LIRE ET RELIRE Corona et Coronilla de Paul Valéry (1938-1945)

Corona & Coronilla par Paul Valéry, Editions de Fallois, 2008

Corona & Coronilla de Paul Valéry, Éditions de Fallois, 2008

 « Et toi, personne ne t’aura aimée d’un amour de cette profondeur et de cette qualité. Le son de mon amour, je t’assure, tu ne l’entendras jamais d’un autre, jamais. »

À l’origine de Corona et Coronilla, Poèmes à Jean Voilier.

Nous ne intéresserons pas au Cimetière Marin, ni aux Charmes, ni à La Soirée avec M.Teste, ni à L’Âme et la Danse, ni à Eupalinos ou l’Architecte, ni à Narcisse, ni à toutes les productions éminentes de Monsieur Paul Valéry (1871-1945). Nous nous pencherons sur son ultime recueil, Corona et Coronilla, achevé dans « l’inachèvement » de sa liaison de sept ans avec Jeanne Loviton (1903-1996), plus connue sous son nom de plume Jean Voilier. En 1979, l’intéressée vend le manuscrit de Corona à l’Hôtel Drouot,  celui de Coronilla à Monte Carlo en 1982, avant que les éditions de Fallois  ne les publient post mortem, en 2008. Avocate, romancière, éditrice, Jeanne compta de nombreux amants dans le milieu littéraire parmi lesquels Saint-John Perse, Robert Denoël, Jean Giraudoux. Avec Paul Valéry elle entretint une liaison malgré leurs trente-deux années d’écart.

Pourquoi Corona et Coronilla ? Pour l’amant-poète aucune guirlande de poème n’est trop belle pour sa bien-aimée : il y a donc la Couronne (Corona) et la Petite Couronne (Coronilla) qui rassemblent les vers de cette période. Prolixe, Valéry lui écrivit plus de mille lettres et au moins cent-cinquante poèmes.

« (…) La gloire ne m’est plus qu’un étrange malheur.
Je laisse évanouir mes  volontés savantes :
Mon vrai trésor me luit dans les éclairs soyeux
De tes riches regards aux lumières vivantes ! » 

Notre curiosité intellectuelle est bien vive ! Comment le génie de la perfection formelle en est arrivé à écrire des vers sublimes dignes d’un premier amour ? Comment le poète-mathématicien a laissé soudain s’évanouir ses  « volontés savantes » pour trouver son trésor dans les regards de « lumières vivantes » de la bien-aimée ?

Paul Valéry

Paul Valéry (1871-1945)

Né à Sète en 1871, Paul Valéry est connu pour sa célèbre « Nuit de Gênes » entre le 4 et le 5 octobre 1892, durant laquelle il fait le vœu désillusionné d’abandonner Dieu et l’Amour pour se consacrer au culte de l’Esprit. Installé  à Paris en 1894, il rédige tous les matins pendant vingt ans ses Cahiers qui ne seront publiés qu’après sa mort, dans lesquels il consigne et note ses intuitions et ses recherches intellectuelles. Il travaille alors comme rédacteur au Ministère de la Guerre.

Valéry devient un intime d’André Gide et de Pierre Louÿs qui lui présente Mallarmé, cet ingénieur de la pensée pour qui les mots sont des matériaux. Il a trouvé son mentor. Dès ce moment, comme le remarque Auguste Valensin, professeur qui connut Valéry : « L’artiste trie, il ordonne, il tire parti. Surtout il rejette, il rejette, il rejette. C’est l’homme du refus. S’il se règle sur un modèle, du moins ce n’est pas sur un modèle préalablement formé. C’est celui que les produits fournis par l’inconscient lui suggèrent, au fur et à mesure, de se former. (…) La valeur d’un artiste se mesure au nombre de ses refus. » (1) En 1900, il fait un mariage bourgeois en épousant Jeannie Gobillard qui lui donne trois enfants. En 1917, il revient à la poésie avec les cinq-cent douze vers de La Jeune Parque publiés par Gaston Gallimard. En 1924, il est élu à l’Académie Française. C’est un poète connu, un « officiel ». En 1931, il est décoré de la Légion d’Honneur et une chaire de Poétique est créée pour lui au Collège de France en 1937. D’une immense sensibilité intellectuelle, il se dévoue inlassablement à la perfection formelle en refusant la transe de l’inspiration. Mais avec l’apparition de Jean Voilier, celui qui voulait tout maîtriser, tout contrôler, ressemble soudain à un petit enfant amoureux : « Que me fait de créer ce que je ne puis te faire entendre ? »  On assiste à la naissance inversée d’un adulte qui redevient adolescent : le vieillard se fait Cupidon.

