LIRE ET RELIRE Émaux et Camées de Théophile Gautier

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Une cheminée de glaçons

Rien de tel que quelques pages d’Émaux et Camées de Théophile Gautier (1811-1872) pour se réchauffer (ou se refroidir!) en plein hiver au bord de l’âtre esthétique de ce cher poète qui aima la forme peut-être plus que le fond mais qu’importe? Théophile adora la Beauté et la servit fidèlement en ciselant avec amour les vers les plus raffinés et les plus précieux pour lui faire honneur à travers une guirlande fleurie de 37 poèmes (1852).

Comme il l’affirme dans le premier poème du recueil qui sert de préambule à l‘œuvre, Affinités secrètes, Gautier est persuadé qu’il existe une même âme au sein des diverses manifestations de la matière : les formes de la nature changent mais elles sont animées par un même esprit, en une sorte de panthéisme  personnel que Gauthier ne craint pas d’exalter avec humour lorsqu’il sous-titre ce premier poème « Madrigal panthéiste ». Ainsi, le marbre, la rose, la colombe et la perle n’ont a priori pas de liens mais pour le poète, si !

(…) Par de lentes métamorphoses,
Les marbres blancs en blanches chairs
Les fleurs roses en lèvres roses
Se refont dans des corps divers. »
(…)
De là naissent ces sympathies
Aux impérieuses douceurs,
Par qui les âmes averties,
Partout se reconnaissent sœurs.

Émaux et Camées fait partie des manifestes de l’Art pour l’art : le culte de la Beauté, la perfection de la forme guident le poète qui choisit de ne retenir du monde qu’il contemple non pas la laideur et la misère comme un Zola, ou un Renan, mais les fugitives visions de grâce qu’il entrevoit. Même une morte a le droit d’être coquette (Coquetterie posthume), même la description de la main d’un assassin (Lacenaire) devient une forme de beauté :

En même temps molle et féroce,
Sa forme a pour l’observateur
Je ne sais quelle grâce atroce

Ces rares instants sont sacrés. Il n’y a pour les fixer concrètement que l’art plastique, l’art musical ou l’art poétique, arts que Gautier tente de réunir dans ses octosyllabes aux rythmes savants. Son défaut est de faire une poésie parfois trop descriptive, froide, et intellectuelle et de tailler dans les poèmes avec un cœur de marbre plus qu’avec un cœur de chair ! Il décrit très justement par exemple l’émotion que lui procure une larme « d’un œil qui n’a jamais pleuré! » (Diamant du cœur)… Mais il n’est pas dupe de son aimable tort et il se moque avec ironie de lui-même quand il termine sa marmoréenne Symphonie en blanc majeur par ces vers lucides :

Sous la glace où calme il repose,
Oh! Qui pourra fondre ce cœur !
Oh! Qui pourra mettre un ton rose 
Dans cette implacable blancheur!

 Un diadème de pages 19ème

  Emaux et Camées est une sorte de diadème poétique du 19ème qui enchâsserait des pierres précieuses classiques mâtinées de  quelques perles baroques. Dans l’ensemble, tous les thèmes choisis par Gautier sont conventionnels : la nature, l’amour, la mort par exemple, mais ils alternent harmonieusement avec quelques motifs plus originaux comme celui sur l’hermaphrodite (Contralto), bizarre et jouant sur l’effet de surprise. Inspiré par la célèbre statue antique du Louvre, Gautier pose indirectement la question du sexe de l’âme.

Et dont la voix, dans sa caresse,
Réveillant le cœur endormi,
Mêle aux soupirs de la maitresse 
L’accent plus mâle de l’ami !

Pour notre auteur romantique et idéaliste, la matière qui est belle n’est jamais muette. Les monuments ont une âme et parlent comme les obélisques de Paris et de Louxor (Nostalgies des obélisques). Il suit et imagine le vol des hirondelles vers les pays chauds qui vont élire domicile sous les métopes et triglyphes des monuments antiques (Ce que disent les hirondelles).

Toujours l’Eternel Féminin

Le thème de la femme fascine Gautier qui la considère principalement en tant que forme humaine et céleste, mais aussi avec la verve et l’humour du séducteur  (Le Monde est méchant) :

C’est que tu m’aimes, ma petite,
Et que tu hais tous ces gens-là.
Quitte-moi ; -comme ils diront vite :
Quel cœur et quel esprit elle a !

Le corps féminin est un poème vivant qui se laisse contempler et décrire mais aussi toucher dans la mesure où il est un et multiple à la fois. La femme inspire par la variété de ses poses qui renouvellent perpétuellement l’inspiration du poète épris d’images fixes et mobiles. Bien entendu, l’Eternel Féminin poursuit son œuvre et ses dévastes romantiques :

A l’idéal ouvre ton âme ;
Mets dans ton cœur beaucoup de ciel,
Aime une nue, aime une femme,
Mais aime! -C’est l’essentiel !

