LIRE ET RELIRE les Conseils aux jeunes littérateurs par Charles Baudelaire

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« Les préceptes qu’on va lire sont le fruit de l’expérience ; l’expérience implique une certaine somme de bévues ; chacun les ayant commises, – toutes ou peu s’en faut, – j’espère que mon expérience sera vérifiée par celle de chacun. »

Ce n’est pas sans un certain humour caustique que l’ami Baudelaire ouvre sa courte épître aux « jeunes littérateurs » publiée dans L’Esprit public, le 15 avril 1846. Ayant lui même été la proie naïve de ses propres illusions, il s’empresse de prévenir avec une « tendresse toute fraternelle » ceux qui le liront, tout en sachant pertinemment qu’il faut forger pour devenir forgeron, et que rien ne remplace l’école de l’expérience pour celui qui  veut devenir écrivain.

1. Du bonheur et du  guignon dans les débuts

D’emblée Baudelaire rappelle qu’il n’y a jamais de grand succès tonitruant pour un écrivain. Quand un homme de plume gagne une bonne réputation, c’est généralement parce qu’il a oeuvré dans l’ombre et dans le silence, à force de sacrifices et d’abnégation. Chose trop souvent oubliée, comme si le succès était indépendant de la force éreintante du travail : « Il y a lente agrégation de succès moléculaires ; mais de générations  miraculeuses et spontanées, jamais. »

Notre écrivain se moque de ceux qui croient à la chance, au « guignon ». Avec subtilité, il expose qu’il n’y a rien de grand sans volonté. Ceux qui ne croient qu’au pouvoir de la chance sont déjà morts. Il n’y a de grand écrivain que celui qui est esclave de la volonté, celui qui refuse l’inspiration facile, l’oeuvre qui ne coûte aucun effort et la littérature obtenue en un claquement de doigt. Foin de la fatalité ! L’écrivain se caractérise par sa liberté et sa volonté. Se soumettre au seul destin serait se condamner à un déterminisme qui contraindrait son pouvoir de création : « Liberté et fatalité sont deux contraires : vues de près et de loin, c’est une seule volonté. C’est pourquoi il n’y a pas de guignon. Si vous avez du guignon, c’est qu’il vous manque quelque chose : ce quelque chose, connaissez-le, et étudiez le jeu des volontés voisines pour déplacer plus facilement la circonférence. » (…)« Jusque là, vae victis ! car rien n’est vrai que la force, qui est la justice suprême. »

2. Des salaires

« Pourquoi se fouler la rate pour si peu ?«  Hélas pour lui l’écrivain doit vendre à tout prix, mais à quoi bon écrire quand on considère son maigre salaire ?  La philosophie baudelairienne répond à cette interrogation avec un grand sens pratique. Même en gagnant peu l’écrivain doit accepter les marchés peu juteux qu’on lui propose et mettre son amour-propre de côté : « L’homme raisonnable est celui qui dit : « Je crois que cela vaut tant, parce que j’ai du génie ; mais s’il faut faire quelques concessions, je le serai, pour avoir l’honneur d’être des vôtres. » Autrement dit, accepter tous les contrats sans être trop regardant.

3. Des sympathies et des antipathies

« En amour, comme en littérature, les sympathies sont involontaires ; néanmoins elles ont besoin d’être vérifiées et la raison y a sa part ultérieure. » La prudence s’impose. « Il y a cependant des gens qui se fabriquent des haines comme des admirations, à l’étourdie ! » Rien de plus terrible que la haine pure et l’enthousiasme naïf. Les deux sont faits « avec notre sang, notre santé, notre sommeil et les deux tiers de notre amour ! Il faut en être avare ! »

4. De l’éreintage

L’éreintage est dangereux. Il n’est à employer que contre les littérateurs qui font  commerce avec le mensonge. Mieux vaut avoir l’habileté de s’aligner avec les forts plutôt que de se perdre à les pourfendre. Il y a deux méthodes d’éreintage selon Baudelaire : la ligne droite (critique directe)  et la ligne courbe (critique indirecte). La pire des situations demeure l’éreintage raté, à l’image d’une arme qui se retournerait contre le critique lui-même : « Un éreintage manqué est un accident déplorable, c’est un flèche qui se retourne, ou au moins vous dépouille la main en partant, une balle dont le ricochet peut vous tuer. »