« O jour premier, silence mémorable
Quand nos regards pour la première fois
Nous firent taire et craindre notre voix
Car nous sentions dans l’heure inexorable
De notre cœur tout le poids adorable
D’amour enfant qui va naître, ô doux poids
Naître de nous qui nous tenions les doigts…(…) »

  (XLVI, O Jour Premier in Poèmes sans date)

Sa poésie qui avait besoin d’être expliquée devient pure, limpide. Ce qui était beau mais souvent hermétique conserve un mystère soudain accessible. Le poète-Titan qui ordonnait le chaos de l’existence comme un démiurge de l’esprit devient un Icare aux ailes brûlées par le soleil trop vif de l’intelligence. Lassée de l’éblouir, cette dernière décida de le renvoyer sur la terre ô combien charnelle de sa Jeanne, si vivante et si palpable ! L’amoureux du travail découvre que l’amour arrive à se loger avec puissance dans ce qui n’est justement pas travail, en transformant l’amante en inspiration (mot que Valéry détestait) féconde malgré lui : 

« Ô Jeanne, enchantement du travail suspendu. » 

Le cœur mis en sourdine pendant tant d’années se met à battre. L’intellectuel couvert d’honneurs, le philosophe qui traversait doctement les couloirs des institutions, le poète récité dans les écoles du monde entier, ne se releva pas du coup de foudre qui poignarda alors sa vie.

« (…) Que m’importent les dons, les extases, la gloire,
Le souci de laisser quelque illustre mémoire,
D’avoir le col chargé d’honorables colliers
Et de léguer du « texte » aux pâles écoliers,
Quand, journée à l’amour, hélas, déjà ravie,
Tu fus avant de poindre, ô dimanche de vie ! »

(Regarde. Aimes-tu pas cet amas détestable…in Poèmes sans date)

Tout vacillera pour le meilleur et pour le pire : une femme amoureuse qui deviendra une femme infidèle. On veut prêter à Jean Voilier la responsabilité de la mort de Valéry lorsqu’elle lui annonça sa rupture le jour de Pâque d’avril 1945, pour suivre Robert Denoël, son amant depuis deux ans. Jour de malheur pour le poète qui écrit :

Ma Bien-Aimée,
Un jour si beau
Le malheur vint
D’entre tes lèvres…
(…)
Ma bien aimée
Ta bouche tendre
Fit un poison
De tout mon sang…
(…)
Ma bien aimée
Trois mots suffirent :
Ce fut pour dire :
Tu dois mourir…

La vie exige
Qu’un autre obtienne
Celle qui fut
La seule Tienne ; (…)

(Ma Bien-Aimé in Corona)

Déjà malade, Paul Valéry était en train de mourir. Peut-être que la tristesse a précipité le funeste jour du 20 juillet 1945. Pour la première fois de sa vie, on pleure en lisant du Paul Valéry :

« (…) Amour est le secret de cette forme triste,
L’absence habite l’ombre où je n’attends plus rien
Que l’ample effacement des choses par le mien. » 

(À la vitre d’hiver que voile mon haleine in Corona)

L’Adieu aux Vers

L’écrivain semblait avoir oublié la grâce douloureusement chère, tant désirée et tant redoutée par l’artiste : celle de l’Amour absolu. Sans crier gare, Jeanne Voilier, son « Polydore », sa chère « Tête châtaine » entra dans son cœur en ouvrant des portes closes depuis longtemps et l’orgueil capitula :  » Pourquoi as-tu fait que je t’aime tant ? « 

