LIRE ET RELIRE Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq (1951)

« C’était la plainte haute de l’être qui défaille au bord du vide pur »

Une évasion de jeunesse

 Le titre du Rivage des Syrtes sonne à la fois comme un refus célèbre du Prix Goncourt et à la fois comme une mystérieuse romance où l’on ne sait ce qui est réel et ce qui est fiction. Quel est ce rivage? Qui sont les Syrtes? Gracq (alias Louis Poirier, 1910-2007) plante son décor dès les premiers mots, au discours direct: « J’appartiens à l’une des plus vieilles familles d’Orsenna. » L’on croit avoir affaire à une biographie sérieuse mais peu à peu les limites entre le rêve et la réalité deviennent poreuses. L’on imagine que l’action va se passer dans une ville de la Renaissance, mais le passé n’est qu’un argument esthétique dans l’oeuvre qui se déroule au début du XXème siècle, dans une sorte d’Italie revisitée. L’action remplit peu de pages. Julien Gracq préfère réserver les douze chapitres d’écritures très denses aux descriptions des paysages et des états d’âme des héros de ce « roman d’atmosphère ».

« J’appartiens à l’une des plus vieilles familles d’Orsenna »

 Au moyen d’une magnifique prose poétique, Aldo le narrateur relate sa jeunesse à partir du moment où il quitte la ville-fantôme d’Orsenna pour être envoyé comme officier à l’Amirauté de la province des Syrtes. L’on apprend que les Syrtes servent de frontière au gouvernement aristocratique (« corps politique momifié ») d’Orsenna. Ce royaume, où la Renaissance continue de broder ses brocards à l’ombre des palais bruissant d’intrigues, végète depuis 300 ans dans une guerre endormie contre le Farghestan. Orsenna méprise les Syrtes comme un lieu mort, une sorte de banlieue figée dans son ennui. En effet, il s’agit d’une région annexe, lointaine et désertique, animée par une mer sans navires et peuplée de ruines séculaires, la Mer des Syrtes. Mais c’est justement ce qui intrigue et tente Aldo qui veut louvoyer vers d’autres horizons que ceux de « l’ennui supérieur » de sa jeunesse dorée, pour fuir la vacuité de son existence superficielle. On le suit sur la route qui le mène d’Orsenna, qu’il quitte sans regrets, vers le fameux rivage des Syrtes, route qui semble ne jamais se finir. On pense au Désert des Tartares, de Dino Buzzati, avec les descriptions des steppes sablonneuses, ahurissantes de sécheresses, comme un long trajet où chaque nouveau kilomètre nous rend  de plus en plus solitaire avec le héros. Ce voyage présage la longue gradation qui caractérise la révélation parcimonieuse, jour après jour, du mystère des Syrtes: y aura-t-il à nouveau une guerre contre le Farghestan ?

« La ville morte était devenue une jungle pavée, un jardin suspendu de troncs sauvages, une gigantomachie déchaînée de l’arbre et de la pierre » 

 Arrivé dans le brouillard des Syrtes, Aldo rencontre le capitaine Marino (« L’homme qui n’a jamais su dire oui ») et ses officiers Fabrizio, Giovanni, Beppo à l’Amirauté, où « Le silence était celui d’une épave a abandonnée » et où il dort dans des draps « à la fade odeur moisie de suaire ». Son antipathie à l’égard de la citadelle solitaire et morne se transforme peu à peu en un attachement indéfinissable. La ville correspond à son tempérament solitaire et rêveur. Il noue rapidement des liens d’amitié avec ses collègues, et spécialement le commandant Marino qui l’apprécie avec pudeur et timidité, car il retrouve sa propre jeunesse, comme en un miroir, dans celle d’Aldo le méditatif et le curieux. Aldo explore les environs, libre et laissé à lui-même dans cette région déserte où toutes les habitations semblent abandonnées à l’image de la cité de Sagra, cette ville éteinte envahie de nature et aux balcons de marbre, que Gracq décrit merveilleusement : « la ville morte était devenue une jungle pavée, un jardin suspendu de troncs sauvages, une gigantomachie déchaînée de l’arbre et de la pierre ». Le temps s’écoule, lentement, aux Syrtes. Une sorte de menace irrigue l’air comme une subversion que l’on pressent mais dont on ne sait qui elle atteint, ni quel paysage elle va dégrader subrepticement. Des rumeurs agitent les conversations et les esprits au sujet de l’obscur Farghestan et du peuple de Rhages. La forteresse en ruine est reconstruite. On pressent un conflit sans savoir s’il arrivera: « Le coeur défaille, comme avant l’orage, quand il se lève un mauvais vent. Tu ne connais pas le désert quand il y monte une tempête de sable… »

