LIRE ET RELIRE Le Soulier de Satin de Paul Claudel

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« Cet hameçon dans son cœur profondément enfoncé. »

Une plume trempée dans un encrier-sablier

Le Soulier de Satin !

Immense pièce à la lecture de laquelle on n’attelle pas la diligence de sa mémoire  sans avoir le sentiment d’entrer dans un univers grandiose, faste où les personnages ont des âmes vastes comme le royaume d’Espagne ! L’action dure symboliquement quatre journées (à intervalles de dix ans) mais elle semble s’éterniser sur plusieurs siècles, ponctués d’apparitions et de disparitions de personnages tantôt héroïques tantôt prosaïques et toujours  sibyllins.

La plume de Claudel nécessite du temps et de la concentration pour être bien lue et comprise. Ses phrases sont des poèmes et des prières, des flèches de pensées qui atteignent  une cible, souvent perdue dans les nuages des idéaux, bien haut (il y travailla plus de cinq ans)! On ne peut pas comprendre tout  Claudel : on le lit, on s’en imprègne et l’on en garde quelques étincelles pour les autres lecteurs comme Prométhée dérobe aux dieux des tisons du feu de l’Olympe pour en réchauffer les autres hommes. On en rapporte des grains de pensées comme échappés d’un encrier-sablier.  Son écriture est tantôt lumineuse, tantôt obscure : « C’est comme à la corrida. Il y a sur notre boule terrestre un côté au soleil et un côté à l’ombre » s’exclame le Premier Cavalier. Ainsi Le Soulier de Satin se lit entre les ombres et les lumières du rythme si proche de la philocalie de l’écrivain.

L’action est complexe. Claudel prévient le lecteur, le spectateur et le metteur en scène dans un préambule comique où il abolit les contingences habituelles du théâtre. Il n’y a plus de lois: le décor peut varier et être modifié durant les actions, au gré du caprice des uns et des autres. Les spectateurs ne sont pas obligés d’être en silence. Les didascalies, de fait, semblent purement anecdotiques. Mais l’art de Claudel est de parvenir à faire jaillir un ordre dans ce désordre et de créer un monde baroque à partir du chaos de ses personnages perdus entre l’Afrique, la Bohème, l’Espagne, le Panama et les sierras lointaines qui servent de toile de fond aux destins des protagonistes. La scène commence à la Cour d’Espagne : Dona Prouhèze est mariée au vieux Don Pélage mais elle aime Don Rodrigue. Elle tente de fuir pour le rejoindre mais finalement son mari la rattrape et l’envoie pour la punir en Afrique dans la  citadelle de Mogador  gardée par Don Camille, un homme sans honneur. Quand à Don Rodrigue, il part au combat  dans plusieurs pays orientaux ou américains, où ses conquêtes victorieuses lui apportent gloire et célébrité. Une multitude de personnages participe au récit.

Claudel décrit  les égarements de chacun dans ses désirs de puissance (Don Camille : « Mais je ne vous le cacherai pas, le bien qu’elle peut me faire me parait plus redoutable que le mal »), d’amour ( La Lune/Dona Prouhèze : «Jamais je ne pourrai plus cesser d’être sans lui et jamais il ne pourra plus cesser d’être sans moi » ), de raison ( Don Pélage : « Ce n’est pas l’amour qui fait le mariage mais le consentement »), de richesse, de vanité (Dona Prouhèze : « Il n’y a rien pour quoi l’homme soit moins fait que le bonheur et dont il se lasse aussi vite. ») ou de sainteté (Dona Prouhèze: « Laisse-moi n’avoir plus de visage pour que je pénètre jusqu’à ton cœur »). L’absurdité du monde (Dona Prouhèze: « Vous ne croyez plus à votre vocation? Don Pélage: J’ai été l’ouvrier d’un rêve ») et le sens de la vie, le poids des actes posés (L’Ombre double: « Car ce qui a existé une fois fait partie pour toujours des archives indestructibles ») se disputent les âmes de nos héros en quête d’une rédemption capable de leur expliquer leurs souffrances (Dona Musique: « Qu’êtes-vous donc? Dona Prouhèze: Une épée au travers de son cœur! »).