Paul Valéry et Jeanne Loviton dite Jean Voilier (coll. Mireille Fellous-Loviton)

Paul Valéry et Jeanne Loviton dite Jean Voilier (©coll. Mireille Fellous-Loviton)

Certes, Valéry n’avait pas été épargné par les blessures ni par l’amour (Catherine Pozzi, Renée Vauthier, Émilie Noulet*), mais celle de Jean Voilier sera peut-être la plus douloureuse et la plus profonde en naissant dans la bénédiction et la malédiction du renoncement. Le recueil est poignant. Une lettre retranscrite au début du recueil est déchirante à faire pitié, L’Adieu aux Vers.  Seul après le départ définitif de son amante, Paul Valéry relit ses poèmes qu’il comptait éditer mais désormais à quoi bon ? Son ironie ne parvient pas à dissimuler son amertume glacée de tristesse dans cette page écrite le 22 avril 1945, qui ne fut jamais envoyée : « (…) Et mes vers, mes pauvres vers, faits de tout mon art et de tout mon cœur, il faut périr. À présent, vous me rendriez ridicule. J’ai cessé de pouvoir dire ces choses, mon orgueil, ma tendresse doivent ne pas laisse de trace. Vous ne serez pas pieusement imprimés, dans un petit volume que je voyais, et qui, lui, n’avait pas…d’Éditeur… ».

Corona

Première couronne, le recueil Corona est composé de 23 poèmes dont voici une sélection.

Sonnet à Narcissa

Ô de tes mains saisi, fraîches comme des fleurs,
Mon front ne songe plus de toute autre couronne ;
Cette lucidité que l’Amour environne
Se trouble d’ombre tendre à la source des pleurs.

Respirant de ton sein la profonde chaleur,
Tant de bonheur abonde au cœur qui s’abandonne,
Qu’au prix du doux destin que ton regard m’ordonne
La gloire ne m’est plus qu’un étrange malheur.

Je laisse évanouir mes volontés savantes ;
Mon vrai trésor me luit dans les éclairs soyeux
De tes riches regards aux lumières vivantes !

Ce que tu sens pour moi je l’adore en tes yeux.
Ô baise entre tes mains, fermant mon diadème
Du rubis d’un baiser, baiser le front qui t’aime !

(Science et intelligence abdiquent devant l’amour. Voici le coeur qui s’ouvre sur le thème de la couronne. L’homme mûr amoureux a oublié la différence d’âge et la gloire qui l’environne.)

Ode au Jasmin

(…) Toi qu’environne toute une rive si douce
Qu’un jour sans toi vécu ne m’est qu’un jour de fer,
Qui m’accable d’un poids que mon soupir repousse
Et qui s’achève en siècle accompli dans l’enfer. (…)

(Il ne s’agit pas de la fleur mais de l’indicatif du téléphone de Jeanne qui habite à Auteuil. Voilà l’éblouissement d’un dernier amour qui semblait pour lui le premier. Il écrit ce poème comme un jeune amoureux doit faire face à l’absence douloureuse.)

Le Saule

Tremble, Tombe légère…Un souffle t’aime, Saule,
Qui fait sur toi frémir le songe d’une épaule…
Brise ?… ou mon seul soupir si simple et si soudain
Que j’exhale d’amour pour ce flottant jardin.
Sur ses fleurs, mon regard trompe le mal d’attendre
Le pas, la voix, la main, et puis, tout l’être tendre,
Cette Toi toute à moi que je sens devenir,
À qui l’heure qui meurt peut tout à coup m’unir
Et qui vient!…Je le sens…

Ma bouche enfin t’accueille !
L’approche met dans l’âme un tremblement de feuille
Et mes yeux, quoique pleins de feuillage et de jour,
Te voient derrière moi, toute rose d’amour…

Tremble, Tombe légère ! Un souffle t’aime, Saule…
Mais je n’ai plus besoin de songer d’une épaule,
Et ce souffle n’est plus le souffle d’un seul coeur…
Le temps vaincu succombe, et le baiser vainqueur
De l’absence sans nom dont un nom me délivre,
Boit dans l’ombre à longs traits le feu qui nous fait vivre !

