LIRE ET RELIRE Là-Bas de J.K. Huysmans (1891)

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Là-bas ! On commence ce livre au paradis, on le passe dans l’enfer et on le termine au purgatoire. Merci à celui qui se reconnaîtra de m’avoir fait découvert ce roman ensorcelant (c’est le cas de le dire !) L’intrigue est simple : Durtal, un jeune écrivain de la fin du XIXème siècle, sorte de « double littéraire » de Huysmans, se lance le défi d’écrire un livre sur Gilles de Rais le « Barbe Bleue » du XVème siècle. Huysmans (1848-1907) plonge le lecteur dans l’univers des sociétés secrètes et satanistes du XIXème siècle, qu’il croise avec la foi et la sorcellerie médiévale à travers les aventures de son sulfureux personnage et de son héros Durtal.

Après avoir fréquenté Zola, Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle Adam et s’être consacré à la littérature naturaliste, Huysmans cherche dans cet ouvrage à se dégager de l’influences des Soirées de Médan pour se tourner vers un mysticisme et un symbolisme chrétien en critiquant le naturalisme en-soi. Le roman s’ouvre sur une diatribe entre Durtal et son ami Des Hermies, dénonçant l’impasse de ce type de littérature très en vogue à l’époque et argumentent en faveur d’un roman « naturaliste spiritualiste » conjuguant mystique et naturalisme: 

« Non, il n’ y a pas à dire, toute l’école naturaliste, telle qu’elle vivote encore, reflète les appétences d’un affreux temps. Avec elle, nous en sommes venus à un art si rampant et si plat que je l’appellerais volontiers le cloportisme (…). Il faudrait, en un mot, suivre la grande voie si profondément creusée par Zola, mais il serait nécessaire aussi de tracer en l’air un chemin parallèle, une autre route, d’atteindre les en deçà et les après, de faire, en un mot, un naturalisme spiritualiste; ce serait autrement fier, autrement complet, autrement fort ! » 

Matthias Grünewald (v.1475-1528) La Crucifixion, 1512-16, détail du panneau central du retable fermé d’Issenheim, tempera et huile sur bois de tilleul ©Colmar, musée d’Unterlinden

Durtal prend en exemple la peinture de la Crucifixion de Grünewald, qu’Huysmans avait vu à Cassel en 1888 lors d’un voyage avec l’abbé Mugnier et dont il avait rapporté une reproduction à Paris. L’apparente « laideur » de cette oeuvre est dépassée par son sublime qu’il décrit avec un remarquable talent afin de montrer que le naturalisme peut être mystique : 

« Certes, jamais le naturalisme ne s’était encore évadé dans des sujets pareils; jamais peintre n’avait brassé de la sorte le charnier divin et si brutalement trempé son pinceau dans les plaques des humeurs et dans les godets sanguinolents des trous. C’était excessif et c’était terrible. Grünewald était le plus forcené des réalistes; mais à regarder ce Rédempteur de vadrouille, ce dieu de morgue, cela changeait. » 

Grünewald a su être à la fois archi-réaliste et archi-idéaliste en décrivant la misère et la purulence de la condition humaine tout en faisant jaillir sa prodigieuse mystique, ce qu’Huysmans nomme « supra naturalisme ». Durtal choisit donc la voie de l’analyse du « mystère » en se faisant puisatier de l’âme et en refusant de vouloir expliquer la mystique seulement par les maladies des sens, à une époque où la psychologie clinique se développait (entre 1880 et 1920), et où l’on observait une tendance à expliquer certains phénomènes mystiques comme de simples symptômes de folie ou pathologiques.