Un récit rouge mystique

Le combat de l’âme en proie au doute ou tournée vers la confiance est magistralement bien exprimé par l’auteur qui ne cesse de creuser le mystère de la révélation insoluble de l’amour (La Lune: « C’est toi qui m’ouvres le paradis et c’est toi qui m’empêches d’y rester. Comment serais-je avec tout quand tu me refuses d’être autre part qu’avec toi? ») Rouge, telle est la couleur des pages du Soulier de Satin qui déclinent les teintes de l’angoisse, du sang, de la religion poignardée, des navires aux voiles déchirées, rouge comme tous les éternels  blessés du cœur que sont les héros de Claudel. La géographie de son récit n’est ni terrestre, ni céleste, mais dans l’entre-deux d’un monde ni tout à fait profane, ni tout à fait sacré. La scène de son théâtre est comme un purgatoire sans certitude d’enfer ni de paradis quoique les saints (Saint Jacques: « Les heureux et les assouvis ne me regardent pas. C’est la douleur qui fait dans le monde ce grand trou au travers duquel on a planté mon sémaphore. Quand la terre ne sert qu’à vous séparer, c’est au ciel que vous retrouverez vos racines ») et quelques anges (L’ange gardien: « Qui prétend que les anges ne peuvent pas pleurer? Qui pleinement voit le bien, celui-là seul pleinement comprend ce qu’est le mal. ») surviennent de temps à autre. Chaque être avance, hésite, pèse ses choix selon sa conscience parfois joyeuse ou burlesque, souvent tragique. La naïveté  apparaît pleine de sagesse (Le Chinois: « Une seule goutte de parfum est plus précieuse que beaucoup d’eau éparse ».) tandis que les guerres intérieures des héros finissent par laisser des traces  exsangues d’une vertu que ne sauve que le vœu à la Madone (à qui Prouhèze offre son soulier de satin), reine invisible qui soutient secrètement le récit en portant les personnages qui la prient.

Claudel agite ses personnages comme des marionnettes de chair et d’os, en s’inspirant de tous les genres théâtraux: tragédie, comédie, drame, nô extrême-oriental ou farce, qu’il entrecoupe de poèmes et de chansons car, comme le dit Dona Musique : « Celui qui ne sait plus parler, qu’il chante! » Les saints du moyen-âge, des pêcheurs, une bouchère, une ouvreuse font des irruptions anachroniques et déclament dans les langages châtiés ou familiers des phrases anodines et illogiques ou méditent sur le pouvoir de la Grâce, sur l’art, le rêve ou l’espérance (Dona Musique: « Nous établirons cette république enchantée où les âmes se rendent visite sur ces nacelles qu’une seule larme suffit à lester »)

La découverte du Nouveau-Monde est un des arguments du Soulier de satin, dont l’action se situe durant la Renaissance, mais bien plus elle symbolise pour Claudel la  liberté de l’âme éprise d’absolu et la conquête des terres de l’esprit qui nécessite d’aller à l’horizon sans se retourner derrière soi (St Denys d’Athènes: « C’est la proue qu’il fallait, c’est à la pointe qu’il fallait me placer là où il n’y avait plus devant moi que les étoiles, c’est le monde entier qu’il fallait mettre derrière mon dos. »)

