« Nous avons un devoir envers la musique, c’est de l’inventer »
Le compositeur et chef d’orchestre Igor Strawinsky a traversé plusieurs générations et plusieurs géographies durant sa longue vie. Né en Russie en 1882 et mort à New York en 1971, il a vécu longtemps en France et en Italie, a été éduqué à la musique « classique » par Rimski-Korsakov, tout en connaissant la « décomposition » de cette musique avec la mode et le développement de la dissonance, de l’atonalité (1) et de la musique sérielle, dans une époque ayant traversé deux guerres et des bouleversements artistiques. Il noua des liens fructueux avec Picasso, Coco Chanel, Vaslav Nijinski et Diaghilev qui le fait connaître à Paris grâce aux Ballets Russes. Strawinsky excella dans l’art du ballet qui lance sa carrière avec des œuvres comme Petrouchka, L’Oiseau de Feu (1907), Le Sacre du Printemps (1913) qu’il réinvente en intégrant un système « antitonal » dans son orchestration. Le Sacre du Printemps présenté au Théâtre des Champs-Elysées lui vaudra un succès de scandale dont il se souvient non sans une certaine amertume dans sa Poétique Musicale, ouvrage très intéressant, clair et concis qui regroupe un ensemble de six conférences données aux étudiants d’Harvard entre 1939-40 alors que Strawinsky y était titulaire de la chaire de Poétique. On y découvre sa très grande culture qui s’étend des philosophes Grecs à Schönberg, en passant par les théologiens du Moyen Âge, du Bellay, La Fontaine, Beethoven, Oscar Wilde, Jacques Maritain, Chesterton, et tant d’autres.
Prise de contact
Le Strawinsky de 57 ans sait qu’il s’adresse à des jeunes, d’où son besoin de prendre d’abord contact par politesse mais aussi pour re-contextualiser son œuvre et sur quoi sa réflexion musicale s’appuie. Tous les lieux-communs et les on-dit, ignorances et malveillances, sont écartés, comme il le répétera à la fin de ses conférences : « Je ne suis pas plus académique que moderne, pas plus moderne que conservateur ». Ce compositeur que l’on présente à tort comme un révolutionnaire s’insurge contre ce concept vain et faux : « On m’a fait révolutionnaire malgré moi. Or les poussées révolutionnaires ne sont jamais complètement spontanées » en citant Chesterton : « Une révolution au sens propre du terme est le mouvement d’un mobile qui parcourt une courbe fermée et revient ainsi au point d’où il était parti…». Il est édifiant de relire les propos du compositeur sur ce fameux Sacre du Printemps et de citer la quasi-totalité de son argument plein de bon sens et de simplicité (2). Traditionnel, Stravinsky l’est jusqu’au bout des ongles, en prenant parmi ses exemples Aristote dont la Poétique lui a probablement inspiré le titre de son ouvrage. Il revendique la nécessité d’un ordre et d’une discipline en rappelant que le verbe créer est inséparable de teknè chez les Anciens. Les règles doivent présider et accompagner l’art, au même titre que le travail personnel, l’agencement et la structure. Il emploie le terme « dogmatisme » sans fausse pudeur, avec l’aplomb d’un homme d’expérience qui veut défendre une discipline qu’il considère comme constructive par essence : « En effet, nous ne pouvons prendre connaissance du phénomène créateur indépendamment de la forme qui manifeste son existence. (…) Autrement dit, le besoin que nous avons de faire prévaloir l’ordre sur le chaos, de dégager la droite ligne de notre opération de l’enchevêtrement des possibles et de l’indécision des idées, suppose la nécessité d’un dogmatisme. » Il rejette la « cacophonie » vantée par les avant-gardes « vouées à une perpétuelle surenchère », en n’hésitant pas à considérer Charles Gounod comme un vrai novateur. Orthodoxe, Strawinsky l’est de religion mais aussi de pensée comme le montre les leçons-confessions de sa Poétique Musicale.
