LIRE ET RELIRE Un Jardin à Venise, de Frederic Eden (1903)

 
« Un jardin ne se crée pas en un an » 

Un jardin anglais chez les Italiens 

En 1884, un gentleman portant le doux nom prédestiné de Frederic Eden s’établit à Venise pour des raisons de santé. Aimant cette ville mythique, il s’en lasse bientôt : « Toute cette eau m’ennuie ! Ce rose, ce gris, ce bleu, ce rouge m’assomment. Je rêve de terre ferme et d’arbres verts, de buissons et de fleurs. Il me faut un jardin ! » En bon Anglais, il décide alors d’acheter un terrain afin d’entreprendre de créer un jardin avec sa femme dans cette cité réputée pour son absence de végétation comme le rappelle le célèbre dicton Venezia, tomba dei fiori. Vous ne me croirez point mais cet ambitieux fortuné parvint à ses fins malgré le fait qu’à Venise « Aucun autre sol ni climat n’est plus capricieux ni plus fantaisiste »! Il décrit dans son ouvrage l’évolution de son jardin de la Giudecca, que visitèrent par la suite de nombreuses personnalités qui ont laissé leurs souvenirs dans le livre d’or de la maison dont Proust, Henri de Régnier, d’Annunzio (qui le dépeint dans son roman Le Feu), Barrès, Maeterlinck, Rilke.

Un Jardin à Venise (A Garden in Venice) relate comment d’une terre en friche et abandonnée, notre ami réussit à créer un petit paradis, en civilisant la nature capricieuse. Cette curiosité littéraire émaillée de descriptions des coutumes locales est fort divertissante et instructive, d’autant plus qu’elle est agrémentée de vieilles photographies 1900 mêlées à des gravures anachroniques issues du Songe de Polyphile de Francesco Colonna. Unissant la vertu de l’esthète et de l’humaniste à celle du connaisseur de l’art des jardins (c’était le beau-frère de la grande paysagiste Gertrud Jekyll auteur d’Arts and Crafts Garden), Eden agrémente son texte de réflexions sur la fécondité du sol et de l’environnement en soulignant l’importance du cycle de la nature : « Or, ainsi en a décidé le créateur : rien n’est pur déchet, rien n’est pure perte. Ce qui, à tel moment, en tel lieu, n’est que rebut connaîtra plus tard, ailleurs un destin plus glorieux ». Sa manière de considérer l’art des jardins est toute anglaise, c’est à dire qu’il est à la fois domestiqué par l’homme mais aussi laissé à sa liberté : « Mais, en ce qui nous concerne, nous préférons la végétation telle que la nature la fait croître plutôt que telle que la main de l’homme la taille. » On retrouve aussi l’idée directrice extrêmement importante de « génie du lieu » : chaque endroit est appelé à être considéré en s’adaptant à son style, à son histoire selon l’esprit qui lui est propre. À cela s’ajoutent les principales qualités d’un jardin selon notre auteur : « profusion des couleurs, qualité des nuances, abondance des fleurs, promesse de beauté, générosité de la floraison ».

Abondance, générosité et harmonie

 « Tout le charme d’un jardin tient probablement à sa richesse »