(La tournure de ce poème est très belle. On retrouve souvent le thème du saule dans Corona et Coronilla. Il s’agissait de l’arbre du jardin de la maison de Jeanne à Auteuil, témoin muet de leur liaison. Valéry y voit un arbre prophète qui avait deviné la future trahison : « Le saule est mort. Il avait deviné, lui. Il n’a pas voulu voir ce qui se verra dans la fenêtre… Pauvre saule, pauvre frisson de tendresse et de poésie que nous partagions avec toi, le soir tombait »  in L’Adieu aux vers)

Parfois je pense à ton enfance et j’aime

 Parfois, je pense à ton enfance, et j’aime…
Ce que tu m’as conté chante très loin, dans l’ombre antérieure.

Et j’aime…

Ensuite, ensuite…oh non, je n’aime pas tout ce qui vint…
Cette fleur cueillie, cette première atteinte…
Ta jeunesse, ton cœur…
Ô j’ai horreur des dieux, du hasard, et de tout
Ce qui fit que ne fut ce qui aurait dû être
Que tu sois toujours toute à moi.

Je me déchire en me disant le passé qui ne fut pas
Comme les pythonisses prédisent l’avenir.
Je prophétise à reculons.
Et mon amour est d’une telle clairvoyance
Que je nous vois vivant une vie
Si lumineuse
Si pureté et volupté
Si tendre et si volontaire
Si intelligente, si douce
Oh quels jours et quelles nuits
Et quels sommeils mêlés et quels éveils chantants…
On se serait connus, trouvés au temps
Que j’étais vif, me croyant ange
L’esprit dur, l’âme assez étrange
Et je voulais plonger mon œil
Dans toute profondeur au monde
Et je t’aurais prise profonde
Pour t’aimer de tout mon orgueil. 

(Méditation sur les confidences de l’amante, ces vers sublimes témoignent du regret que Jeanne ne fut pas toute à lui. L’âge et l’expérience les séparent malgré eux. Pour Valéry, comment posséder pleinement un être qui fut possédé par d’autres, sinon en laissant l’imagination poétique le faire prophète « à reculons » ?)

Ô PROUE en or de la plus noble nef

Ô PROUE en or de la plus noble nef,
Qui hautement sursautes d’onde en onde,
Tête aux yeux pers offrant le plus beau chef
Qui vit jamais voguer la mer du monde,

Et toi, carène chère aux flancs si doux,
Tout caressés de soleil et d’écume,
Brisant ton ombre et foulant le remous
De l’eau splendide aux gouffres d’amertume,

Va, ma Navire, et ne trouve de port 
Que dans ce cœur qui ne cesse d’attendre 
Le plein d’amour que tu portes à bord
Sous ta grand voile heureuse de se tendre. 

(Le poème de trois strophes qui se termine en proue est tout entier une superbe métaphore de la femme-navire, où Valéry féminise volontairement son bateau qui devient avec audace « Ma » navire. L’amour ose tous les jeux de mots en abolissant les lois de la grammaire.)

Couronne des dimanches 

 Grande Beauté, Rose spirituelle,
Vous dont je veux l’amour perpétuelle,
Le don suave et la profonde foi,
Toute Beauté, triomphez de mes ombre
Illuminez un bonheur d’être moi
Car d’être moi, ce n’est que rêves sombres.

Créez le rythme et dissipez le nombre
De tous ces ans dont mon âme s’encombre,
Faites un peu du temps que j’ai vécu,
Jusques à toi, ni passions, ni gloire
N’ont fait de moi ni vainqueur ni vaincu
Car j’attendais une plus belle histoire.

Rose spirituelle et Beauté grande
Accueillez-moi cette secrète offrande
Que je me chante à défaut de vous voir ;
Faute de vous la tendresse me ronge
Et je me trouve, au lieu de vous avoir,
Faire un travail qui m’aide à faire un songe

(Encore une couronne, et non des moindres puisqu’elle est de roses poétiques.)