Au cours de ses investigations sur Gilles de Rais, Durtal s’intéresse à la littérature occulte, il rencontre une hystérique qui fantasme sur lui et tente de l’initier au satanisme en l’emmenant dans une messe noire tandis que son compagnon lettré Des Hermies lui conseille certaines lectures rares sur le sujet. Le récit alterne entre la solitude de l’écrivain Durtal, les repas avec des Hermies chez Carhaix le dernier sonneur de cloche de l’église de Saint Sulpice et leurs réflexions sur la théologie, la philosophie, l’histoire et l’occultisme. Et avec quel style ! Huysmans aligne avec précision des termes choisis, il mélange les sujets les plus divers avec un rythme juste, exact et jamais artificiel. Quoique les phrases soient très travaillées, il les fait surgir avec une préciosité naturelle comme un génial chef d’orchestre des mots. Ses descriptions sont façonnées au creuset du vocabulaire des esthètes d’où il extrait les expressions philosophales de son mysticisme illuminé de ténèbres. On visite les bas-fonds du Paris moderne et de l’époque médiévale, on croise le funeste Chanoine Docre, les abbés les plus dépravés, la femme succube de Chantelouve, des sorcières hystériques, un abbé qui s’est fait tatouer des croix sous la voûte plantaire pour pouvoir mieux les écraser, un autre qui a dans sa bibliothèque un livre relié en peau d’enfant non baptisé, un curé qui donne à manger des hosties consacrées à des souris blanches, l’on entend les litanies diaboliques et tous les raffinements des perversions sataniques imaginables. Certains passages sont dignes d’un roman d’horreur car notre écrivain est bien obligé de décrire les atrocités de Gilles de Rais (à côté duquel Sade semble un enfant de choeur!) afin d’analyser le comportement de cet ogre du XVème siècle. En vérité ce livre est un sabbat littéraire, un festin de gouges et d’âmes à demi damnées !

Huysmans s’est extrêmement documenté sur les aspects les plus scientifiques et les plus invraisemblables du satanisme qu’il dissèque comme un chirurgien incroyant tenté par le mystère de l’âme : la possession est-elle psychologique et mentale ou réelle ? Autrement dit est-ce qu’un corps est malade car il est réellement possédé ou est-ce qu’un corps est possédé par imagination ? Il égratigne les charlatans, se moque de Sâr Peladan « ce mage de camelote, ce Bilboquet du Midi » (!), critique les faussaires des sectes pseudo-démoniaques qui pullulent à Paris au XIXème et tente des parallèles intéressants et des comparaisons entre le christianisme du moyen-âge et le christianisme du XIXème siècle, tous deux animés par des superstitions assez semblables finalement. Très amer et critique sur son époque et sur ses contemporains il dénonce vigoureusement les hypocrisies et la médiocrité de cette « queue de siècle ».

Entre des chapitres prosaïques décrivant la vie quotidienne de ce futur vieux célibataire et des échappées dans les placards sanglants de l’Histoire, Durtal nous fait suivre ces investigations sur Gilles de Rais dans une enquête horrible et passionnante. Comme un Sherlock Holmes mystique, il nous fait participer à son arrestation et à son procès en cherchant à définir quels motifs ont poussé ce chevalier compagnon de Jeanne d’Arc a devenir l’odieux  criminel de Tiffauges et de Machecoul.

Après le succès d’À Rebours (1884) qui analysait la religion esthétique du dandysme, Là-Bas (1891) qui se penche sur le satanisme, Huysmans se convertit au catholicisme en 1892. Il devient oblat en 1902 à l’abbaye Saint Martin de Ligugé et poursuit parallèlement la quête de Durtal avec son roman En Route (1895) qui décrit la beauté de l’art chrétien et la conversion de son double-littéraire. Enfin dans La Cathédrale (1898) il se penche sur la mystique de la cathédrale de Chartres en participant au renouveau littéraire catholique dont Paul Claudel, Léon Bloy, Jacques et Raïssa Maritain, Charles Péguy, l’abbé Brémond, Etienne Gilson, Georges Bernanos et d’autres demeurent les représentants ou les héritiers.

En conclusion, il est notable de constater que les écrivains prirent le relais des saints à la fin du XIXème siècle pour défendre l’idée d’une mystique chrétienne, dans une époque devenue scientifique mais ne parvenant pas à faire l’économie du Mystère, de la métaphysique, ou du surnaturel, comme le remarque ironiquement Durtal-Huysmans : « Quelle bizarre époque!(…) C’est juste au moment où le positivisme bat son plein, que le mysticisme s’éveille et que les folies de l’occulte commencent ».

©GLSG, le 30 janvier 2012