Abondance, générosité et harmonie sont les maîtres-mots d’Eden. Nous suivons l’évolution du terrain transformé peu à peu en jardin d’agrément à partir du tracé originel. Eden narre comment il crée des allées inspirées de Hyde Park mais il se souvient aussi de jardins écossais, de Battaglia, d’Hampton Court, ou de Grenade pour le système du réservoir d’eau, en témoignant d’un éclectisme et d’un goût remarquables. Nous lisons les tâtonnements de notre jardinier qui découvre les aléas du climat et de la terre vénitienne tantôt féconde, tantôt aride en raison des affleurements de sel mais surtout car c’est une terre artificielle constituée de débris, de poussière ou de vase agglomérées de manière inégale. Certaines plantes s’y trouveront à l’aise tandis que d’autres s’étioleront rapidement sans trouver de subsistance dans un sol parfois pauvre. À défaut de gravier introuvable à Venise, il fait venir des cargaisons de coquillages ! Il raconte aussi ses déboires avec la succession de jardiniers qu’il embauche, la plupart incapables et fainéants, en concluant que rien n’est mieux que d’être servi par soi-même…Le temps et l’investissement qu’il consacre à son jardin devient celui d’un enfantement symbolique : « Au fond, s’il fallait chaque fois m’assurer que les ordres passés étaient bien exécutés, il était plus aisé d’assumer les tâches moi-même plutôt que de passer par un intermédiaire qui n’assurait aucun suivi. Et puis, au bout du compte le plaisir était d’autant plus grand. Ce jardin, devenu nôtre parce que nous l’avions acheté, dessiné et cultivé, nous appartenait d’autant plus que nous nous adonnions aux tâches quotidiennes qu’il exigeait. Arbres,arbustes et plantes n’étaient plus à nous seulement parce que nous les avions choisis, mais encore parce que nous les voyions grandir. Nous nourrissons, façonnons, éduquons les enfants que nous avons mis au monde. »

Finalement et après beaucoup d’essais, chaque saison apporte ses couleurs au jardin et une multitude impressionnante d’espèces se développe : mûriers, lauriers, cerisiers, muguet, spirées, Clematis Jackmanii de couleur violette, anémones, amarantes, chrysanthèmes, coleus, poiriers, jonquilles, Muguet du Japon (Convallaria japonica) ancolies, cyprès, palmiers, digitales, tulipes, kakis du Japon,cosmos, pruniers, melons, sauges, pêcher, azalées, figuiers, jujubiers, fraisiers, iris, renoncules, rosiers (dont la litanie est très affriolante !), weigélias, cytise, chionanthus, glycine, bégonias, marguerites, grenadiers, agapanthes, arums, deutzias, lobelia, mimulus, jasmin étoilé (Rhincospermum jasminoides), lilas, forsythias, et un magnolia (le seul ayant accepté de pousser !). On peut y voir une magnifique pergola recouverte de vignes de plus de cent cinquante mètres jalonnée de rosiers-choux anciens dont la floraison dure longtemps en accompagnant celle des campanules de Canterbury, celle des Delphiniums, des digitales et puis celle des lys (Lilium Candidum). Un véritable exploit ! Malheureusement, et malgré de nombreuses tentatives, beaucoup d’espèces botaniques venues d’Angleterre refusèrent de croître sur le sol italien à la grande déception de Frederic Eden qui se console en songeant avec philosophie que : « s’ils ne nous offrent point leur amour, d’autres amours s’offriront à nous. »

De l’eau, des vignes, des animaux

« Un jardin sans eau ne serait que friche aride »

Eden s’évertue à approvisionner en eau son jardin grâce à des systèmes ingénieux de puits, de pompes, de tuyaux afin d’être alimenté en eau douce pour les besoins de l’arrosage, pour remplir les vaschettina, et la vasca grande. Il considère comme une de ses plus grandes réussites ce large bassin peuplé de poissons rouges et de nénuphars, ombragé de citronniers, de roses et de bambous. La description du creusement du puits artésien est fascinante. Il est le fruit d’un long travail persévérant auquel prirent part de nombreux ouvriers italiens, sous l’observation méticuleuse d’Eden qui expose comment les arts du sourcier furent conjugués à ceux du puisatier afin d’aller chercher de l’eau pure dans les nappes phréatiques vénitiennes. Le puits faisait 60 mètres de profondeur, mais Eden raconte que la pression de l’eau était aussi variable que l’amplitude des marées. Malheureusement et quoiqu’elle fut parfaitement saine et potable, l’eau ferrugineuse qui remplaça bientôt l’eau de pluie dans la vasca grande fit périr les poissons rouges et flétrir les nénuphars !