 Le Dialogue avec l’Ange Gardien

Une scène ne peut que retenir l’attention du lecteur par la beauté de la réflexion qu’elle exprime : celle du dialogue entre l’Ange Gardien et Dona Prouhèze, qui résume la densité spirituelle de l’intrigue générale. Il s’agit d’un duel méditatif sur l’amour, le temps, l’espace entre Dona Prouhèze (en plein combat spirituel en raison de la séparation d’avec Rodrigue) et son Ange Gardien qui manie la mystique avec élégance et patience : « Mais pour te faire pénétrer cette union du temps avec ce qui n’est pas le temps, de la distance avec ce qui n’est pas l’espace, d’un mouvement avec un autre mouvement, il me faudrait cette musique que tes oreilles encore ne sont pas capables de supporter. Où dis-tu qu’est le parfum ? Où diras-tu qu’est le son ? Entre le parfum et le son quelle est la frontière commune ? Ils existent en même temps. Et moi j’existe avec toi. » L’Ange lui révèle le sens caché des corps, des âmes, inséparables du mystère de Dieu. Calmement, il explique à Prouhèze (qui lui reproche l’absurdité de la séparation d’avec Rodrigue) la signification profonde de l’absence, comme épreuve capable de leur faire prendre conscience de la densité de leur âme et du poids de leur amour. Plus loin sont leurs yeux plus proches sont leurs cœurs qui ne s’attachent plus à la superficialité des corps mais à la promesse indestructible de l’âme (L’Ange-gardien: « Ce qui te rend si belle ne peut mourir. Ce qui fait qu’il t’aime ne peut mourir »)La logique de l’amour ne peut être que mystique car voulue par Dieu : « C’est l’âme qui fait le corps ». Ce à quoi Dona Prouhèze répond: « Comment donc l’a-t-elle fait mortel? » L’Ange; « C’est le pêché qui l’a fait mortel ». Claudel met en scène habilement ce paradoxe de l’amour humain qui porte la gloire du paradis et sa perte en lui. Le corps déchu ne peut exprimer la gloire à laquelle il est promis que par une humble acceptation de sa finitude ou par le renoncement à la satisfaction des corps pour s’attacher à la beauté de l’âme de l’être aimé. Alors il n’existe plus de séparation mais de deux âmes en quête du même idéal qui se conduisent mutuellement par la fidélité silencieuse de l’absence qui les guide et conduit (« Ces deux êtres qui de loin sans jamais se toucher se font équilibre comme sur les plateaux opposés d’une balance. ») C’est en étant éloignés l’un de l’autre que se matérialise le lien qui les unit. Mais il faut consentir au sacrifice de la présence des corps qui révolte légitimement l’amoureuse Dona  Prouhèze : « Ah c’est comme un cercueil où tu me remets! Voici de nouveau que mes membres reprennent la gaine de l’étroitesse et du poids. De nouveau la tyrannie du fini et de l’accidentel! ». L’Ange Gardien demeure philosophe : « Comment te trouverait-il au dehors alors que tu n’es plus autre part que dedans son cœur, lui-même? »

Le Dialogue avec l’homme

Le second beau dialogue comme un écho à celui de l’Ange a lieu entre Rodrigue et Dona Prouhèze, dix années après. Désormais mariée à Don Camille par devoir, elle a renoncé à Rodrigue parti conquérir les terres lointaines dont il est devenu vice-roi. Prouhèze a abandonné l’idée de se donner à lui charnellement pour mieux l’aimer spirituellement, consciente qu’il cherchait la lumière joyeuse de l’Amour en elle, mais qu’elle n’en était que le vase et le réceptacle, d’où la célèbre formule qui résume le paradoxe de ce que Goethe appela l’Eternel Féminin : « Cher Rodrigue, de cette promesse que mon corps t’a faite je suis impuissante à m’acquitter ». Prouhèze apprend  à Rodrigue qu’elle ne peut contenir la totalité de l’amour qu’il cherche : c’est l’étincelle de grâce qu’elle porte en elle qu’il doit aimer et non faire d’elle un Absolu sous peine de se heurter à sa finitude comme on se heurte aux  illusions : « Tu en aurais bientôt fini avec moi si je n’étais pas unie maintenant avec ce qui n’est pas limité ! Tu cesserais bientôt de m’aimer si je cessais d’être gratuite ! »

