LIRE ET RELIRE Du Baroque d’Eugenio d’Ors (1935)

423917_322893607761828_1049791359_n

L’espagnol lusitanien Eugenio d’Ors (1881-1954) offre dans son livre Du Baroque une oeuvre originale qui a le talent de mêler un essai sur l’esthétique du Baroque avec une touche autobiographique, dans un style étincelant, savant et étrangement poétique. Dans une succession de courts chapitres il part à la recherche de l’idée du Baroque, en explorant les différentes manifestations de ce concept hybride. Qu’est-ce que la Baroque ? Peut-il se définir ? Est-ce un mouvement, une pensée, un art ? Où commence-t-il? Où se termine-t-il ?

 Première Partie: « DATES »

A travers la description de certains souvenirs, d’Ors tente de saisir l’essence parfois insaisissable du Baroque tel qu’il l’a rencontré, en transformant la fugacité de ses  intuitions en réflexions rationnelles.

Il commence son voyage en Espagne (1908) en citant la figure de Churriguera, l’« architecte maudit, sirène délicieuse » du Baroque espagnol dans l’oeuvre duquel il entrevoit un « chaos primitif » et qu’il compare aux Poètes Maudits de Verlaine car il fait partie de ces artistes méconnus, méprisés ou incompris, auquel il adjoint le nom du poète Luis de Gongora. Il poursuit son escapade en Allemagne (1911) où il constate que « le style se superpose à l’autre et c’est fort bien ainsi« , en faisant l’expérience de séjourner à l’Hôtel « de l’Homme sauvage », (« Zur Wildermann« ), un hôtel germanique pourvu de tout le confort « classique » mais qui a pour enseigne un monstre hirsute. La barbarie du  terme lui rappelle l’étymologie du terme « Baroque », c’est-à-dire « grosse perle irrégulière ». Il adjoint dans le chapitre suivant quelques unes des caractéristiques qu’il a réussi a en dégager: la fête du Carnaval, la nudité, le déguisement, les masques,  l’Eternel Féminin et autres éléments, avant d’affirmer en premier lieu que « L’esprit baroque(…) ne sait pas ce qu’il veut. Il veut en même temps, le pour et le contre. »

Eugenio d’Ors nous transporte ensuite dans le mythique et luxuriant jardin botanique de Coimbra au Portugal. La contemplation de la nature généreuse lui évoque le paysage imaginaire du Paradis Perdu, « l’Alpha et Omega de l’Histoire », dont la nostalgie anime le Baroque. Il songe alors aux hommes « adamitiques » et « exotiques » dans la littérature, depuis l’Adam de la Bible : l’Andrenio du Criticon (1651) de Gracian, le Segismundo de La vie est un songe (1635) de Calderon,  l’Hay ben Yacdan du Philosophus Autodidactus (XIIème siècle) de Ibn-Tofail, le Robinson Crusoé (1719) de Defoe, l’homme primitif de Jean-Jacques Rousseau, Paul et Virginie (1787) de Bernardin de Saint-Pierre, l’Atala de Chateaubriand, La Case de l’oncle Tom (1852),  puis Gauguin et le Mowgli (1893) de Rudyard Kipling, en constatant que chacun a sa place dans la mythologie baroque du monde.

Quelques aphorismes complètent ses réflexions :

« La paix est un dimanche. La guerre une chaîne de jours ouvrables. Ce qui importe est que l’essence dominicale se répande sur toute la semaine ». (1918)  ou encore– « L’après-guerre sera une rechute dans la « Fin de Siècle ». Comme la « Fin de Siècle » dans la « Contre-Réforme », comme la « Contre-Réforme » dans le « Franciscanisme », le « Franciscanisme » dans l' »Alexandrisme », l' »Alexandrisme » dans l' »Orient ». Comme « l’Orient » dans la « Préhistoire ». (1918) 

Deuxième partie : « LA QUERELLE DU BAROQUE A PONTIGNY » (1931)

 Dans cette partie, notre ami nous transporte à l’abbaye de Pontigny (Bourgogne) où eut lieu un colloque ( mais une « bataille » finalement!) pour débattre sur la définition du mot  Baroque, qu’il relate sous forme d’une conversation philosophique et stylistique.