« Ce pacte que la ville ne saurait dénoncer sans périr »

 Les personnages demeurent des énigmes. Rien n’est dit de leurs véritables sentiments : on les devine mais on ne peut les vérifier. Quelques rides, sourires ou expressions de traits trahissent leurs inquiétudes mais rien de plus ne permet de saisir leur profondeur. On se heurte à leurs corps. Gracq a le génie de la description fouillée, savante, adéquate, tout en conservant le mystère de ce qu’il décrit avec acuité. Il ne fait pas de la vivisection comme un naturaliste. Au contraire, il prend l’élément, le décrit et en extrait l’essence comme un fresquiste imprime à jamais l’essentiel des courbes d’un visage dans un mur. Il n’écrit pas une scène comme il la voit mais comme il la sent ; il procède par sensations et non par dissections. On pourrait parler d' »écriture sensualiste ».

 Chaque seconde paraît durer un mois, créant quelques noeuds d’ennui dans des pages longues malgré elles, car elles « analysent l’analyse de l’analyse », si l’on peut dire. Mais même l’ennui prend un sens dans la narration. Par exemple, dans la lecture (sans fin) de la lettre du Gouvernement d’Orsenna à Aldo, ou dans la dernière entrevue avec le gouverneur Danielo, Gracq tient volontairement un discours compliqué pour décrire la complexité de la politique faite en apparence d’une vie publique calme (« la vérité cachée »), mais dissimulant une vie privée tempétueuse et faite de circonvolutions (« ce pacte que la ville ne saurait dénoncer sans périr »).

 L’énigme Vanessa

« Je me remettais à elle au milieu de ces solitudes comme à une route dont on pressent qu’elle conduit vers la mer »

 Une femme apparait en surgissant ponctuellement dans cet univers de ruines, d’attentes et auprès de ces rivages usés par d’interminables vagues. La première vision de Vanessa Aldobrandi célère « reine du jardin » de Gracq est un écho des entrevues entre les deux amants aux relations troubles. Jeune femme d’une grande famille, Aldo l’avait connue à Orsenna. Ils se retrouvent à Maremma, la « Venise des Syrtes« , où les Aldobrandi possèdent un palais semi-abandonné investi par Vanessa, aussi aventurière qu’Aldo. Elle vient et disparait dans sa vie en brèves apparitions dont l’intensité permet de comprendre davantage la liaison amoureuse qui les unit, comme lorsqu’elle le surprend dans la Chambre des Cartes, riante et mystérieuse : « Elle s’établissait maintenant peu à peu, à mes yeux brouillés par la surprise, avec la fixité parfaite, la quiétude d’une flamme de bougie élevée dans une chambre calme. (…) je me rassemblais en elle (…) Je me remettais à elle au milieu de ces solitudes comme à une route dont on pressent qu’elle conduit vers la mer. »

« Vanessa sous ma main reposait près de moi comme l’accroissement d’une nuit plus lourde et plus close »

 Vanessa devient un élément-clé de l’intrigue qu’elle noue et dénoue en guidant Aldo, tout en se heurtant avec lui aux murs du mystère des Syrtes, comme une Ariane se perdrait avec Thésée dans le labyrinthe de l’architecte Dédale. Elle accompagne Aldo qui est chargé d’observer et de surveiller ce qui s’y trame et d’en faire des rapports pour Orsenna, en notant au fur et à mesure ses découvertes. On tourne les pages, guidé par les superbes descriptions de leurs souvenirs communs : le bateau amarré sans immatriculation dans le port en ruine de Sagra, le volcan du Tängri, la soirée mélancolique du palais Aldobrandi comme un bal de statues de sel, le voyage sur Le Redoutable, leur escapade fiévreuse dans l’île de Vezzano (Le chapitre le plus sublime. Un éblouissement de la littérature française à mon sens, comme une Ile des Morts de Böclin pour amants), les nuits au palais Aldobradi (« Vanessa sous ma main reposait près de moi comme l’accroissement d’une nuit plus lourde et plus close : fermée, plombée, aveugle sous mes paumes, elle était cette nuit où je n’entrais pas, un ensevelissement vivace, une ténèbre ardente et plus lointaine, et toute étoilée de sa chevelure, une grande rose noire dénouée et offerte, et pourtant durement serrée sur son coeur lourd. On eût dit que ces nuits à la douceur trop moite couvaient interminablement un orage qui ne voulait pas mûrir. « ) Vanessa aime et trahit malgré elle. Elle symbolise la femme qui a l’intuition de l’avenir des êtres, comme une prophétesse blasée que plus rien n’étonne et qui ne peut lutter contre les décisions du destin : « …ainsi l’aura qui cerne les hautes naissances historiques se lit-elle pour nous d’abord dans les prunelles prédestinées des femmes. Je comprenais pourquoi maintenant Vanessa m’avait été donnée comme un guide, et pourquoi, une fois entrée dans son ombre, la partie claire de mon esprit m’avait été de si peu de prix : elle était du sexe qui pèse de tout son poids sur les portes de l’angoisse, du sexe mystérieusement docile et consentant d’avance à ce qui s’annonce au delà de la catastrophe de la nuit. »