Même un striptease devient source de vénération mi-profane et mi-sacrée en mêlant érotisme, voyeurisme, vie et mort. (Le Poème de la Femme, marbre de Paros) Gautier croit en Dieu car Dieu a créé la femme, même si cette dernière peut être fatale (Carmen) :

Et parmi sa pâleur, éclate 
Une bouche aux rires vainqueurs:
Piment rouge, fleur écarlate,
Qui prend sa pourpre au sang des cœurs.

Un musée versifié

Gautier connaît probablement tous les musées et galeries d’Europe par cœur. Beaucoup de références culturelles et artistiques affleurent le long d’Emaux et Camées, comme les célèbresVariations sur le carnaval de Venise qui confondent joyeusement Watteau  et Canaletto avec légèreté et entrain. Les jeux de sons suscitent un pouvoir d’évocation où parfois l’amertume passe (Clair de lune sentimental) :

Jovial et mélancolique,
Ah ! vieux thème du carnaval,
Où le rire aux larmes réplique,
Que ton charme m’a fait de mal.

Des spectres se lèvent au détour des pages : Napoléon plane, fantôme indétrônable,  sur l’époque romantique  (Vieux de la vieille), tandis que des revenants réveillent un monde révolu (Le Souper des Armures, Le Château du SouvenirInès de la Sierras).

La Forme et le Fond

La forme, toujours la forme préoccupe et hante Gautier !

Dans Buchers et Tombeaux, il reproche à l’art chrétien d’avoir fait apparaitre le squelette dans l’art en défendant la vision de l’art antique qui représentait la mort de manière plus élégiaque, au moyen de symboles empruntés à la nature comme le papillon, les lauriers, les plantes :

Reviens, reviens, bel art antique,
De ton Paros étincelant 
Couvrir ce squelette gothique ;
Dévore-le, bûcher brûlant ! (…)

Toi, forme immortelle, remonte
Dans la flamme aux sources du beau,
Sans que ton argile ait la honte
Et les misères du tombeau !

Bien sûr, Gautier succombe à quelques mièvreries 19ème siècle (Noël, Camélia et Pâquerette, Plaintive tourterelle)   ou déclame quelques poèmes aux rimes  prévisibles, mais il sait être moderne dans un texte comme  Les Néréides, dans lequel il fait contraster la mythologie et la modernité, en imaginant  un steam-boat surgissant dans l’océan peuplé de nymphes !

La nature est appréhendée comme lieu de contemplation consolatrice (La fleur qui fait le printemps) :

 Par pitié donnez cette joie 
Au poète dans ses douleurs,
Qu’avant de s’en aller, il voie
Vos feux d’artifices de fleurs.

Elle est aussi considérée comme endroit propice aux interactions sentimentales entre les cinq sens.  Quand Gautier se promène dans le parc enneigé de Versailles (Fantaisies d’hiver), rêveur, il constate très naturellement que l’hiver est un « musicien ». Romanesque, curieux, il décrit ses visions comme des tableaux mobiles dans lesquels il transpose ses états d’âmes aux personnages, aux objets ou aux plantes: les drames des êtres rencontrés sont les siens, les cheminées et les jardins portent ses étonnements et ses regrets (Méditation):

Ce qui charme s’en va, ce qui fait peine reste :
La rose vit une heure et le cyprès cent ans.

Il parvient à rendre émouvante la chambre d’une fillette qui vient de mourir et dont la boîte à musique égrène encore sa mélodie alors que le berceau porte encore la trace du poids de l’enfant (Les joujoux de la morte) : « Berceau que la tombe a fait creux ».

Ironique et comique, Gautier ne se perd pas toujours dans les nuées inaccessibles au commun des mortels. Le poète demeure un homme soumis aux mêmes contingences que le reste de l’humanité :

Pour la grisette et pour l’artiste,
Pour le veuf et pour le garçon,
Une mansarde est toujours triste:
Le grenier n’est beau qu’en chanson. (…)

Voilà longtemps que le poète,
Las de prendre la rime au vol,
S’est fait reporter de gazette,
Quittant le ciel pour l’entresol.

Enfin, Théophile Gautier a parfaitement choisi le nom de son recueil : l’émail et les camées sont des matières naturelles transformées par l’homme en riches objets au moyen d’efforts de ciselure, de lentes et patientes transformations. Plus la matière est sublimée par le travail et l’art de l’homme, plus elle exalte des formes esthétiques.

Sculpte, lime, cisèle ;
Que ton rêve flottant
Se scelle 
Dans le bloc résistant.

C’est pourquoi un bijou comme un poème ne peut être ni futile, ni vanité, car il porte le souvenir d’une conquête de la forme par la soumission de l’artiste à sa vérité idéale.

Néanmoins cet idéal de Beauté soulève sans doute des objections que Gautier, éblouissant d’audace et d’humour attaque avec la fausse candeur d’un rimailleur désabusé, en faisant rimer haut et fort  le terme « poème » avec  le mot  « problème » (La Fellah) ! Comme il a raison ! Les Parnassiens s’en souviendront.

Copyright G.L.S.G. le 20 décembre 2011