Dona Prouhèze est cette figure féminine  qui révèle à l’homme la foi qu’il porte en lui et que l’absence et la séparation font murir et éclore au soleil de Dieu. A l’impatience, à la déception et à la tristesse de Rodrigue, Dona Prouhèze enseigne la vertu de patience, la vertu de courage et la vertu de la joie, compagnes du dépouillement de soi. Elle lui enseigne à dompter son orgueil et à sublimer son désir en lui révélant que la soif de l’amour non étanché rend l’homme conscient de son âme tandis que l’amour rassasié oublie son désir peu à peu : « Je n’aurais été qu’une femme bientôt mourante sur ton cœur et non pas cette étoile éternelle dont tu as soif ! » Dona Prouhèze enseigne à Don Rodrigue l’amour sans condition, l’amour véritable qui aime sans rien attendre en retour, qui désire l’autre pour lui-même, et qui quitte le manteau ridé de l’affection possessive pour revêtir la nudité de l’affection oblative. Si Rodrigue refuse le sacrifice que Prouhèze lui demande, il perd alors la seule chance qu’il a de lui prouver son amour. Mais s’il l’accepte alors il comprend qu’elle lui appartient pleinement car c’est la même force qui les lie: « La force par laquelle je t’aime n’est pas différente de celle par laquelle tu existes. » Ce qui aurait pu devenir une médiocre et banale histoire d’adultère devient une révélation de l’amour humain quand il est entièrement abandonné à Dieu, le seul capable de sanctifier et de mettre dans la glaise des corps des cœurs de chair et d’or.

La folie de l’humilité

Dona Prouhèze est morte à la fin du troisième tableau. Plusieurs années après, le dernier tableau décrit la vieillesse et la pauvreté de Don Rodrigue qui a perdu une jambe dans un combat au Japon. Il est devenu peintre d’images de saints qu’il vend sur un bateau qu’il ne quitte plus. Un compagnon japonais calligraphe et graveur l’assiste avec sagesse : « Si vous ne voulez pas écouter, vous ne pourrez pas entendre ». Le roi d’Espagne veut lui confier le royaume d’Angleterre mais Don Rodrigue refuse car il méprise les honneurs humains, le pouvoir et l’ambition désormais. La mort de Prouhèze l’a laissé inconsolable : « Mon âme est vide. A cause de celle qui n’est pas là, de lourdes larmes, mes larmes pourraient nourrir la mer. » Entre en scène Dona Sept-Épées, l’enfant  de Dona Prouhèze conçu avec son époux légitime. Dona Prouhèze a confié à Don Rodrigue l’éducation de sa fille qui veut conquérir de nouvelles terres pour les rendre chrétiennes et qui répond à son père adoptif : « Il n’y a pas de séparation lorsque les choses sont unies comme le sang avec les veines. L’âme des morts comme une respiration pénètre notre cœur et notre cervelle. (…) Où le corps ne passe pas, la charité peut passer qui est plus forte que tout. »  Elle le quitte et chacun repart dans son univers tandis que Don Rodrigue guette la mort qui le réunira à sa bien-aimée, désormais fou de l’humilité qui le met en présence du Dieu qui créa Prouèze.

Enfin l’on referme avec soulagement cet interminable  huis-clos qui a l’horizon pour murailles et le soleil  pour verrou, tout en regrettant quelque peu de quitter la compagnie noble et attachante des héros de Claudel. Malgré certaines longueurs et des paysages teintés d’ennui, il y a des alternances baroques et mystiques qui satinent les pages de leurs lumineux symboles. Et comme le dit l’écrivain dans la bouche de Dona Musique : « Plutôt  que de nous opposer aux choses il n’y a qu’à nous embarquer adroitement sur leur mouvement bien heureux! »

 Le tout est de partir !

Partir comme Dona Prouhèze part provoquer son destin en confiant son soulier de satin à la Madone avant d’aller affronter ses démons en Afrique, un pied déchaussé, ayant fait le premier pas d’une démarche de foi avant de découvrir que c’est pieds-nus que l’on entre dans la Grâce : Claudel est sans doute  le seul auteur qui sut  transformer une simple et vulgaire chaussure en un symbole aussi mystique.

Le tout est de partir !

Copyright G.L.S.G. le 7 décembre 2011