Selon Eugenio d’Ors, il est nécessaire de ressusciter le terme d' »éon » (terme du néo-platonisme employé par l’Ecole d’Alexandrie) pour comprendre et qualifier le Baroque. L’éon est un concept d' »idée-évènement », « une éternité qui connaît des vicissitudes », une sorte de puissance idéale qui s’incarne régulièrement dans le temps à travers des morphologies ayant des points communs, pourrait-on dire vulgairement. Grâce à l’emploi du Baroque comme « éon », il peut le défendre non pas comme un mouvement seulement historique qui concernerait seulement le XVIIème et le XVIIIème siècle mais comme une forme mouvante et polymorphe qui surgit, resurgit, disparaît et réapparaît à chaque époque. (C’est pourquoi le romantisme ne serait qu’une manifestation du Baroque. A ses yeux, le romantisme n’a rien inventé mais il a seulement restauré des formes.) Le Baroque serait le dénominateur commun des expressions culturelles et artistiques de toutes les époques confondues.

Pour contrer les arguments qui le contrediraient, il rappelle les quatre principaux préjugés à l’égard du Baroque, qu’il reprend point par point en apportant sa propre opinion:

1/ IDEE RECUE :  Le Baroque est un phénomène dont la naissance, la décadence et la fin se situent vers le XVIIème et XVIIIème siècle.

OBJECTION: Le Baroque est une constante historique qui se retrouve à des époques aussi réciproquement éloignées que l’Alexandrisme, la Contre-Réforme, ou la période « Fin de siècle ».

2IDEE RECUE:  Le Baroque est propre à l’architecture et à quelques rares aspects de la sculpture ou de la peinture

OBJECTION: Ce phénomène n’est pas seulement artistique mais « civilisationnel ».

3/ IDEE RECUE:  Le Baroque est un style pathologique, une vague de monstruosités et de mauvais goût.

OBJECTION: Le caractère du Baroque est « normal ».

4/ IDEE RECUE:  Le Baroque est une décomposition du style classique de la Renaissance.OBJECTION d’Ors: Le Baroque ne procède pas du style classique. Il y est opposé de manière fondamentale.

 Après cet éclaircissement, Eugenio d’Ors rappelle ensuite que le mouvement dit « Baroque », serait le point de jonction entre la spiritualité franciscaine, la spiritualité luthérienne et la spiritualité tridentine. Il souligne que l’on a souvent opposé improprement le Baroque au Classique, de manière manichéenne: l’humaniste et le statique classicisme serait l’antithèse de la dynamique panthéiste du baroque, et de son sens cosmique….

 Notre penseur présente alors une incroyable classification des expressions du Baroque par le biais d’un tableau intitulé « Genre Barocchus », inspiré par la Systématique de Carl Von Linné. (1707-1778, naturaliste suédois qui a jeté les bases du système moderne de la nomenclature binominale, ou taxinomie). On contemple avec étonnement les espèces surgies de sa réflexion qui ressemblent à des noms de plantes rares qui pousseraient dans les serres tièdes d’une cervelle sagace : Barocchus pristinus, Barocchus archaicus, Barocchus macedonius, Barocchus alexandrinus, Barocchus romanus, Barocchus buddhicus, Barocchus pelagianus, Barocchus gothicus, Barocchus franciscanus, Barocchus manuelinus, Barocchus orificencis, Barocchus nordicus, Barocchus palladianus, Barocchus rupestris, Barocchus Maniera, Barocchus tridentinus, Barocchus jesuiticus, Barocchus rococo, Barocchus romanticus, Barocchus finisecularis, Barocchus posteabellicus, Barocchus vulgaris, Barocchus officinalis….