Sans toi, pensant à toi, quand j’ai perdu le jour

Sans toi, pensant à toi, quand j’ai perdu le jour,
Tu me viens dans la nuit, échappée à toi-même,
Tu t’évades en moi, chère Âme de l’amour,
Ombre toute fidèle au seul songe que j’aime.

Quand l’éveil me relève, ô mon premier émoi,
Je te forme et te vois, je prends ce noble torse,
Temple où j’adore un cœur qui serait tout à moi
S’il pouvait dans le mien puiser toute sa force. 

Oh…Veuille, ma Beauté, veuille ce que je veux :
Ce que je te redis en flattant tes cheveux
Par le simple retour d’une même caresse :

Nulle voix ne saurait te faire entendre mieux
Le mystère et le sens toute ma tendresse :
Un échange sans fin des âmes de nos yeux. 

(La poésie intellectuelle se métamorphose en femme. Au matin le poète ne se préoccupe plus comme autrefois de la syntaxe comme un élément constitutif de l’esprit humain mais il s’inquiète de la femme comme réponse à l’appel de l’âme. À force de refuser l’inspiration et le mystère, ces deux amis chassés reviennent par la fenêtre !)

Absence 

Amie, quand la nuit vient, tu m’es insupportable par l’absence.
Mon souffle tantôt se fait trop profond et trop pénible à reprendre ;
Tantôt presque précipité, comme pour presser le temps qu’il mesure.
Chacune de mes pensées retombe vers celle qui est toi.
Il ne m’est pas d’idée que tu n’extermines.
Que me fait de créer ce que je ne puis te faire entendre ?
Tu m’es sourde, à présent, et insaisissable.
Je ne te manque point, mais voici que la nuit vient et le sentiment de la chaleur de ton corps m’envahit avec la tristesse.
Je sais que je m’éveillerai avant le jour, devant la solitude des heures sans tendresse, ni timbre cher de voix, de lèvres, ni regards.
Tout ce que je sens se dépense dans le vide.
Tout ce que je dis se dit à mon silence.
Pourquoi as-tu fait que je t’aime tant ?

(Le thème de l’absence est fréquent dans le recueil. C’est dans le silence de la solitude après le départ de l’aimée que le poète écrit ce qui le tourmente et le préoccupe. Ce poème est un des sommets du recueil, avec une forme chère à Valéry, celle du questionnement final qui porte en lui l’explication du poème et sa propre réponse :  Pourquoi as-tu fait que je t’aime tant ?)

Sonnet « A la vitre d’hiver que voile mon haleine »

À la vitre d’hiver que voile mon haleine
Mon front brûlant demande un glacial appui
Et tout mon corps pensif aux paresses de laine
S’abandonne au ciel vide où vivre n’est qu’ennui.

Sous son faible soleil, je vois fondre aujourd’hui
Déjà dans la pâleur d’une époque lointaine
Tant je sens que je suis vers ma perte certaine
Le Temps, le sang des jours, qui de mon âme fuit.

Passez, tout ce qui soit…Seul, mon silence existe ;
Jusqu’au fond de mon coeur je le veux soutenir,
Et muet, peindre en moi la mort d’un souvenir.

Amour est le secret de cette forme triste,
L’absence habite l’ombre où je n’attends plus rien
Que l’ample effacement des choses par le mien.

(Le dernier poème de Corona n’a plus rien de ce qui fait la réputation de Valéry, à savoir l’artificiel archi-maîtrisé et la froideur intouchable. Bien plus humain que la littérature ne le fait, il se dévoile pleinement dans ces vers du renoncement et du suprême adieu à l’amour. Valéry devient le frère de Goethe, lui aussi en proie à l’amour impossible d’un vieillard lorsqu’il rencontra à soixante-douze ans la jeune Ulrike von Levetzow âgée de dix-sept ans, à Marienbad. Voir notamment le poème sur le thème du dernier baiser dans les Élégies de Marienbad (2).)