Du Phénomène Musical
Qu’est ce que la Musique ? Vaste question à laquelle Strawinsky ne prétend pas répondre mais à laquelle il apporte sa vision d’une volonté qui meut l’abstrait en vue de donner une forme à une matière concrète. Deux éléments sont primordiaux : le son et le temps. Sans eux « La musique est inimaginable ». Au contraire de la peinture qui est un « art spatial », la musique est un « art chronique » qui requiert l’organisation du temps en accord avec le mètre qui permet d’en décider du rythme. Il distingue la musique du temps « ontologique » qui résulte d’une idée de similitude (uniformité) et la musique du temps « psychologique » qui résulte des émotions (variété). Cette distinction est importante car elle engendre les notions de similitude et de contraste si prégnantes dans l’art musical. Une fois le cadre posé, il peut ensuite expliquer la fameuse « dissonance » : « (…) dans le langage de l’école, la dissonance est un élément de transition, un complexe ou un intervalle sonore qui ne se suffit pas à lui-même et qui doit se résoudre, pour la satisfaction de l’oreille, en une consonance parfaite. Mais de même que l’œil complète dans un dessin les traits que le peintre a sciemment négligé de figurer, l’oreille peut également être appelée à compléter un accord et suppléer à la résolution qui n’est pas réalisée. La dissonance, dans ce cas, joue le rôle d’une allusion. » La dissonance qui était autrefois une exception, un piédestal au service de l’harmonie dans la tonalité « classique », devient chose en elle-même au même titre que la consonance. C’est la raison pour laquelle Strawinsky affirme ensuite ne plus croire à la valeur absolue du système majeur-mineur (c’est-à-dire l’échelle d’ut), en refusant que le « la » soit le seul pôle autour duquel s’ordonne un système mélodique. On parlera de « système tonal » et « système polaire ». Et surtout, Strawinsky se dresse contre le fameux concept d’ « Œuvre d’art totale » (Gesammt Künst-Werk) en fulminant contre les drames musicaux de Wagner et ses émules !
De la composition musicale
« Notre esprit, comme notre corps, requiert un continuel exercice ; il s’atrophie si nous ne le cultivons pas. »
Strawinsky insiste sur la liberté de créer et de spéculer dans l’art musical en écoutant l’inspiration tout en conservant une « technique vigilante ». Il donne pour modèle à ses étudiants une trilogie au service non pas de l’artiste (terme trop orgueilleux et moderne pour lui) mais de l’ « homo faber » : « effort spirituel », « effort psychologique », « effort physique ». Les mots artistes, art, inspiration, ont éloigné l’homme du réel, or l’invention suppose d’être en contact avec le monde concret en fuyant la virtualité. Car pour créer il faut préalablement observer : « La faculté de créer ne nous est jamais donnée toute seule. Elle va toujours de pair avec le don d’observation. Et le véritable créateur se reconnaît à ce qu’il trouve toujours autour de lui, dans les choses les plus communes et les plus humbles, des éléments dignes de remarque. Il n’a que faire d’un beau paysage : il n’a pas besoin de s’entourer d’objets rares ou précieux. Il n’a pas besoin de courir à la recherche de la découverte : elle est toujours à portée de sa main. Il lui suffira de jeter un regard autour de lui. Ce qui est connu, ce qui est partout le sollicite. Le moindre accident le retient et conduit son opération. Si son doigt glisse, il le remarquera ; à l’occasion, il tirera profit de l’imprévu que lui révèle une défaillance. »
Ce qui est assez remarquable se situe dans le passage plein de sagacité concernant la tradition (3). Qu’est ce que la tradition pour l’art sinon une force de vie et non de mort ? Puis, à nouveau notre Strawinsky égratigne Wagner et reproche au drame lyrique sa « vacuité et morgue emphatique », en dénonçant encore l’hérésie de la Gesammt Künst Werk (4)et toutes les inepties et « fadaises de l’art religion ». Son point de vue est particulièrement savoureux quoique sévère et probablement à nuancer, surtout à l’égard su système de la « mélodie infinie » prêchée par le Maître de Bayreuth : « Sous l’influence de Wagner, les lois qui assurent la vie du chant se sont trouvées transgressées et la musique a perdu le sourire mélodique. » Strawinsky ne jure que par la volonté et la liberté guidée par un cadre étroit car c’est en se restreignant que l’artiste devient créatif : « plus l’art est contrôlé, limité, travaillé, et plus il est libre ».