Géographie poétique d’une drôle de guerre

« À tous il est permis -dans certaines limites- de parler ; à quelques-uns il est réservé de savoir » 

Le Rivage des Syrtes évoque en filigrane l’atmosphère fantomatique de la « drôle de guerre »(Sitzkrieg) qui précéda le conflit de la Seconde Guerre Mondiale en 1939. C’est un roman sérieux, aux phases imposantes, où il semble que tous les mots portent des chapeaux de vénérables agrégés, au milieu desquels quelques muses farouches apporteraient le lyrisme de leurs cothurnes travaillées de poésie. Brillant géographe et enseignant en géographie, Julien Gracq étonne par sa connaissance du vocabulaire technique et poétique (technico-poétique?) des terres, des isthmes, des montagnes, des vallées, des promontoires. Les roches et la nature s’interpénètrent. Les îles deviennent des géants de pierre qui dorment dans l’océan, les plages sont des langues de sable et les jetées deviennent de grandes mains qui brassent la mer. Comme le roman tout entier, le héros Aldo est sans aucun humour. Il est d’ailleurs peu attachant car trop sauvage voire bourru, mais son goût de la liberté et son esprit d’indépendance lui donnent une consistance plus aimable. Le ton est solennel : « À tous il est permis -dans certaines limites- de parler; à quelques-uns il est réservé de savoir. » La narration est même de plus en plus grave, jusqu’aux morts du vieux Carlo et de Marino qui annoncent le crépuscule d’Orsenna et l’inéluctable guerre dont nul ne prononce le nom mais que tous pressentent.

« Rien n’a changé, et pourtant on dirait que l’éclairage n’est plus le même »

 Le Rivage des Syrtes est aussi le roman du conflit tragique entre les générations : la jeunesse et l’impétuosité d’Aldo se heurtent à la vieillesse résignée de Marino. Leur dernier dialogue sera sans retour : « Il y a un temps pour se mêler des choses, et un temps pour laisser les choses aller. Ce qui est venu s’est servi de moi, et maintenant me quitte (…)Il n’y avait pas de place pour nous deux ici ». L’homme d’âge mûr et l’homme sans expérience ne sont pas faits pour cohabiter ensemble sans que leurs oppositions n’éclatent un jour. Le retour au foyer natal d’Orsenna ramène Aldo en futur soldat d’une guerre qu’il a déclenchée malgré lui. La ville antique drapée dans ses fantasmes anciens se prépare au conflit comme une vieille dame à demi éteinte qui croit que ses muscles la porteront encore longtemps. Il semble que tout est encore ancien et que tout se modifie : « Regarde bien autour de toi, puisque tu es pour quelques jours à la ville. Rien n’a changé, et pourtant on dirait que l’éclairage n’est plus le même. » Le père d’Aldo et le vieux gouverneur Danielo en sont conscients, malgré la fin qui les guette. Il y a une nuance infime entre la prudence et l’inertie. Le doge d’Orsenna, quoique confiné dans les stratégies opaques de la Seigneurie, accordera à Aldo le pouvoir de mener la guerre aux Syrtes, dans une conclusion certaine qui explique et résume le livre entier : « (…) et je savais pour quoi désormais le décor était planté ».

A la fois rivage et horizon, on lit le chef d’oeuvre de Julien Gracq, accoudé sur un balcon creusé dans les falaises des Syrtes. Le silence grésille dans la touffeur de l’atmosphère. Notre démiurge littéraire réussit à donner vie aus substances inertes de ce royaume-fossile, en soulevant la mer des mots et en réveillant les sens de la terre.

 ©GLSG, le jeudi 10 mai 2012