La Vallée de larmes, le tableau-testament de Gustave Doré

Gustave Doré (1832-1883) La Vallée de larmes, 1883, huile sur toile ©Paris, Petit Palais 

Le visiteur qui se promène au musée du Petit Palais de Paris ne peut manquer d’être surpris par la toile monumentale du peintre et graveur Gustave Doré intitulée La Vallée de larmes. Le sujet est étrange de prime abord, mais une observation attentive invite à voir dans cette œuvre une leçon spirituelle au-delà de ses apparences doloristes. Il témoigne des ultimes préoccupations chrétiennes de l’artiste qui travaillait à ce tableau qu’il laissa inachevé à sa mort en 1883.

         Gustave Doré reste connu dans l’histoire de l’art comme graveur plus que comme peintre. De son vivant il souffrit déjà de cette préférence du public pour ses gravures au détriment de sa peinture, ce qui le mortifiait ! Il effectua de nombreuses peintures de grand format afin de montrer de quel talent il était capable, notamment dans sa ‘Doré Gallery’, une exposition itinérante faite de grands tableaux bibliques qui sont présentés à Londres et aux États-Unis entre 1869 et 1898. La Vallée de larmes en demeure un exemple abouti bien qu’inachevé avec sa prodigieuse mise en scène d’une image biblique, celle du psaume qu’il faut lire ou relire afin de mieux comprendre l’œuvre : « Dans cette vallée de larmes, il dispose dans son cœur des degrés pour s’élever jusqu’au lieu que le Seigneur lui a préparé. » (84.7) Ce tableau est plus poignant lorsque l’on songe que l’artiste y travaillait avant de mourir d’une crise cardiaque à l’âge de 51 ans, en faisant malgré lui de cette immense toile un magistral testament pictural que l’on ne peut regarder aujourd’hui sans émotion.

         Dans un paysage désolé, aride et brumeux, une foule de personnages de tous âges, hommes, femmes, enfants, vieillards et de toutes nations se groupent en avançant lentement vers un même but. Leurs tristes silhouettes se dressent comme des fantômes ou comme un troupeau de brebis égarées et fatiguées. Cette cohorte semblable à un long sanglot traverse le tableau avec lassitude, donnant au titre de l’œuvre tout son sens. Nous voilà donc dans cette « vallée de larmes », métaphore de la vie terrestre où riches et pauvres, jeunes et vieux, bien-portants et infirmes, rois et indigents sont marqués par la même misère existentielle, les deuils, le découragement, la maladie, l’inquiétude. Un arbre mort à gauche tord ses branches comme une ombre maléfique. Il n’y a aucune fleur, aucune herbe comme si l’atmosphère pesante empêchait la vie de s’épanouir. Sur les collines et montagnes au loin l’on aperçoit d’autres foules de personnages éplorés, donnant à l’ensemble de l’œuvre un double aspect d’enfer et de purgatoire. D’un aspect stylistique, l’on remarque l’extraordinaire multiplicité des points de vue liée au talent d’illustrateur et à l’exceptionnelle imagination de Gustave Doré. L’on devine aussi l’influence de la fresque du Jugement Dernier de la Chapelle Sixtine de Michel-Ange qu’il admirait tant. Quand il représente les reliefs escarpés, l’artiste se souvient aussi probablement de son enfance passée au pied des Vosges et des Alpes. 

L’obscurité qui domine le tableau est néanmoins éclairée par une lumière surnaturelle au milieu du chemin irradiant de la figure du Christ vêtu de blanc. Jésus se dresse dans la partie haute du tableau, entouré d’un halo, portant et désignant sa croix en avant du chemin épineux et abrupt qui circule parmi les rochers. Cette figure donne son sens à toute la scène comme la suite du psaume l’explique aussi : « Car le législateur donnera sa bénédiction; ils s’avanceront de vertu en vertu ; ils verront le Dieu des dieux dans Sion ». Gustave Doré se fait visionnaire. Il transforme ce psaume en image métaphorique qui lui permet d’exprimer à la fois le drame de l’humanité déchue et la perspective de l’espérance donnée par le Christ venu pour la rédimer. La « vallée de larmes » occupe tout l’espace physique et mental du spectateur mais la seule figure du Crucifié l’occulte en même temps par sa puissance volontaire comme l’humble David triomphe du géant Goliath. Sa main est tendue vers le Ciel en un geste dynamique qui bénit et montre le chemin. Sa stature apparaît inébranlable, divine. C’est bien lui qui marche le premier sur les épines du chemin, aplanissant la route, préparant la voie afin que ceux qui le suivent y avancent « de vertus en vertus » par l’imitation de son obéissance victorieuse. 

Doré fut surnommé le peintre-prédicateur (preacher-painter) par les Anglais qui apprécièrent son œuvre à sa juste valeur, plus qu’en France sans doute.  Sa dernière méditation picturale atteste de sa foi, témoigne de son espérance et d’une forme de charité car elle rappelle qu’en toute vallée de larmes traversée, il existe un Consolateur qui précède le croyant sur ce chemin et y plante sa Croix Glorieuse. Une étude préparatoire conservée à Strasbourg montre à quel point le peintre a souhaité insister sur la gradation de l’ombre vers la lumière comme s’il voulait dévoiler que plus les âmes s’approchent du Christ plus elles resplendissent. De même, plus le croyant tourne son visage vers celui qui « essuiera toute larme de leurs yeux » (Ap. 21 : 4), plus il attirera l’Esprit-Saint consolateur. 

©GLSG, Contribution au n°315 de la revue Chemin d’Éternité – Rubrique Art et Foi, Avril/Mai/Juin, 2023, pp.20-21