Typologie Musicale
Dans cette conférence, Strawinsky distingue le style propre à chaque époque en se moquant allègrement de la « religion du progrès » avec un P majuscule. Il démontre qu’à chaque époque il existe justement des êtres qui sont comme des électrons libres en s’y incarnant tout en conservant leur individualité et leur unicité : « On voit, en effet, se profiler, de loin en loin, à l’horizon de l’art, un de ces blocs erratiques dont l’origine est inconnue et l’existence incompréhensible. Ces monolithes semblent envoyés du Ciel pour affirmer l’existence, et dans une certaine mesure la légitimité, de l’accidentel. Ces éléments de discontinuité, ces caprices de la nature portent différents noms dans notre art. » Il y dénonce de manière prophétique l’ « anarchie intellectuelle », l’individualisme et le cosmopolitisme auquel il préfère le terme d’universalisme : « L’universalisme dont nous sommes en train de perdre les bienfaits est tout autre chose que le cosmopolitisme qui commence à nous gagner. L’universalisme suppose la fécondité d’une culture partout répandue et communiquée, alors que le cosmopolitisme ne prévoit ni action ni doctrine, et entraîne la passivité indifférente d’un éclectisme stérile. » Alors que le Moyen-Age considérait la « personne », l’époque moderne parle d’ « individu » en inaugurant des systèmes et des classifications comme la stupide opposition modernisme/académisme. Il s’en prend aux critiques musicaux et à leurs jugements bien souvent erronés. Seul le public a des réactions saines à condition qu’il ne soit pas influencé par les critiques et par le « snobisme » qui infeste l’art, alors que le vrai mélomane et le vrai mécène (rares !) échappent à cette catégorie.
De l’exécution
Deux aspects de la musique sont à remarquer dans la musique : la rôle du créateur et celui de l’exécutant. Il y a en cela une certaine analogie avec le théâtre, ce sont « deux formes, séparées l’une de l’autre par le silence du néant. ». Bien entendu Strawinsky souligne l’importance de l’interprétation tout en déplorant qu’il y ait de mauvais interprètes qui s’entêtent à inventer ou caricaturer certaines nuances. Il s’attaque plus précisément aux chefs d’orchestre, ces caricatures de l’ancien Kappelmeister avec une ironie mordante : « (…) juché sur son trépied sibyllin, qui impose aux compositions qu’il conduit ses mouvements, ses nuances particulières, et se trouve amené à parler avec une naïve impudence de ses spécialités, de sa cinquième, de sa septième, comme un cuisinier vante un plat de sa façon. On pense, en l’entendant parler, aux écriteaux qui recommandent un relais gastronomique : « Chez un tel, sa cave, ses plats cuisinés. Rien de pareil ne se présentait autrefois, en des époques qui pourtant connaissaient déjà comme la nôtre l’arrivisme et la tyrannie des virtuoses, instrumentistes ou prime donne, mais qui ne souffraient pas encore de cette concurrence et de cette pléthore de chefs d’orchestre qui aspirent presque tous à la dictature de la musique ». Pour notre compositeur, la première loi de l’interprète c’est de respecter l’exécution parfaite de l’œuvre et son tempo. Ce que le public exige du créateur, il est normal de l’exiger de l’interprète. Ceci est par ailleurs une simple question de civilité et de politesse musicale. C’est la raison pour laquelle il insiste sur l’importance de l’éducation musicale du public parmi lesquels il y a tant de snobs et de « faux-écouteurs » : « Il suffit de regarder un instant ces « faces grises d’ennui », selon l’expression de Claude Debussy, pour mesurer le pouvoir qu’a la musique de frapper d’une espèce de stupidité les malheureux qui l’écoutent sans l’entendre. (…) La propagation de la musique par tous les moyens est de soi chose excellente ; mais à la répandre sans précaution, en la proposant à tort et à travers au grand public qui n’est pas préparé à l’entendre, on expose ce public à la plus redoutable saturation ».
En conclusion, notre passionné Strawinsky évoque le rôle de la musique en tant que langage unificateur et communion entre les êtres. Une œuvre doit être partagée pour être vraiment vivante et porter du fruit : « Et c’est ainsi que la musique nous apparaît comme un élément de communion avec le prochain- et avec l’Etre. »
Qu’il soit remercié d’avoir partagé avec l’obscur lecteur ses perles de pensées et ses fulgurances de l’esprit. Nous sommes charmés par tant de réflexions intemporelles. Que n’étions-nous à Harvard pour voir et entendre la musique de la conviction de ce cher compositeur !
Copyright, G.L.S.G., le 16 juillet 2013
(1) Strawinsky réfute tout à fait le terme « atonal » ! Il le qualifie d’abusif!
