La Passion de l’Argent

 La première scène se joue dans un affreux tripot, où la phrase « Faites vos jeux » résonne entre les pages. Symbole de la Bonne et de la Mauvaise Fortune le jeu est à l’image de la vie de Raphaël qui tente sans cesse sa dernière chance, en se raccrochant à la pointe de ses désirs qui finiront par le tuer. Extrême richesse et extrême pauvreté se côtoient dans La Peau de Chagrin. Balzac analyse les deux sortes de malheur que ces états procurent: le désespoir pour la pauvreté et l’avarice pour la richesse. Les lendemains de fête sont amers et déploient leurs grisailles de déceptions pour les riches tandis que la pauvre Pauline et sa mère se sacrifient dans leur obscur réduit pour pouvoir aider chichement Raphaël. La démesure de la vie de Raphaël est à l’image de la démesure de ses désirs, qui rétrécissent la peau de chagrin comme ils réduisent son âme et sa vie, au fur et à mesure qu’ils sont satisfaits, car tout désir porte en sa satisfaction la mort. Ayant fait le voeu de devenir millionnaire, il entre alors dans un isolement morbide, reclus dans son magnifique hôtel particulier. Comme le roi Midas contraint à transformer en or tout ce qu’il touche et ne peut plus se nourrir, Raphaël de Valentin est condamné à ne plus formuler de désir de crainte que la peau de chagrin ne diminue (« La peau de chagrin était comme un tigre avec lequel il fallait vivre, sans en réveiller la férocité. »). Son fidèle serviteur Jonathan a l’interdiction de lui dire: « Souhaitez-vous? Voulez-vous? désirez-vous? « .   

« La peau de chagrin était comme un tigre avec lequel il fallait vivre, sans en réveiller la férocité. »

Gérard de Lairesse (1641-1711) Hercule entre le Vice et la Vertu, vers 1685, huile sur toile ©Paris, Musée du Louvre

La Passion des Femmes

 Trois types de femmes jalonnent La Peau de chagrin : Foedora, la Femme riche et cruelle, Aquilinia et Euphrasie les prostituées et Pauline la Femme amoureuse. Plus que de simples personnages de romans, ces femmes sont des symboles de l’Amour trompeur, de l’Amour vénal et de l’Amour idéal.

 Aquilina et Euphrasie apparaissent lors de l’orgie du somptueux dîner chez Taillefer l’éditeur parvenu. Elles incarnent l’amour vénal de la prostituée jouisseuse et celui de la prostituée fataliste. Blessées par les aléas de la vie, n’ayant pas choisi leur sort, elles l’appréhendent chacune à sa façon: dans la désinvolture et dans la tristesse.

Ensuite, paraît la figure de Foedora. Raphaël de Valentin raconte sous forme de retour en arrière sa rencontre avec la belle et impitoyable séductrice, par l’intermédiaire de Rastignac : « C’était plus qu’une femme, c’était un roman.(…) Elle ne s’était donnée à aucun pour les garder tous. Une femme est coquette tant qu’elle n’aime pas. »  Riche brune, Foedera est l’image de la vaniteuse, sans coeur et sans âme. Balzac la décrit comme « Jamais démon ne fut plus gracieux ni plus insensible ». Impitoyable, cette coquette ressemble à un beau bloc de marbre sculpté dans lequel aucun coeur n’a jamais battu. Mais au-delà de l’idylle impossible qui se trame entre Raphaël et elle, c’est une allégorie de la Société, que décrit et critique indirectement Balzac. L’on ne peut plaire à la Société et rester libre de ses choix, car elle vous embobine comme une femme intrigante qui tisse sa toile intéressée autour de ses proies naïves.

 Enfin l’image de Pauline donne l’âme du roman. C’est l’amoureuse sans retour, celle qui s’oublie et dont l’âme est enflammée par un unique amour. Rien ne compte plus à ses yeux que de vivre sous le regard de Raphaël, dont elle sera la femme après le retournement de situation de la troisième partie du roman qui les propulse tous les deux au sommet de la société. Métaphore de l’Amour idéal, elle aime Raphaël dans la pauvreté et dans la richesse, dans les joies et dans l’épreuve, jusqu’à la mort, prête à se sacrifier pour lui tant sa passion est sa seule raison de vivre, comme une sylphide ou une ondine. Mais est-elle seulement réelle? (« Elle arrive, la voici, la reine des illusions, la femme qui passe comme un baiser, la femme vive comme un éclair, comme lui jaillie brûlante du ciel, l’être incréé, tout esprit, tout amour ! Elle a revêtu je ne sais quel corps de flamme, ou pour elle la flamme s’est un moment animée ! »)

« Le monde lui appartenait, il pouvait tout et ne voulait plus rien. «  

 La Passion de l’Ambition

  » L’ambitieux se rêve au faîte du pouvoir, tout en s’aplatissant dans la boue du servilisme ». Balzac avait compris le système pyramidal de toute société, dans laquelle l’être humain est toujours le sous-fifre d’un autre. Le jeune Raphaël de Valentin rêve de célébrité et de succès, mais c’est au moment où il y accède qu’il prend conscience de la vacuité de ses illusions: « Le monde lui appartenait, il pouvait tout et ne voulait plus rien. «  On peut être maître de soi, du monde et de sa fortune, mais si l’on ne possède plus son âme, il ne nous reste plus rien. La volonté est fortifiée par l’insatisfaction des désirs, tandis que les désirs rassasiés font perdre à l’homme la puissance de sa volonté, ainsi « Il dépouillait son âme de toutes les poésies du désir ». L’ambition se nourrit d’épreuves et de combats mais aussi de liberté. Quand Raphaël obtient tout ce qu’il ambitionne, la perte de sa liberté lui fait soudain envier le bonheur simple du pauvre paysan dans sa chaumière.

 La Peau de chagrin porte dans son nom la tristesse symbolique de l’extension des désirs menant à la désillusion de leur rétrécissement. Avec une certaine ironie et un style parfait, Balzac analyse la psychologie de la volonté de puissance, mais pour lui nul doute qu’entre VOULOIR et POUVOIR, SAVOIR est la plus intéressante fonction de l’être humain car, dit-il : « vouloir nous brûle et pouvoir nous détruit; mais savoir laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme ». 

Après le Balzac du XIXème, prions pour que Dieu nous envoie bien vite le Balzac du XXIème siècle, capable de décrire la peau de chagrin de la société mondialiste, les Raphaël de Valentin des stars de la télé-réalité, les Foedera, Aquilina et Euphrasie de notre temps, les tripots des open-spaces,  la démesure d’internet, les gratte-ciels des vanités contemporaines, en un mot la comédie humaine de notre chère époque.

Ambition, argent et femme : rien de nouveau sous le soleil !

© GLSG, le samedi 2 juin 2012