L’Anglais Eden doit surtout faire face à la désinvolture et à la paresse de ses ouvriers italiens. D’ailleurs il considère les jardins italiens avec une certaine condescendance patriotique qui prête à sourire quand il décrit le manque d’originalité qu’il y constate ainsi que l’ignorance des jardiniers italiens : « Devoir balayer les allées, tondre les pelouses, arracher les mauvaises herbes, couper les fleurs fanées, remettre en état les tuteurs, tout ce qui constitue le bel entretien d’un jardin anglais, est inconnu à l’étranger. Les jardins à l’italienne, en Italie, se résument à des cyprès et des plates-bandes, de vivaces, des statues et des corbeilles de pierre ou de marbre, des terrasses et des escaliers : toute choses belles mais qui n’exigent aucun travail. Quant aux fleurs, elles sont en pots. »

Eden agrandit son jardin en parvenant à louer un autre terrain (la sacca) après plusieurs années de batailles contre la municipalité qui finit par lui céder. Il transforme la sacca en vignoble rentable et s’occupe de la vigne en exposant que c’est une affaire qui dépend beaucoup des aléas du temps, de la grêle, des maladies, sans omettre le coût du matériel et de la main d’œuvre. Les treilles sont agrémentées de fleurs et de rosiers, en formant un paysage qui ravit le regard : « La vigne, verte en été, lourde de grappes en automne, dont les longues vrilles s’enroulent en grimpant, donne une belle leçon d’économie et d’esthétique ». Les bandes de terres entre les treilles donnent de la luzerne qui nourrit les vaches. Dans deux chapitres consacrés à la vie animale de son domaine, l’auteur parle de ses huit teckels et de ses chères vaches. Oui, comment priver un Anglais de son bien-aimé « milk » ? Eden installe donc une étable avec quinze vaches et une laiterie qui fournit beaucoup de lait et une crème délicieuse. Il tente aussi l’expérience de quelques ruches mais la mort de son apiculteur entraîne bientôt celle de ses abeilles. Quelques oiseaux habitent dans le jardin (rossignols, coucous, moineaux) mais pas assez au dire du propriétaire qui regrette qu’il n’y en ait pas davantage afin de lutter contre les insectes et les chenilles. Nous regrettons seulement qu’il n’évoque aucune présence de chat dans son jardin mythique !

Mais laissons à notre aristocrate-jardinier le soin de conclure cette agréable promenade littéraire en citant sa réflexion finale digne de servir de devise à ce que nous appellerions aujourd’hui la « Jardino-thérapie » :

 » En vérité, il n’est guère de meilleur passe-temps que de cultiver un jardin. Humbles et grands le savent. Quoi de plus facile et de plus sain pour se détendre, oublier ses maux et ses chagrins ? S’il est avéré que la passion des jeux et de l’athlétisme peut être poussée trop loin, celle du jardinier ne saurait l’être en aucun cas. S’il est vrai que le football et le cricket, pratiqués trop tôt, peuvent être nuisibles, si jouer au bridge jour et nuit n’est pas vraiment recommandé pour la santé, jardiner en revanche l’est toujours. Le jardinage nous occupe et nous ravit du premier au dernier jour de la vie. Même un homme blasé s’efforcera de reculer l’ultime échéance par désir de voir la floraison prochaine. »

Merci aux éditions du Serpent de Mer d’avoir permis la réédition et la traduction de cet ouvrage en 2002 grâce à la passion de Marie-Thérèse Weal. Nous ne pouvons que regretter que ce jardin ne soit plus vivant que dans l’imaginaire de Venise, car il fut vendu et abandonné durant le XXe siècle après avoir appartenu à la princesse Aspasia de Grèce, à Alexandra de Yougoslavie et au peintre autrichien Hundertwasser. Et de l’éden d’Eden il ne reste plus rien qu’un mystère insondable clos derrière de hauts murs. Hélas ! Trois fois hélas !

G.L.S.G.,le 10 juillet 2013