« L’expression est à la mode. Cela ne fait pas qu’elle soit bien claire. Et j’aimerais savoir comment l’entendent ceux qui l’emploient. L’ « a » privatif indique un état d’indifférence à l’égard du terme qu’il annihile sans le désavouer. Ainsi comprise, l’atonalité ne répond guère à ce qu’entendent ceux qui l’emploient. Si l’on disait de ma musique qu’elle est atonale, cela reviendrait à dire que je suis devenu sourd à la tonalité. Or il se peut que je me tienne plus ou moins longtemps dans l’ordre strict de ma tonalité, quitte à le briser sciemment pour en établir un autre. Dans ce cas je ne suis pas « atonal », mais « antitonal ». Je ne fais pas ici une vaine querelle de mots : il est essentiel de savoir ce qu’on nie et ce qu’on affirme. »
(2) « Je sais bien qu’il existe un point de vue selon lequel les temps où parut le Sacre ont vu s’accomplir une révolution. (…) Je m’inscris en faux contre cette opinion. J’estime que c’est à tort qu’on m’a considéré comme un révolutionnaire. Quand le Sacre a paru, bien des opinions ont été émises à son sujet. Dans le tumulte des opinions contradictoires, mon ami Maurice Ravel intervint presque seul pour mettre les choses au point. Il a su voir et il a dit que la nouveauté du Sacre ne résidait pas dans l’écriture, dans l’instrumentalisation, dans l’appareil technique de l’œuvre mais dans l’entité musicale. On m’a fait révolutionnaire malgré moi. (…) S’il suffit de rompre une habitude pour mériter de se voir taxer de révolutionnaire, tout musicien qui a quelque chose à dire, et qui sort, pour le dire, de la convention établie, devrait être réputé révolutionnaire. (…) A vrai dire je serais bien embarrassé de vous citer dans l’histoire de l’art un seul fait qui puisse être qualifié de révolutionnaire. L’art est constructif par essence. La révolution implique une rupture d’équilibre. Qui dit révolution dit chaos provisoire. Or l’art est le contraire du chaos sans se voir immédiatement menacé dans ses œuvres vives, dans son existence même. »
(3) Impossible de retrancher cette citation qui demande à être présentée telle quelle :
« C’est la culture qui met le goût en pleine valeur et lui permet de se prouver par son seul exercice. L’artiste se l’impose à soi-même et finit par l’imposer à autrui. C’est ainsi que s’établit la tradition. La tradition est bien autre chose qu’une habitude, même excellente, puisque l’habitude est par définition une acquisition inconsciente et qui tend à devenir machinale, alors que la tradition résulte d’une acception consciente et délibérée. Une tradition véritable n’est pas le témoignage d’un passé révolu ; c’est une force vivante qui anime et informe le présent. En ce sens, le paradoxe est vrai, qui affirme plaisamment que tout ce qui n’est pas tradition est plagiat…Bien loin d’impliquer la répétition de ce qui fut, la tradition suppose la réalité de ce qui dure. Elle apparaît comme un bien de famille, un héritage qu’on reçoit sous condition de le faire fructifier avant de le transmettre à sa descendance. Brahms est né soixante ans après Beethoven. De l’un à l’autre, et de tout point, la distance est grande ; ils ne s’habillent pas de la même façon, mais Brahms suit la tradition de Beethoven sans lui emprunter aucune pièce de son habillement. Car l’emprunt d’un procédé n’a rien à voir avec l’observance d’une tradition. On replace un procédé : on renoue une tradition pour faire du nouveau. La tradition assure ainsi la continuité de la création. L’exemple que je viens de vous citer ne constitue pas une exception, mais un témoignage, entre cent, d’une loi constante. »
(4) « Ce n’est pas sans motif que je cherche querelle au fameux Gesammt Künst Werk. Je ne lui reproche pas seulement son manque de tradition, sa suffisance de nouveau riche : ce qui aggrave son cas, c’est que l’application de ses théories a porté un coup terrible à la musique même. A toute époque d’anarchie spirituelle où l’homme, ayant perdu le sens et le goût de l’ontologie s’effraie de lui-même et de son destin, on voit toujours paraître une de ces gnoses qui servent de religion à ceux qui n’en ont plus, de même qu’aux périodes de crises internationales une armée de mages, de fakirs et de somnambules accapare la publicité des journaux. »