5. Des méthodes de composition

L’écrivain, quoique de nature contemplative et porté à l’introspection demeure un homme actif, dont la vocation est de travailler avec efficacité. D’ailleurs, un écrivain qui ne serait pas porté à l’action ne serait rapidement plus digne de ce nom : « Il faut que tous les coups portent, et pas une touche ne soit inutile. Pour écrire vite, il faut avoir beaucoup pensé, – avoir trimballé un sujet avec soi, à la promenade, au bain, au restaurant, et presque chez sa maîtresse. » Une réflexion que Baudelaire partage avec Eugène Delacroix, cité à juste titre : « E. Delacroix me disait un jour : L’art est une chose si idéale et si fugitive, que les outils ne sont jamais assez propres, ni les moyens assez expéditifs. » Suit une critique très intéressante du brouillon et de la rature. Pour Baudelaire, rien ne sert d’accumuler des montagnes de phrases sur le papier. Il dénonce cette opération confuse en se servant de la belle image du peintre : « Couvrir une toile n’est pas la charger de couleurs, c’est ébaucher en frottis, c’est disposer des masses en tons légers et transparents. – La toile doit être couverte- en esprit- au moment où l’écrivain prend la plume pour en écrire le titre. » Il en profite pour griffer la prodige faconde de Balzac, qui, on le sait, couvrait ses manuscrits d’annotations, de reprises, de corrections, de commentaires. L’allusion mérite d’être citée en entier :  » On dit que Balzac charge sa copie et ses épreuves d’une manière fantastique et désordonnée. Un roman passe dès lors par une série de genèses, où se disperse non-seulement l’unité de la phrase, mais aussi l’oeuvre. C’est sans doute cette mauvaise méthode qui donne souvent au style ce je ne sais quoi de diffus, de bousculé et de brouillon, – le seul défaut de ce grand historien. »

6. Du travail journalier et de l’inspiration

Baudelaire, bien qu’amateur de vin et de haschich, déplore les inspirations forcées et le dérèglement des sens quand il s’agit d’écriture. Ecrire demande une hygiène de vie quasi monacale et un rythme de vie régulier. L’inspiration est fidèle à celui qui lui est fidèle dans la monotonie du labeur quotidien : « L’orgie n’est plus la soeur de l’inspiration : nous avons cassé cette parenté adultère. L’énervation rapide et la faiblesse de quelques belles natures témoignent assez contre cet odieux préjugé. Une nourriture très-substantielle, mais régulière, est la seule chose nécessaire aux écrivains féconds. L’inspiration est décidément la soeur du travail journalier. Ces deux contraires ne s’excluent pas plus que tous les contraires qui constituent la nature. L’inspiration obéit comme la faim, comme la digestion, comme le sommeil. Il y a sans doute dans l’esprit une espèce de mécanique céleste, dont il ne faut pas être honteux, mais tirer le parti le plus glorieux, comme les médecins, de la mécanique du corps. Si l’on veut vivre dans une contemplation opiniâtre de l’oeuvre de demain, le travail journalier servira l’inspiration, – comme une écriture lisible sert à éclairer la pensée, et comme la pensée calme et puissante sert à écrire lisiblement ; car le temps des mauvaises écritures est passé. »

7. De la poésie

Ne jamais abandonner la poésie, bien certainement. Sur ce chapitre, Baudelaire écrit avec humour : « La poésie est un des arts qui rapportent le plus ; mais c’est une espèce de placement dont on ne touche que tard les intérêts, – en revanche très-gros. Je défie les envieux de me citer de bons vers qui aient ruiné un éditeur ». Baudelaire conçoit la poésie comme une nécessité impérieuse : « ( …) tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours, – de poésie, jamais. L’art qui satisfait le besoin le plus impérieux sera toujours le plus honoré. »

8. Des créanciers

N’ayez jamais de créanciers, cela va de soi.

9. Des maîtresses

Avec une pointe de misogynie à la sauce XIXème, Baudelaire dénonce les femmes soi-disant dangereuses aux gens de lettres : la femme honnête, le bas-bleu et l’actrice. La femme honnête car « elle est une médiocre pâture pour l’âme despotique d’un poète » ; le bas-bleu car « c’est un homme manqué », l’actrice « parce qu’elle s’est frottée de littérature et qu’elle parle argot, (…) le public lui étant une chose plus précieuse que l’amour. » Nous passerons la fin du paragraphe plutôt décevante où le vrai littérateur n’a finalement pas d’autre choix que celui de la fille ou de la femme bête. Soeurs, est-il besoin d’en expliquer les raisons ?

Même si Baudelaire distrait par ses satires, on le préfère poète. Ce texte court nous laisse sur notre faim. Dans la série des conseils aux jeunes gens, on devrait se diriger davantage vers les Lettres à un jeune poète (1929) de Rainer Maria Rilke, plus profond et plus réfléchi.

GLSG, le 26 octobre 2014