Coronilla

La liaison passionnelle de Valéry et de Jeanne Loviton s’incarne pleinement dans Coronilla, constitué des Sonnets à Jean Voilier, d’un choix de Poèmes datés (1938-1943), de Poèmes sans date et des Derniers vers (1945). De la sensation à l’émotion puis à l’état intérieur de création, il n’y a qu’un pas. La muse sensuelle devient le Daimôn érotique (À la profonde rose, « En acte », Le cher Daimôn, Diurne…Quatre, ou Cinq, ou Six, Canzone, Goûter de vitamines, Autre chanson, Ode tactile, La Sérénade, Ode vivante). C’est aussi un Valéry que l’on découvre plein d’humour  et d’auto-dérision dans la vie privée (Chanson malgache, Lettre à Johnny du 24 juin 1938, Titus, La ronde du jour de Jeanne, Bonjour mon Amie, Pour le poudrier). Supervielle parlait d’ »élixir de sonorités » à propos de Valéry. C’est ici un élixir de jouvence !  Valéry se fait Pétrarque (« Suave Toi, LAURE de mon tourment »). C’est Maurice Scève et sa Délie, Ronsard et sa Mignonne (Ode à la Font), Racine et sa Bérénice (Polydore, Acte I, Scène IV) quand il ne se prend pas à Baudelairiser sur un ton mi-doux/mi-amer : «  Mon enfant, ma sœur /Songe à l’amertume d’être séparés (…) ». Il redécouvre et joue avec les formes anciennes : rondeaux, sonnets,  poèmes-blasons, psaumes, lais, théâtre et amusements poétiques pleins d’une nouvelle tendresse : Ô pour ma soif de toi seule et d’esprit / Est-il au monde une autre récompense/ Qu’être à nous deux la tendresse qui pense.

Fleur de mon soir

N’est-ce point de mon sort un infernal outrage
Que toute la douceur de votre don charmant ;
Ces lèvres, leur silence et ton consentement
Viennent si près du pâle et suprême ombrage,
Me tendre, avec tes yeux, la rose et le nectar,
Quand toute vie en moi gémit qu’il est trop tard
Et que ma chair vers l’ombre affreusement recule ? (…)

(Mais toujours la tristesse de l’âge revient avec mélancolie.)

Ou encore il écrit à 4h du matin au 20 avril 1938 :

(…) Non. Pendant que je songe et contemple un lit tendre;
Qui porte jusqu’au jour votre entière langueur,
Absente, dont j’entends battre le calme cœur
Parmi tant de beautés que je voudrais surprendre,

Hélas, le Soleil vient qui me réduit en cendre,
Illuminant d’aurore un vieillard sans vigueur. 

Improviatta

Je trouve dur de me retrouver seul…
Salmson s’envole, et toute bonnes choses ;
Dur…Mais plus dur encore, et bien plus seul
Qui brûle encor de maintes marques roses.

Un cher mélange et de chair et d’esprit,
Un œil perdu dans les nattes du saule,
Une main douce et frôlant tel abri,
Et l’ample appui de cette tendre épaule,

C’est dur à perdre, et de retrouver Soi
Le vieil enfant las de se reconnaître
Quand ce jour tombe et le laisse à l’effroi
D’être soi seul, et d’y songer, et d’être.

(Le thème de la solitude et du « vieil enfant » revient.)

Poésie  (11 juillet 1943)

Ce ciel gris, moins d’été que d’hiver attiédi,
Ce jardin, tout ému de si légères larmes,
Et ce tendre sommeil d’intime après-midi
De qui les songes furent charmes,
Quoi de plus simplement orné d’âme et d’amour
Que ce temple secret élevé dans ce jour
Par nos vœux, par nos cœurs, par les dons de notre être,
À la divinité qui nous fit nous connaître,
Nous aimer et subir cette adorable loi
Qui t’ayant faite belle, et moi, m’ayant fait moi,
Il fallait qu’en dépit du monde et des années,
Fussent dans l’ombre en fleur jointes nos destinées. 

(La notion de destin n’a jamais aussi clairement ressentie par un Valéry pleinement lucide de son « moi ».)