Quel programme pour l’Histoire de l’Art! Ce recalibrage chronologique qui se veut pourtant « manifestations diverses d’un même éon » laisse perplexe. Pourquoi pas? Ces appellations poétiques ont un goût de pharmacopée artistique mais l’idée n’est pas illogique! A notre génération donc de créer le Barocchus D’Orsus en référence à notre Eugenio d’Ors, car cela ne devrait pas lui déplaire de rentrer dans les cases de sa classification. On pourrait aisément lui donner le sobriquet d' »entomologiste du Baroque » conjointement.

La clôture de ce chapitre insiste sur la valeur et l’avenir du Baroque. Il prône la réconciliation de « l’éon classique » (qui a le rôle du regard) avec « l’éon baroque » (qui a le rôle de matrice) en prenant pour exemple le rythme biologique du sommeil et du réveil de la nature et de l’être humain. Les deux se fécondent perpétuellement.. Il réaffirme la nécessité du Baroque « ce carnaval, ces vacances de l’Histoire », face au Classicisme, en les comparant au carnaval populaire et à la vie quotidienne, comme une parenthèse de licence dans l’année qui permet à la vie « normale » de réaffirmer son rôle de « régulatrice » des moeurs.

 Troisième partie : VOYAGES,  DERNIERE HEURE

Entre Francfort, Vienne, Paris, le Portugal et le Prado, Eugenio d’Ors poursuit sa quête du Baroque. Il affirme la grandeur méconnue de l’art Portugais et plaide pour la reconnaissance de cet art (en citant la Janela de la ville de Tomar, ce fantasque et superbe encadrement de fenêtre en pierre, et le polyptique de Saint Vincent de Nuno Gonçalvès. )

Puis, il évoque trois peintres français: Poussin (l' »âme ingénue », « la raison peinte »), Le Lorrain (« à égale distance de la salubre Renaissance et du mal romantique », « naturaliste et rationalisme », « dont les ports limitent et mesurent l’illimité »), Watteau dont les personnages observés à la loupe sont plus proches de Rubens et plus germaniques que l’on ne croit.

Enfin il propose une séduisante méditation poétique sur la symbolique du « Noli me tangere » du Corrège au Prado qu’il analyse de façon mystique en faisant parler le Christ face à la Madeleine bouleversée par la Résurrection : « (…) Je donnerai à ta fraîcheur la consistance, ô ma statue! J’éleverai ta confusion à la clarté.  Je normaliserai ton instinct dans la loi. Je t’enlèverai à la Nature pour te donner à la Grâce. Si tu es pêcheresse, je te ferai pénitente. Si tu es Eve, je te ferai Madone. Si tu es aiguillon, je te ferai mesure. Si tu es en guerre, je te ferai paix. Si tu es entrailles, je te ferai Ange. Mais ne me touche pas. (…).

On referme ce livre peuplé de références scientifiques, mythologiques, philosophiques, religieuses, artistiques, comme l’on fermerait les yeux de peur d’être trop étourdi par la peinture en spires vertigineuses du dôme de l’Assomption de la Vierge (peint par le Corrège en question à Parme). Le chant des dorures, la profusion des corps, des architectures, des nuages, des muscles, des velours et des concept foisonnent et hantent les pages comme des moissons de perles savantes. La démonstration est brillante, l’écriture virtuose et…baroque naturellement! En refusant de condamner le Baroque à une période circonscrite et définie de l’histoire de la culture, Eugenio d’Ors se fait le père d’une révision théorique originale de ce terme en posant la question du « style » et de la difficulté de cerner des phénomènes artistiques.

Après son discours, il est plus facile de s’autoriser des échappées belles dans l’histoire des arts, loin des cadres figés des préjugés esthétiques. On l’a compris : le Baroque n’appartient à aucun chapitre déterminé de la culture et c’est à notre époque de créer le sien! Et puisque dans le relativisme artistique d’aujourd’hui chacun est son propre artiste, je propose le Barocchus Gabriellis pour commencer. S’il y a d’autres velléitaires pour un néo-baptême latino-rococo, faites-le moi savoir !

Baroquement vôtre.

Copyright G.L.S.G. le 18 fevrier 2012