Absence

Ô que c’est long d’aimer sans voir ce que l’on aime…
De caresser une ombre et de sourire au mur
Et de s’interroger si l’Autre fait de même
Et se sent dans le cœur je ne sais quel fruit mûr
Qui crève de tristesse et d’espérance extrême. 

(Ce poème fait penser aux vers du Cimetière Marin (1920) : « Comme le fruit se fond en jouissance… Dans une bouche où sa forme se meurt. » L’absence est-elle féconde ou stérile pour les amoureux ?)

Tous les poisons que ta voix m’a versés in Derniers vers

Tous les poisons que ta voix m’a versés,
Nos souvenirs d’un souffle dispersés
L’âme et le cœur soudainement percés

Ruinent tout dans l’être de cet homme
Que ta main frappe et l’abandonne comme
Un grand blessé dont la mort se consomme.

Car ton bonheur vaut sa perte pour prix,
Ton espérance exige le mépris
D’un tel amour que tu n’as pas compris. 

Amie extrême, ô suprême ennemie in Derniers vers

Douce d’hier, qui ne m’épargne mie,
Cœur qui fut mien, chair qui sera d’autrui,
Voix qui m’a dit la tendresse éternelle,
Ô voix si tendre, et même voix cruelle,
Ô toute Toi, par qui je suis détruit.

Ces belles mains que j’ai tant caressées
À d’autres jeux se feront empressées,
Et dans l’oubli d’inoubliables jours
Tu livreras ta secrète statue
En te disant, sachant ce qui me tue :
« On n’a qu’un corps pour diverses amours. »

Peut-être aux bras dont tu te feras ceindre
Dans le moment que l’on te viendra joindre,
Pour t’imposer le poids de ton bonheur
Sentiras-tu quelque présence sombre :
Un rien de peine et mon ombre dans l’ombre
Traverseront tes noces sans honneur. 

Longueur d’un jour (22 mai 1945) in Derniers vers

 (…) Il dépend de ton cœur que je vive ou que je meure
Tu le sais à présent, si tu doutas jamais
Que je puisse mourir par celle que j’aimais,
Car tu fis de mon âme une feuille qui tremble
Comme celle du saule, hélas, qu’hier ensemble
Nous regardions flotter devant nos jeux d’amour,
Dans la tendresse d’or de la chute du jour… 

Homme du  Lux et Nox, de l’aube, et du soir, Valéry devint pleinement l’homme de Midi lors sa liaison avec Jeanne Loviton. Lui qui avait écrit auparavant « Mais rendre la lumière/Suppose d’ombre une morne moitié », connut la lumière emplie de ténèbres d’un dernier amour tragique. C’est un soleil fracassé, un cœur meurtri qui jette un anathème en guise de testament amoureux : « Mais il ne faut croire à personne, et ne fonder sur aucun cœur. »

©Gabrielle de Lassus Saint-Geniès, le 21 février 2014

(1) Auguste Valensin, Regards sur Paul Valéry (extraits du Cours public au Centre Universitaire Méditerranéen, au cours de l’année scolaire 1943-44), in Regards,  Aubier, 1955,  pp.31-32.
(2) Goethe, Élégies de Marienbad, Gallimard, (trad.franç.Jean Tardieu), (1821-1823) 2003, pp.26-29.

Der Kuß, der letzte, grausam süß, zerschneidend

Der Kuß, der letzte, grausam süß, zerschneidend
Ein herrliches Geflecht verschlungner Minnen.
Nun eilt, nun stockt der Fuß, die Schwelle meidend,
Als trieb’ ein Cherub flammend ihn von hinnen;
Das Auge starrt auf düstrem Pfad verdrossen,
Es blickt zurück, die Pforte steht verschlossen.

(trad.franç.) Et ce dernier baiser, douceur cruelle

Et ce dernier baiser, douceur cruelle
Tout un réseau de délices brisant
Et puis le pas qui fuit le seuil, chancelle,
Chassé par un archange flamboyant.
Et l’oeil, laissant la route enténébrée
Regarde et voit la porte refermée.

* Voir à ce sujet François-Bernard Michel, Prenez garde à l’amour. Les muses et les femmes de Paul Valéry, Grasset, 2003.